Chronique sur Le Tunnel de Ernesto Sabato

Le coup de foudre vu par l’écrivain Argentin

Frédéric Danset, écrivain
Frédéric Danset
3 min readMay 26, 2018

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Une petite voix murmure en permanence au plus profond de nous, et elle est si discrète que nous ne l’entendons plus. La télévision est trop forte, la fatigue trop lourde, la solitude stupéfiante. Ce chuchotement couvert par le bruit du monde explose parfois comme une bonbonne de gaz, sa déflagration soudaine emplissant notre esprit au point de nous aveugler.

Le pénitent déchire l’espace-temps et se mue en coup de foudre.

Et il faut la douleur, la peine, la peur, le manque, la faim, la joie — fugace — pour le sentir s’entortiller dans notre imaginaire comme un serpent moqueur. Le héros de ce libre de Ernesto Sabato, Juan Pablo Castel, est foudroyé au hasard d’une rencontre. Le gaz tranquille qui remplissait son être siffle en jaillissant de son âme enflammée. Il croyait se connaitre et il devient sa propre drogue, sa vie silencieuse — contemplative, n’est-il pas peintre ? –, bruyante et incontrôlable. Et la voix, sa voix, par le talent de Sabato, se confond avec notre voix intérieure. Le lecteur se trouve à ce point rongé par l’état amoureux du héros qu’il en ressent presque physiquement son enfermement et la captation tout entière de ce qu’il est par le tunnel hypnotique de la passion.

C’est là le tour de force de ce roman magnifique : entendre le héros se parler à lui-même comme nous nous parlons au plus profond de nos secrets. Le pouvoir de ce livre est de nous immerger dans ce dramatique amour avec l’ardeur et la gravité de notre concorde d’amant ; nous sentons que les choses sont si fragiles qu’elles peuvent se briser, se déliter à deux doigts d’un bonheur dont nous espérons l’élection. Cette incertitude a de quoi rendre fou. Cette faiblesse du cœur va d’ailleurs acculer le héros au pire, lui qu’on sent glisser entre deux parois de verre sur lesquels il n’a aucune prise et chuter inexorablement dans l’abîme du désespoir et de la honte.

Il y a dans ce livre l’intensité d’une tragédie wagnérienne, une lente montée en puissance des cordes vers le hurlement solitaire de la violence au cœur de l’amour le plus absolu. Sabato écrit une partition sur l’amour avec l’acuité de celui qui sait. Des êtres se croisent et s’aiment, mais ne se retrouvent jamais, il ne reste d’eux que des voix entêtantes, celle du héros et la nôtre, qui se confondent comme deux ondes sœurs et nous laissent éblouis et meurtris.

Voilà un livre limpide, accessible, mais dont la force vous prend par quelques magies du texte et vous laisse pantois de désespoir et de plaisir mêlés. Sa rapide lecture nous laisse penser que nous avons gravi l’Everest des livres le temps d’un escalier, comme si nous avions traversé de nouvelles dimensions de notre univers intime. Le Tunnel est un très grand petit livre, typique de la tradition littéraire sud-américaine, où le fantastique a l’odeur familière du quotidien.

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