Ahmed n’arrive plus à lâcher son fils de 16 mois, de peur de le perdre

Camille Krafft
11 min readSep 29, 2015

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Roland Schmid

J’ai rédigé cet article dans Le Matin Dimanche du 27 septembre 2015.

La famille d’Ahmed est arrivée en Suisse il y a deux semaines. Totalement livrée à elle-même, elle tente de comprendre notre système d’asile. Les autorités veulent la renvoyer en Bulgarie, où elle a subi des sévices.

Ils sont cinq, le père, la mère et les trois garçons, dont le plus jeune a 16 mois. Le 11 août dernier, cette famille sunnite a quitté le Kurdistan irakien pour la Suisse. Elle s’était réfugiée en mars dans la région autonome pour échapper à Daech, qui tirait des roquettes sur son quartier de la province d’Al-Anbar, raconte-t-elle en montrant des photos de l’école en ruine.

Ahmed*, le père, ne lâche plus le petit dernier, et vice versa: durant un mois entier, ces deux-là ont voyagé collés serrés, de jour et de nuit, à travers la Turquie, la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie, l’Autriche et la Suisse. Lorsqu’ils marchaient, Ahmed portait l’enfant aux longs cils noirs dans ses bras et, sur son dos, un sac rempli de Pampers, d’eau, de lait en poudre, de biscuits, de médicaments, de sprays antimoustiques et de vêtements de rechange — un pull et un pantalon par personne.

Zainab*, enceinte de quatre ou cinq mois, ingénieure de formation, parle l’anglais. Une chance énorme: difficile d’imaginer comment d’autres se débrouillent dans les méandres de l’asile sans cet atout linguistique. Elle rit en racontant son départ: «On avait deux valises remplies de choses «stupides», comme des pantoufles, un épilateur électrique et une poussette pour le bébé. A Istanbul, les passeurs nous ont dit: «Laissez ça et emportez de l’eau, de l’eau et de l’eau. »

Un mois et demi après, les voici à Bâle, dans un centre pour requérants installé dans des baraquements, au milieu d’une zone industrielle située à la frontière avec la France. Dans une cuisine commune où elles ont désormais un accès illimité à l’eau potable, des mères aux yeux cernés par la fatigue préparent les repas que les familles mangeront à tour de rôle — il n’y a pas assez de services pour tout le monde.

Vallorbe, Bremgarten, Bâle…

Depuis leur arrivée en Suisse, le 10 septembre, les cinq Irakiens ont vu du pays: Vallorbe (VD), Bremgarten, cette commune du canton d’Argovie où certains lieux publics sont interdits d’entrée aux requérants, et maintenant, la cité rhénane. A chaque fois, un ordre de marche, prononcé la veille au soir: tenez-vous prêts à partir demain matin — la destination n’est pas incluse dans l’information. Centre après centre, Zainab a couru d’une personne à l’autre, pour tenter de comprendre où elle était, ce qu’elle devait faire, et quelle serait la prochaine étape.

Car depuis qu’ils ont passé la frontière suisse, elle et son mari n’ont qu’une seule angoisse, lancinante et mortelle: être renvoyés, en vertu des accords de Dublin, en Bulgarie, premier pays européen qu’ils ont foulé. A la frontière avec la Serbie, le groupe avec qui la famille voyageait a été salement molesté par les agents qui leur ont pris leurs empreintes digitales. Une vidéo, enregistrée dans leur cellule grâce au téléphone portable de l’aîné, qui avait échappé à l’attention des forces de l’ordre, en témoigne(lire ci-contre).

Leur angoisse s’est concrétisée mardi, lors de la première audition par le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), à laquelle Ahmed et Zainab ont été convoqués à tour de rôle. A la fin de l’entretien, leur interrogateur leur a expliqué que, selon la procédure Dublin, c’est bien la Bulgarie qui est compétente pour traiter leur demande d’asile. En théorie, le couple aurait pu être accompagné par un juriste, ou toute autre personne connaissant les lois sur l’asile et sur les étrangers. Cette personne leur aurait dit qu’ils avaient le droit d’être entendus, et donc de s’opposer à leur transfert vers la Bulgarie en vertu d’une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Seulement voilà: comment entrer en contact avec un professionnel lorsqu’on est ballotté d’un centre à l’autre tous les cinq jours — cela «pour les besoins de la procédure et de la situation en matière d’hébergement», selon le Secrétariat d’Etat aux migrations? Et d’abord, comment trouver un juriste dans une ville totalement inconnue dont on ne parle pas la langue? D’après le SEM, les requérants doivent recevoir des aide-mémoire dans leur langue ainsi que des informations. Cela n’a pas été le cas pour eux, maintient la famille.

Privés de leurs téléphones portables

En admettant que les requérants aient réussi à obtenir un numéro de contact: comment organiser une protection juridique lorsqu’on vous annonce la veille à 18 h que l’audition aura lieu le lendemain à 10 h? Ou encore: comment rester en relation avec quelqu’un quand on est privé de tout moyen de communication? Durant la semaine qui a suivi leur arrivée en Suisse, nos réfugiés se sont vu confisquer leurs téléphones portables, qu’on leur a rendus à Bâle. Selon le Secrétariat d’Etat aux migrations, «les raisons en sont avant tout sécuritaires». Seule option des requérants: faire sonner un numéro depuis une cabine située dans le centre, et attendre à côté du téléphone que la personne qu’ils cherchent à joindre les rappelle. Très pratique quand on a cinq jours ouvrables pour faire recours, ce qui est le cas de cette famille aujourd’hui…

Nous les avons rencontrés pour la première fois à Vallorbe, où se situe l’un des centres d’enregistrement de la Confédération, trois jours après leur arrivée. Sur eux, Ahmed, Zainab et leurs enfants portaient encore les habits avec lesquels ils avaient parcouru quelque 4500 km de route. Les baskets du fils aîné, trouées de tous les côtés, témoignaient des jours et des jours de marche à travers les forêts, les champs et les bosquets d’Europe orientale. Sur leurs bras et leurs jambes étaient encore visibles les griffures des ronces entre lesquelles ils avaient cheminé durant des heures, parfois dix d’affilée, en suant et en pleurant.

Au bas de la rue principale de Vallorbe, ils ont poussé la porte d’un magasin de chaussures, avec quinze francs en poche. En voyant les prix, ils sont restés bouche bée. Pas longtemps: le commerçant, pourtant habitué à voir défiler des requérants dans sa localité, a offert à l’aîné une paire de baskets neuves, beige et blanches, immaculées. Il a dû répéter plusieurs fois: «Gratuit. For free. » Ils sont ressortis en déclarant que la Suisse était bien, comme ils le pensaient, un paradis.

Sans doute ont-ils un peu révisé leur jugement depuis, même s’ils se garderont bien de le dire. Malgré l’incertitude, la famille s’accroche à son objectif, et tente de grappiller, par ci, par là, des pièces du puzzle qui lui permettrait, peut-être, un jour, de s’intégrer. Distinguer les différentes langues, apprendre quelques formules de politesse en français, une ou deux expressions en schwyzerdütsch. Apprivoiser la culture de ce pays où ils ont voulu venir vivre, notamment parce que «vous avez des lois et des règlements pour tout, et vous les mettez en pratique», explique Zainab, étonnée d’apprendre qu’ici, il faut un permis pour pêcher. Ironie du sort: c’est peut-être l’application rigide de la procédure qui les perdra.

Pourquoi ne pas être restés vivre au Kurdistan irakien? «Là-bas, les Arabes sont mal perçus, explique Zainab. On n’arrivait pas à trouver du travail, ni à acheter une maison ou un magasin, comme on en avait le projet. » Après avoir fui la province d’Al-Anbar avant Noël, la famille avait fait une halte de trois mois à Bagdad, où vivent plusieurs parents proches. Mais, contrairement au bastion sunnite d’Al-Anbar, Ahmed, ancien policier ayant collaboré avec les Américains à leur arrivée pour désarmer les milices, n’était pas en sécurité dans la capitale, qu’il avait déjà dû fuir une première fois avec sa famille, raconte son épouse: «Début mars, des hommes des milices sont venus chez le frère de mon mari, lequel, heureusement, était au marché à ce moment-là. Ils ont emmené son neveu. A ce jour, on ne sait toujours pas où il est. » Paniquée, elle appelle Ahmed et rassemble quelques affaires. Le lendemain, ils fuient vers le Kurdistan.

Abandonnés sans eau dans la nature

Après l’échec de leur intégration là-bas, Ahmed et Zainab prennent la décision de rejoindre la Suisse. Outre ses règlements, le pays les séduit par sa réputation de calme et son système éducatif. Du reste, ils n’ont qu’une seule envie: que les enfants reprennent au plus vite l’école là où ils l’ont laissée. Ce qui pourrait se révéler problématique en Bulgarie, selon Denise Graf, coordinatrice asile chez Amnesty International: «Il faudrait faire valoir les intérêts supérieurs des enfants, parce que l’intégration scolaire des migrants est difficile dans ce pays. »

Pour 40 000 dollars environ, assure-t-il, soit la moitié du prix de la maison qu’il a vendue après avoir quitté sa province, le couple «achète» un voyage du Kurdistan vers l’Autriche. Le passeur a bonne réputation, des réfugiés ayant atteint leur but témoignent de son efficacité. Les moyens de transport varient. Dans un camion frigorifique. Entassés dans une voiture avec douze autres personnes hurlant si fort que le chauffeur est forcé de s’arrêter. De nuit dans un canot pneumatique traversant un fleuve, avec cette terrible question en tête: si on coule, lequel des enfants on sauve en premier? Les passeurs se relaient, arrivent et repartent avec différents véhicules, guident le groupe lors des trajets à pied.

Aux passages des frontières, tout le monde est prié de se taire. Aux moins de 2 ans, on administre un mélange d’antihistaminiques et de Paracétamol qui les envoie au pays des songes. A plusieurs reprises, ils sont largués de nuit au milieu de nulle part, avec d’autres familles arabes, kurdes ou yézidies, et cet ordre: «Attendez ici. » Un jour, le chauffeur prend l’argent qu’ils lui ont donné pour acheter de l’eau, et ne revient pas. «On a trouvé une mare dans la forêt, continue Zainab. L’eau ressemblait à du café. Je l’ai filtrée à travers mon foulard. On a tous pris des antibiotiques, mais le petit a quand même eu la diarrhée. »

En Bulgarie, c’est le cauchemar absolu. Cueillis par les forces de l’ordre à 20 m de la frontière serbe, ils se heurtent au pire de la nature humaine: des agents jouissant de leur pouvoir et riant de leur malheur. «L’un des deux avait un pistolet, se souvient Zainab, il criait: «Assis! Assis!» Il donnait des tapes sur la tête des hommes. On s’est assis et il a continué: «Ne bougez pas! Ne bougez pas!» Il criait comme ça, sur des femmes et des enfants. Mais où voulait-il qu’on aille?» Elle poursuit: «Un homme du groupe a demandé s’il pouvait fumer. Un agent lui a répondu que oui. L’autre officier est arrivé, et l’a tabassé devant sa femme et sa fille parce qu’il fumait. » Bouquet final: la mise en scène pour les photos, façon Abou Ghraib. Les agents photographient les exilés, en rajoutant un doigt d’honneur au premier plan. Puis ils les font poser devant la frontière, et les obligent à sourire en montrant la ligne de démarcation. Le groupe sera ensuite enfermé dans une cellule souillée d’urine et d’ordures durant trois jours, puis dans un camp de réfugiés pendant onze jours. «Comme tout était plein, on nous a logés à l’infirmerie. Là-bas, il y avait un homme qui hurlait. Il s’était tailladé les veines pour être pris en charge», soupire Zainab.

A leur arrivée en Autriche, de nuit dans la forêt, ils tentent de fuir en apercevant la police. Ils pensent être encore en Hongrie, où une nouvelle législation, dont ils ont eu vent grâce au bouche à oreille, permettra bientôt d’arrêter les clandestins qui passent la frontière. Mais ils se trouvent dans un lieu sans issue. Plusieurs voyageurs sautent du haut d’une falaise, manquant de se rompre le cou. Zainab veut les suivre, elle est retenue par son mari. «Et les enfants?» Un agent lui fait signe d’approcher avec son doigt.

– Vous parlez anglais? Pourquoi vous pleurez?

– Parce que je n’en peux plus.

–…

– Je peux vous demander quelque chose? On est en Hongrie ou en Autriche?

– En Autriche. Vous êtes en sécurité.

«A ce moment-là, raconte Zainab, tout le monde a commencé à pleurer. Les femmes, les enfants, et même les hommes. » A la gare de Vienne, où ils ont été transférés, ils achètent un billet pour «la Suisse». «Les Autrichiens voulaient nous envoyer vers l’Allemagne. Nous, on avait décidé de venir ici, alors on s’y est tenu. Mais à présent, j’ai compris que c’est une loterie: soit tu gagnes, soit tu perds. »

*Noms connus de la rédaction

Une preuve de plus du non-respect des droits humains en Bulgarie?

La cellule fait une quinzaine de mètres carrés, avec des lits superposés aux sommiers à ressorts, comme on en trouve encore souvent à l’Est. Nous sommes dans un poste des forces de l’ordre bulgare, à la frontière avec la Serbie. Sur le sol recouvert de cartons, de l’urine et des détritus, dont des Pampers usagés. Il y a au total trois matelas pour sept personnes, soit trois adultes et quatre enfants. Le plafond tombe en miettes, et la porte grillagée est fermée depuis l’extérieur par un cadenas. Les fenêtres sont également grillagées. De l’autre côté du couloir, d’autres cellules identiques sont visibles.

Dans ce lieu cauchemardesque, cette famille irakienne dit avoir été enfermée avec une autre mère et son enfant durant trois jours, juste après avoir été cueillie à la frontière bulgaro-serbe. Les forces de l’ordre leur ont alors confisqué leurs téléphones portables. Par chance, un appareil est resté dans la poche de l’aîné, ce qui leur a permis de filmer l’intérieur de la cellule. Leurs visages sont visibles sur l’enregistrement.

Nous avions d’abord anonymisé cette vidéo afin de la diffuser sur notre site Internet. Mais devant la menace imminente d’un renvoi vers la Bulgarie, la famille a préféré qu’elle ne soit pas mise en ligne, par crainte de représailles.

Dans la cellule à côté, assurent-ils, un bébé s’est électrocuté en mettant les doigts dans une prise non sécurisée. «Tout le monde a crié, raconte Zainab. Les agents sont arrivés et ont juste dit: «C’est bon, il est pas mort. »

Musulmans discriminés

Durant sa première audition, le couple a voulu produire cette vidéo, mais leurs interrogateurs ne l’ont pas visionnée. Elle devrait cependant pouvoir être intégrée au recours auquel la famille va maintenant s’atteler.

D’après le rapport annuel du Comité Helsinki Bulgare (CHB), le progrès des droits de l’homme en Bulgarie était «au point mort dans la plupart des régions» du pays en 2014. Parmi les violations les plus graves, on trouve la situation dans les lieux de détention et la discrimination contre les étrangers. Le rapport précise en outre que «comme les années précédentes, de sérieux problèmes sont constatés concernant le droit à la liberté religieuse des personnes musulmanes». Il souligne que «les enquêtes n’ont pas été objectives et efficaces sur les graves violations de droits de l’homme telles que les attaques contre des membres de confessions religieuses non orthodoxes». Le CHB relève aussi que «les enfants sont souvent illégalement ou arbitrairement privés de liberté» en Bulgarie, où l’on compte «un nombre effroyable (sic) de violences et d’abus contre les enfants en détention».

Lorsqu’on demande au Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) si les droits de l’homme sont assurés en Bulgarie, ce dernier, qui ne se prononce pas sur le cas particulier de la famille irakienne, répond que «l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) a corrigé l’an dernier son évaluation de la situation dans ce pays. On peut donc en déduire que la Bulgarie remplit ses obligations en matière de droit international et garantit le respect des droits de l’homme. »

Pour son recours, la famille s’est tournée vers un service de protection juridique bâlois destiné aux requérants d’asile. Si cette procédure n’aboutit pas, que se passera-t-il? Cette famille peut-elle être renvoyée sous la contrainte physique? «Dans les accords Dublin, le transfert vers l’Etat responsable doit être annoncé à l’avance, répond le SEM. L’Etat qui recevra le requérant sera informé des spécificités de son cas, notamment sur le plan médical. Des mesures de contrainte sont possibles si les conditions requises par la loi sont remplies.”

Aucun cas de renvoi vers la Bulgarie dans le cadre des accords Dublin ne figure dans les statistiques du SEM pour le mois dernier. Vingt personnes y ont par contre été renvoyées en juillet, et 16 au total durant l’année 2014.

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