Quand Baudrillard nous parle de Réalité Virtuelle

Integrale
7 min readSep 25, 2016

par Clara Schmelck, journaliste et philosophe des médias

De Baudrillard, les médias gardent une image aigre-douce. A sa mort, en 2007, Libération écrivait : « Baudrillard a élaboré une critique radicale des médias, baignée d’humour noir et d’un pessimisme joyeux qu’il a instillé dans une cinquantaine de livres. ». Bref, l’homme est décrit comme un pourfendeur des mass media, et plus particulièrement de la publicité. La presse retient peu qu’il a écrit Sur la photographie ; et que sa pensée du médium image va bien au delà d’une critique négative de l’image médiatique, qu’il aurait cristallisée dans la publicité.

Osons présenter le philosophe tel un penseur de l’actualité de l’image de presse, dans toutes les métastases qu’elle vit actuellement.

Ce que Baudrillard a pressenti, c’est la singularité de l’image de presse, par delà le jeu de relation subjet/objet qui induisait une dialectique du réel et du simulacre. Grâce à l’oeuvre de Jean Baudrillard, il est possible de penser la valeur de l’image d’investigation journalistique, c’est à dire la photographie et la vidéo (reportages, documentaires TV et webdocs…) par delà des catégories du réel et du simulacre.

Quand il écrit : « C’est toute la réalité quotidienne qui a qui a d’ores et déjà incorporé la dimension simulatrice du réel », dans l’Echange symbolique et la mort, il pressent la réalité augmentée dans le monde des médias d’information. Notre philosophe semble avoir pensé plus loin que la photographie et la séquence vidéo (la TV, le cinéma). Il a comme perçu l’évolution des usages et des technologies de l’image.

Or, la plupart des médias, continuent de critiquer les photographies et les images vidéo en fonction de leur degré de réalité — tout en utilisant la conformité stricte avec le réel comme critère du vrai. Ce type de décryptage manque la singularité de l’image, parce qu’ils recouvrent toute donnée visuelle d’une interprétation qui présente un sujet face à un objet.

Baudrillard et la photographie : l’image de presse dans sa problématique déontologique traditionnelle

La photographie de presse, ou les séquences filmées de presse (documentaire ou reportage) pour être reconnues comme réelle et vraie, doivent avoir valeur d’indice. Par un procédé de reproduction mécanique, la photographie a pu en effet revendiquer cette part de vérité assurée par l’indice.

L’appareil photo ou la caméra du journaliste est considéré comme un objet technique qui fonctionne comme un instrument à recevoir les signaux de l’environnement. Les indices expriment une contiguité avec le réel. Ce sont les traces sensibles d’un phénomène. Ils opèrent par contiguïté d’espace et de temps avec les objets qu’ils évoquent.

Autrement dit, le signe est réellement affecté par la chose. On attend de l’image qu’elle soit rendue à son substrat matériel, objectal, à son corps. C’est ce que la photographie de presse est censée être.

Lorsque cela n’est pas le cas, lorsque l’on dit d’une photo de presse qu’elle n’est plus « vraie », qu’elle est outrageusement sensationnelle, (le « choc des photos ») on lui reproche son artefact iconique. En journalisme, la critique déontologique habituelle consiste à dire que les photographies rompent indument le contact avec la réalité, qu’elles ne font plus partie des choses qu’elles représentent, ou plus exactement, qu’elles disent représenter. Elles n’ont plus qu’une relation de ressemblance avec la réalité, ce qui suppose une mise à distance du réel qui s’opère par sélection et recomposition des traits pertinents.

Dissimuler, arranger, ordonner, revient toujours donner à voir une métaphore de la réalité, et non la réalité elle-même. N’est-ce pas là confondre un événement avec une scène de théâtre ? Pudeur feinte, finalement, d’un photographe qui spécule sur l’oeil de son lecteur à venir au lieu de se soucier de son sujet. Ce qu’on critique là, c’est la composante métaphorique de la photo de presse. C’est une esthétique de l’image qui lui enlèverait sa valeur de réalité.

« C’est du théâtre, c’est du cinéma! « vieilles dénonciations naturalistes », nous répond Baudrillard, en 1976, dans L’échange symbolique et la mort. « La définition du réel est « ce dont il est possible de donner une reproduction équivalente. Au terme de ce processus de reproductibilité, le réel est non seulement ce qui peut être reproduit, mais ce qui est toujours déjà reproduit. Hyperréel. », poursuit-il. On observe, explique Baudrillard, une « satellisation » du réel, une « mise sur orbite d’une réalité indécidable ».

Cette satellisation du réel se manifeste de manière encore plus évidente aujourd’hui avec l’image immersive. Le vieux slogan « la réalité dépasse la fiction » est dépassé, remarque encore le philosophe. « C’est la réalité entière qui est passée au jeu de la réalité ». On est entré dans le « stade cool et cybernétique ».

La séquence d’immersion : comment Baudrillard avait déjà pensé le changement de point de vue

L’image d’’immersion, utilisée dans le journalisme grâce à la technologie de la Virtual Reality, fait disparaitre l’artefact iconique, et avec ça, la question classique du simulacre. Tout ce qui est perçu est vrai, selon un point de vue particulier. La coupure avec le réel est ouvertement radicalisée. L’image d’information avoue sa rupture d’avec la contiguité autant que d’avec l’analogie au réel.

Baudrillard a présenti l’image immersive lorsqu’il évoque la publicité, dans son article « langages de masse » dans l’Encyclopedia Universalis. Ce langage, écrit-il « change totalement les fondements traditionnels du vrai et du faux, car il ne vit pas de réalité objective, il vit de code et de modèles ». Il n’a plus d’objets, il n’y a que des événements, construit comme tels sur la base de l’élimination de leurs caractéristiques objectives.

Ces événements sont des histoires. On dit que le réel est « story-tellisé ».

Le principe de l’immersion gomme les catégories du sujet et de l’objet, du subjectif et de l’objectif. Avec Polar Sea 360°, un documentaire qui est passé sur Arte le 13 novembre,un nouveau langage pour le documentaire cross media a été inventé : l’immersion du spectateur dans une vision panoramique qu’il peut orienter à sa guise. L’appli, ou l’on retrouve un découpage en dix épisodes, offre en effet la possibilité de se mouvoir soi-même dans une réalité virtuelle un peu à la façon de Google Street View (qui se limite à un assemblage de photos).

L’expérience immersive sera complétée l’année prochaine par l’arrivée des premiers casques visuels d’Oculus Rift produits en masse grâce à un accord avec Samsung (Gear VR): l’écran du portable viendra s’emboîter dans des lunettes. Selon le réalisateur du documentaire canadien, Kevin Mc Mahon, on vit l’ «l’invention d’une autre relation à l’image» puisque chacun d’entre nous est invité à vivre sa propre aventure audiovisuelle.

L’on peut choisir de zoomer sur un visage ou de se concentrer sur les fils de téléphones qui surplombent une route dans un village alors que la «polycaméra» est embarquée sur un véhicule.

On est au delà du principe de cinéma puisque celui ci oblige à cette construction subjective qu’est le montage de plans successifs.

Changement de paradigme

La Virtual Reality marque une rupture technologique comme la télévision ou internet l’ont fait. Aujourd’hui, la virtual reality est une technologie utilisée au service de l’information. Bien des médias dénoncent les reportages et web docs en V.R comme des simulacres du réel. Des paysages illusoires pour une info mensongère. Le virtuel est ainsi confondu avec l’irréel.

Mais, est-ce vraiment la V.R qui illusionne sur le réel, ou bien nous qui nous nous illusionnons sur la V.R ?!

Baudrillard avertit déjà que cette objection de mensonge, de bluff et de mystification est la plus faible et la plus naïve. Le sujet (lecteur, internaute, spectateur) doit peut être cesser de s’illusionner sur le virtuel pour saisir la valeur de vérité qu’il peut conférer à l’écriture d’un événement. Nous avons à apprendre à lire la V.R, conçue comme un langage.

Il s’agit en l’occurrence du VRML ( Virtual Reality Modeling Language ), langage dont la syntaxe, mathématique, est celle de la description en trois dimensions ( 3 -D) ; langage qui se découvre au moyen d’un instrument technologique (un casque ou des lunettes) par l’action de regarder , de déplacer, de se mouvoir, de parler.

On retrouve alors le propos de Baudrillard dans son article « langages de masse », in Encyclopedia Universalis qui dit que : « l’échéance du discours de l’image est celle même de son déchiffrage. ». Et, C’est à une méthode disruptive de déchiffrage que nous invite l’image immersive. Déchiffrer, lire, signifie s’immerger, participer.

L’idée est que pour comprendre une réalité (une situation de guerre, la fonte des glaces), il s’agit de retrouver en elle le processus par lequel elle s’est actualisée. Il n’y plus de sujet qui interprète un objet, de manière qui serait ou bien subjective ou objective, mais une entité individuelle qui immerge dans un processus.

On ne peut plus dire d’une image de reportage ou de documentaire qu’elle est « vraie autant qu’elle est réelle », mais qu’elle participe du réel, par la modalité privilégiée de l’action novatrice : concrètement, avec le documentaire visionné avec des lunettes de réalité virtuelle, par la médiation des icônes et des symboles, les signaux émanant du réel sont recyclés en actions.

La réalité est saisie dans sa dimension participative. L’espace de l’image, en trois dimensions et non plus en une, devient l’horizon de toutes nos expériences, et non plus la simple forme de nos représentations.

Il ne s’agit plus seulement de passer du visible au lisible, de l’indice au symbole, de l’ordre de la perception immédiate à l’orde des représentations distantes et détachées. La notion d’objectivité est remise en cause. Il faut trouver aux images d’investigation de nouveaux critères du vrai. On ne peut plus se contenter de dire ; « c’est vrai parce que c’est réel, et c’est réel parce que c’est objectif ».

L’objectivité dans les sciences est obtenue par le jeu social de la critique entre savants, comme pour expurger la science des éléments subjectifs. Ce consensus social implicite est en train de voler en éclats.

Avec les documentaires immersifs, au vu de la grande quantité de données recueillies, le spectateur internaute pourrait alors être amené à voir ce qui a pu échapper au documentariste ou au reporter. Le virtuel, donc, a tout d’actuel ; et c’est pour cette raison que les images immersives ont une valeur d’information.

Version complète : Baudrillard, Cet Attracteur Intellectuel étrange
Nicolas Poirier (dir.)

Avec les contributions de : Serge Latouche, Alain Caillé, Anne Goulet De Rugy, Gérard Briche, Nicolas Poirier, Françoise Gaillard, François Séguret, Jean-Louis Violeau, Katharina Niemeyer, Jean-Paul Curnier, Clara Schmelck, Lin Chi-Ming.

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