Ce qui change la première fois qu’on part

Avant-goût de conférences à venir sur la vie nomade

Anne-Laure Frite
6 min readNov 11, 2016

Il y a quelques jours, j’ai reçu un appel de l’équipe organisatrice du Forum Expat (du groupe Le Monde). Ce salon parisien, qui reçoit chaque année environ 6 000 visiteurs “candidats à l’expatriation”, cherche à se renouveller un peu, en parlant du retour, par exemple. Comment faire évoluer le discours sur la mobilité si tous les intervenants sont les mêmes d’année en année ? Evidemment, on ne peut pas. D’où la quête de nouveaux acteurs/actrices sur ce thème qui peine à se renouveller dans les médias.

Me voilà donc sur la liste des potentielles conférencières pour l’édition 2017, aux côtés d’autres innovatrices, petites voix marginales dans une industrie rôdée avec des stands à 6000 euros la place. Preuve encourageante d’une ouverture d’esprit qui s’opère chez les grands groupes médiatiques ? Oui, mais “Comment faire pour parler de retour à des gens qui ne sont pas encore partis ?”. Ne risque-t-on pas de pêcher par excès de prudence et de faire du coup un truc chiant qui ne les intéressera pas ? Je souris. Pour moi, la bonne question n’est pas celle du retour (même si c’est bien d’avoir une ressource ou deux sous le coude), mais celle du changement de style de vie et de manière de penser qui s’opère dès l’instant qu’on prend la décision de partir la première fois.

Et ça, je peux te dire que ça intéresse (et concerne) quelques millions de personnes.

Partir, revenir, recommencer.

A partir du moment où ton esprit pose un pied ailleurs, rien ne sera plus jamais comme avant.

Se poser sans cesse la question de revenir ou pas.

D’aller ailleurs, ou pas.
D’appartenir ici, ou là-bas.
De préférer ici, ou ailleurs.
D’être un peu d’ici, de là-bas, les deux, aucun des deux, finalement ?

Tu vas percevoir le caractère totalement arbitraire de l’appartenance par le sol, ou même par le sang.

Tu vas réaliser qu’un parfait inconnu peut devenir ta famille en quelques jours, pourvu que tu lâches du terrain et que tu n’aies plus peur. Une fois qu’on a abandonné l’idée de revenir en arrière, tout est possible.

L’aventure vertigineuse de devenir quelqu’un qu’on ne connaît pas encore.

C’est une expérience extraordinaire.

C’est une porte qui va s’ouvrir d’un seul coup et te jetter l’immensité du monde dans la tronche.

Tu ne pourras pas “dévoir” ce que tu auras déjà vu.
Tu ne pourras plus jamais penser “petit”, immobile, uniforme à nouveau.
Tout deviendra nuancé, et donc complexe.
Tu douteras plus, tu affirmeras moins.
Tu seras plus créatif, plus inventif, plus spontané.

Tu seras pour toujours plus grand, plus riche, plus connecté à toi-même qu’avant.
Tu seras aussi éternellement dans la merde si tu essayes de faire demi tour.
Car c’est impossible.

Tu seras devenu trop grand pour tes habits d’origine.

On ne peut pas cheminer en s’éloignant de soi, uniquement dans l’autre sens (celui qui en a).

Tu vas revenir (ou pas), transformé de ton expérience.
Tu seras plus, et surtout, autrement.

Ceux qui reviennent d’ailleurs ne sont pas toujours bien reçus.
Reviennent-ils vraiment chez eux, d’ailleurs ?
Ils ont changé. Ils sont différents, à l’intérieur.
Ca ne se voit pas toujours. Ca s’entend, parfois.

Ce sont des immigrés invisibles, mais des immigrés quand même.

Ce qui te paraît normal aujourd’hui te paraîtra loufoque plus tard.

Tu verras des failles, des trous, des incohérences que tu ne vois pas aujourd’hui. Tu entendras les fausses notes qui t’échappent pour l’instant.

Tu reviendras doté d’un sixième sens que les autres n’auront pas.

Tu verras mieux, tu entendras mieux, ou autrement, ou autre chose, et donc tu seras décalé.

Tu seras devenu un profil atypique, mon pote.

Il faudra redoubler d’efforts pour ne pas trop le montrer, mais l’assumer quand même, pour ton équilibre intérieur. Pour ne pas t’abîmer.

Il faudra essayer d’influencer, de faire évoluer, de contribuer, tout en respectant l’existant et sa lenteur.

Dans ce monde, on aime les loyautés culturelles bien nettes, bien définies.
Soit tu es avec nous, soit tu es contre nous.
Soit tu sors avec moi, soit tu sors avec l’autre.
Soit tu es d’ici, soit tu es de là bas. CHOISIS.

On n’aime pas beaucoup les entre-deux. Ceux qui font le grand écart, voire le Twister entre les cultures.

Ta nouvelle communauté est celle des indécis.
Les “entre-deux”, les nomades, les multiples.
Les tourdumondistes, les immigrés, les émigrés, les migrants.
Ceux qui se déplacent avec leur monde en eux.
Ceux dont l’appartenance est trop unique pour se conformer quelque part.
Vous serez différents par le parcours, mais identiques dans le mouvement.

Ceux qui rentrent chez-eux n’ont plus vraiment de maison sur Terre.
Ils sont insaisissables.
On ne sait jamais comment ils vont réagir, ce qu’ils vont dire.
Ils parlent bizarrement.
Ils pensent bizarrement.

Avant, ils étaient comme nous.
Maintenant, ils sont comme tout un tas d’autres gens qu’on ne connait pas. Et donc on se retrouve comme un jambon quand on essaye de faire de l’esprit en leur compagnie.
On ne comprend plus leur blague.
Ils ne rient plus aux nôtres. Ou alors trop tard. Ou alors trop tôt.

Partir, pour la première fois, c’est rentrer dans ce cycle passionant, fait d’étonnements, de découvertes et d’enrichissements multiples (rarement financiers, d’ailleurs, autant te le dire tout de suite).

Ne partez pas parce qu’ici vous emmerde.
Partez parce que vous avez envie d’inconnu. De défi. D’aventure. D’ouverture. De richesse.

Partez parce que vous avez faim.
Mais ne partez pas (tout de suite) si vous allez mal.
Partir, c’est une aventure, une épreuve émotionnelle forte.
Avec des hauts très hauts, et des bas très bas.

Il faut partir avec un ancrage solide.
La famille, la santé, la communauté, la confiance en soi, un ou deux plans de secours, quelques économies.

Les problèmes d’ici peuvent exploser là-bas, où il n’y aura pas toujours le soutien ou la structure pour y remédier.
Parce que vous aurez peur d’en parler sur Skype le Dimanche.
Parce qu’ils ne comprendront peut-être pas.
Parce que vous ne saurez pas comment le dire.
Parce que vous n’admettrez pas vous-mêmes que ça ne va pas.

“Oui, mais il y a du soleil et des palmiers, comment puis-je aller mal ?”
Voilà un scoop : le climat du dehors n’a aucun rapport avec le temps qu’il fait à l’intérieur de soi. Le mal du pays frappe à la plage ou sous la neige. L’ennui, la solitude, le doute aussi.

On sous-estime toujours la difficulté d’une adaptation professionnelle dans une autre culture.

Les défis, c’est bien.
Le bien-être, c’est mieux.
L’unité familiale aussi.

Les couples divorcent beaucoup plus en expatriation qu’ailleurs.
Les enfants polyglottes sont parfois perdus parmi tant d’influences.
Les précoces, les autistes, les dys peuvent souffrir du déracinement.
Les terrains dépressifs aussi.

La richesse de l’ailleurs est inestimable, mais elle peut aussi coûter très cher.

Tout ça pour te dire trois choses :

  • En lisant les questions, témoignages et discussions des gens qui reviennent, tu en apprendras beaucoup plus sur la nature profonde de l’expérience qui t’attend que dans n’importe quel salon sur l’expatriation, même si ça peut être intéressant aussi,
  • Je ne sais pas encore si cette conférence sur le “retour” qui devrait peut-être être une conférence sur “Partir, revenir, recommencer : la vie nomade d’aujourd’hui” aura lieu, mais si c’est le cas, je t’invite à venir échanger sur ces sujets lors de la prochaine édition du Forum Expat.
  • J’avais prévu de faire une conférence sur ces thèmes avec quelques invité(e)s en 2017, lors d’un évènement sous la bannière “Retour en France”. Si le sujet t’intéresse, n’hésites pas à t’abonner à ma petite Lettre du Dimanche ci-dessous pour qu’on reste en contact ! Tu peux aussi m’écrire là : annelaure@retourenfrance.fr.

Géographe de formation, Anne-Laure Fréant est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France 2016. Elle anime une communauté de 6000 personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux, conseille quotidiennement ceux qui “reviennent d’ailleurs”, écrit des articles sur les intelligences atypiques, la mobilité, le travail de demain et anime aussi un podcast qui parle des “Z’atYpiques” !
Lui écrire : annelaure@retourenfrance.fr

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Anne-Laure Frite

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.