Cette idée que les autres ont déjà eue

Petite réflexion sur la démarche entrepreneuriale et la valeur des idées

Anne-Laure Frite
8 min readOct 21, 2016

Il y a de grands principes de base qu’on apprend très vite quand on passe quelques années dans une startup sérieuse menée par un fou qui sait où il va.

  1. Une idée à elle seule n’a absolument aucune valeur. Il faut des talents, de la sueur, du temps (et donc du cash) pour construire quelque chose. Il vaut mieux avoir ça qu’une idée, d’ailleurs, à choisir.
  2. Rester sur ton idée de départ est la pire chose que tu peux faire. Même si ça veut dire jeter un, deux ou trois ans de boulot à la poubelle, virer la moitié du staff ou un département entier, il faut absolument écouter ce que les utilisateurs disent. Il faut adopter une posture naïve et rester concentré sur les métriques.
  3. If you don’t fuck anything up, you’re not working the right way. Céline Alvarez n’arrête pas de le dire au sujet des enfants, c’est en se trompant qu’on apprend. Si on ne se trompe pas dans une startup, ça veut dire qu’on bosse mal. Et donc on n’apprend rien. Et donc on perd du temps, et donc on perd du cash.

La vraie méthode du lean startup n’est pas si compliquée. Je schématise ? Avant de te ruer sur le prochain meetup de The Family, laisse moi te briefer.

Toute innovation scalable (et donc valable) requiert une connaissance approfondie du contexte. Cette connaissance peut venir d’une carrière passée à évoluer dans le même milieu professionnel, la même industrie ou la même culture. Si tu n’as pas 20 ans devant toi, alors il faut prendre des risques énormes et y aller à tâton, en avançant sur la base d’une intuition et de quelques connaissances de base.

  1. Démarre dans ton garage, bosse gratoss, sort un truc. Va chercher des sous pour faire un truc mieux, sur la base du potentiel de ton truc déjà fait et de ta capacité à convaincre des investisseurs qu’ils vont s’enrichir (un jour) grâce à toi.
  2. Avec les sous, embauche deux ou trois stars. Fait un truc mieux. Balance le dans le monde réel, teste-le avec des vrais clients. Jette tout ce qui leur a déplu, et fait tapis sur le seul truc qui leur a plu. Si rien ne leur a plu, retourne à l’étape précédente, et mets une belle chemise pour convaincre ton investisseur que cette fois-ci, tu tiens le truc. Ou change d’investisseur.
  3. Teste ton truc numéro 3. Jette tout ce qui ne convainc pas, mise tout ce qui te reste sur le truc qui marche. Et ainsi de suite jusqu’à ce que ton produit ne ressemble en rien à ton idée de départ, qui était la tienne et donc forcément la mauvaise, car biaisée. Pour scaler, il faut faire de l’universel, pas du (trop) spécifique. La réponse au problème peut être hyper précise (une seule fonctionnalité), mais il faut que le problème soit quand même assez répandu pour que “ça lève”.
  4. Le défi étant de trouver un truc qui décolle avant d’avoir épuisé tous tes leviers de financement. Tu dois donc avoir une connaissance extrêmement pointue de ton marché et des besoins de tes utilisateurs avant que le compte à rebours se termine, mais aussi et surtout la capacité de répondre au besoin avec un produit simple, précis, scalable et qui fonctionne.

Une fois que ça décolle, tu auras d’autres problèmes. Mais il y aura une solution quand il y aura un problème.

C’est une méthode très particulière et très spécifique au monde de la tech. Elle a le mérite d’introduire la notion de cycle itératif (et donc une démarche de recherche appliquée) dans la chaîne de production, et ce sur des rythmes beaucoup plus rapides que dans toutes les autres industries. Dans une société établie, le département R&D s’occupe de réfléchir, pendant que 98% des ressources sont prises par le fait de continuer à gagner de l’argent sur le modèle déjà établi (fabriquer, vendre, gérer, croître). La plupart des gens qui fabriquent et vendent le produit n’ont aucune idée de ce que fait la tête (la R&D). Une startup est un département R&D ET une chaîne de production qui fonctionnent ensemble, en temps réel. Plus le produit devient rentable (et donc abouti), plus la part de la R&D se réduit, le reste étant occupé par la production.

Bon en fait, je te recommande quand même d’aller au prochain meetup de The Family, parce qu’en France ce sont les seuls à maîtriser pleinement cette méthode avec son intelligence de fond et pas seulement de forme.

Oui, mais on va me voler mon idée !

Rentrée en France en 2014, après cette expérience fulgurante et instructive outre-Atlantique, j’ai constaté un engouement tout frai pour les startups et la tech ici. Chic alors. J’ai donc fait comme tout le monde et perdu quelques soirées au NUMA à entendre quelques perchés parler de leurs “projets révolutionnaires”, ou quelques précheurs ramer pour essayer d’expliquer la culture startup en français. Moi qui débarquait d’un TGV lancé contre un mur, brûlant des millions de dollars par an, je me retrouvais dans une micheline branlante et timide, au départ de Brive la Trouillarde.

Bon.
“Au moins, il y a un train”.

J’ai essayé de comprendre ce qui existait, les possibilités, les structures, les accompagnements, les réseaux. Je me suis entretenue avec une quantité tout à fait impressionnante d’apprentis experts qui ont voulu me vendre des accompagnements “méthode lean startup” sans même me demander si c’était là le chemin que je voulais prendre. On m’a dit de lire tel bouquin. De faire tel concours. De postuler pour tel incubateur. De me faire coacher par untel. De faire un p**** de business plan. De payer pour que quelqu’un me fasse un p**** de busines plan. Comment ? Vous n’avez pas d’étude de marché ?!

On ne m’a jamais écouté.

Ce qui montre qu’on n’a toujours pas compris l’essentiel.

J’ai aussi participé à quelques ateliers pour apprentis entrepreneurs, dans des contextes divers et franchement avariés, tels que le Pôle Emploi et son parcours pour “accompagner” les demandeurs d’emploi souhaitant monter une entreprise, les couveuses et leur contrat CAPE, les institutions pour entrepreneurs sociaux, les CCI, les coworking qui veulent t’aider à hacker ta life.

BREF.

Dans ces assemblées, on repère facilement ceux qui savent pourquoi ils sont là, et les autres. Et puis, il y a toujours le traditionnel (et très drôle) type qui dit : “Oh moi, je ne peux pas parler de mon projet devant tout le monde. Je ne veux pas qu’on me vole mon idée”. Celui-là est déjà foutu.

Plus tard, j’ai (un peu) contribué à la création d’un coworking et d’une agence digitale collaborative. Un peu de concours de circonstance, un peu de curiosité, un soupçon de WTF. Vous n’imaginez pas le nombre de clients qui se pointent pour faire réaliser une application, un site ou un produit digital, sans aucune notion technique, aucune vision, pas de cash, et pire, aucune idée. Ils ne résolvent aucun problème. Leur solution n’en n’est donc pas une. Ils ont un business plan et une étude de marché avec couverture plastifiée qui leur a coûté un livret A, mais pas de contexte, pas de connaissances, pas de démarche. Pourquoi tu veux entreprendre ? Ben, pour m’enrichir !
OK, c’est mal parti.

Un entrepreneur est avant tout une personne pragmatique, qui cherche à résoudre un problème pragmatique.

Les meilleures “idées” sont des solutions efficaces à des problèmes concrets. Annuaire d’amis interactif. Partager et regarder des vidéos. Pouvoir partager des petits textes de n’importe où. Partager et trouver des images. Trouver un covoiturage. Trouver un appart où rester en voyage.
Problèmes simples et concrets.
Solutions hyper complexes mais produits simples et précis.
Facebook, Youtube, Twitter, Pinterest, Blablacar, Airbnb.

Si ton problème est un vrai problème pour beaucoup de gens, il n’y a pas de raison que ta solution (si elle tient la route) ne soit pas un succès.

Innover, ça peut être apporter une solution nouvelle (qui marche) à un problème connu.
Ca peut aussi consister à améliorer les solutions actuelles en les rendant moins coûteuses et plus intelligentes.
Ca peut encore être la mise en lumière d’un nouveau problème, encore mal cerné ou mal connu.
Ca peut être enfin d’apporter une solution à un problème que les gens ne pensaient pas avoir, jusqu’à ce qu’on leur apporte une solution dont ils ne pourront plus se passer. Hello l’électricité, internet, le wifi, les smartphones !

Bon là, c’est du très sérieux.

Travaille dur et soit feignant

L’essentiel est donc de ne jamais perdre de vue son problème.

Ce n’est pas l’idée de départ qui compte. Ni le business plan. Ni le prévisionnel. Ni la couverture plastifiée. En fait, si tu commences et que tu connais déjà tout ça, ton produit est mort-né. Il n’est ni précis, ni évolutif. Si demain un type trois fois plus riche que toi se penche sur le même problème, tu vas mourir parce qu’il va faire mieux et plus vite. Et oui, il s’en fout, il a les moyens que tu n’as pas encore.

Il faut impérativement continuer à faire de la R&D à part égale avec la production tant que la production n’est pas assez rentable.

Faire, tester, améliorer, recommencer.

Tout le monde n’a pas besoin de le faire à hauteur de millions de dollars. On peut très bien commencer par une petite solution, humble mais efficace. On teste l’intérêt, on prend la mesure du vent, on ajuste. On ne va chercher des fonds que si nécessaire. Si on peut avancer sans s’endetter, même si c’est plus long, ça peut valoir le coup.

Tout le monde n’a pas besoin de sprinter ni de résoudre un problème monstrueux à l’échelle du globe. On peut s’inspirer de cette méthode à tous les rythmes et pour tous les types de produits. Ce qui compte n’est d’ailleurs pas le produit, mais l’adéquation de la solution avec le problème. Pour cela, il faut rester extrêmement pointu sur son problème et continuer de le décrire, de l’observer, de le décortiquer.

Les bonnes idées ne sortent pas de nulle part. Elles proviennent d’une connaissance sans cesse approfondie et améliorée d’un problème concret.

Voilà pourquoi il faut travailler (très) dur, car la recherche en soi coûte du temps et de l’argent, mais n’en rapporte pas tant qu’elle ne s’est pas concrétisée en produit. Voilà aussi pourquoi il faut être feignant (et donc intelligent), et automatiser ou déléguer tout ce qui ne relève pas directement de l’intelligence (la vision) et de la réalisation du produit.

En tant que fondateur, ta place est au gouvernail. Et pour maintenir le cap, il faut savoir un peu avant les autres où tu vas. Et il n’y a pas 36 solutions pour faire ça, il faut garder le nez dans la matière pendant que les autres regardent ton doigt.

Géographe de formation, Anne-Laure Fréant est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France 2016. Elle anime une communauté de 6000 personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux, conseille quotidiennement ceux qui “reviennent d’ailleurs”, écrit des articles sur les intelligences atypiques, la mobilité, le travail de demain et anime aussi un podcast qui parle des “Z’atYpiques” !
Lui écrire : annelaure@retourenfrance.fr

--

--

Anne-Laure Frite

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.