Cours 1 : le temps, l’engagement et la table ronde

Benjamin Berut
Web content : theorie et stratégie
13 min readSep 7, 2015

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Comme les élèves vont devoir choisir parmi l’un des 5 sujets proposés pour intégrer une équipe et créer un site web autour de ce sujet, il est temps, dès le début, de leur donner les quelques éléments théoriques sur ce qu’est l’engagement ; pourquoi une marque web en a besoin ; et, finalement, pourquoi c’est une question de valeurs partagées dans la sphère publique.

La série d’articles “Mettre en place une stratégie de communication transmédia” est en fait le texte d’accompagnement du cours du même nom que je tiens à l’école de la communication à Sciences Po. De quoi donner aux élèves les moyens de revenir sur le cours, d’échanger avec eux et avec tous ceux que ça intéresse.

Et pour aller vite, voilà les présentations du cours :

  1. Why do we need to create engagement on the web
  2. A theoretical approach of engagement

Au commencement était l’engagement

C’est la notion de base, celle qui lance le cours et autour de laquelle il va se développer pour finalement arriver à une stratégie de contenu globale. Les élèves vont devoir créer une marque web et construire les moyens d’engager une communauté autour de cette marque.

La première question est donc : pourquoi est-ce que vous avez besoin d’engagement sur le web (oui, ici le cours se focalise sur le contenu web, mais au fond, le web, n’est qu’une partie de l’engagement qu’une marque doit construire) ?

Tout d’abord, parce que la vie est courte et cela depuis au moins le premier siècle après Jésus Christ. Au moins depuis que Sénèque écrivait à son beau-père dans De la brièveté de la vie que le problème, ce n’est pas que la vie est courte mais qu’il faut savoir se retrouver soi-même, c’est-à-dire, pour vraiment résumé, qu’il faut savoir exploiter ce temps. Et que si il semble court, c’est parce que nous le dépensons mal. Voilà donc la problématique posée : comment faire en sorte de bien dépenser mon temps ; qu’est-ce qui mérite que je perde mon temps ?

#Merci le lien Wikipédia sur la Brièveté de la vie

Ensuite parce que, vérité plus moderne, nos sociétés connaissent une inflation de l’information sans précédent. Que ce soit dans la production ou dans l’accès, nous sommes saturés d’informations parmi lesquelles il faut choisir celle à laquelle nous allons prêter attention. Vérité moderne mais qui rejoint la réflexion de Sénèque dans un même enjeu : nous n’avons que 86.400 secondes par jour.

On pourrait compter en heures et dire 24, on pourrait compter en minutes pour en dénombrer 1.440, mais bon, au fond avec toutes ces sollicitations médiatiques ce n’est qu’en comptant en secondes que l’on peut imaginer toute la difficulté de s’assurer un temps d’attention suffisant pour faire passer son message.

Peu importe donc ce que vous voulez lui faire faire, la première chose à obtenir de l’internaute c’est son temps d’attention, c’est son engagement. L’engagement n’est pas le but, ce n’est qu’un moyen. Mais que vous vouliez vendre, partager une idée, faire signer une pétition, ou même simplement faire rire… La première chose dont vous avez besoin c’est d’un petit moment d’engagement de la part de l’internaute. Au minimum de ce petit moment où il se dit “Oui, ok, je veux bien passer 30 secondes à regarder/lire/écouter ça…”.

Et le communicant créa la marque… web pour ce qui nous intéresse

Alors, comment faire en sorte qu’un contenu tout neuf arrivant dans ce maelstrom d’informations puisse avoir sa chance ? Comment s’assurer que cet électron d’information puisse susciter l’intérêt ? Tout simplement en le rattachant à une marque.

Et quand je dis marque, je veux dire que n’importe quoi peut être une marque. Une marque commerciale bien-sûr, mais une institution aussi, et même un individu.

Et la marque permet deux choses : 1) de donner à cette information des guidelines déjà connus par le public qui lui permettent d’être reconnue (que je m’intéresse à une actu sur le site du Figaro ou à la vidéo d’un Youtubeur c’est parce que je reconnais dans ces deux marques un style qui, je pense, collera à cette nouvelle info) ; 2) et surtout d’offrir tous les moyens de diffusion qu’à développer cette marque.

Deux choses fondamentales donc, l’identité et la visibilité.

Sans cela, que serait la dernière actu d’un site d’info ou une vidéo ? Rien, un petit moment fugace dans la masse des actualités que ceux qui, sans doute par hasard, auraient croisé aurait bien du mal à comprendre et à savoir ce qu’il peut en penser.

Vous savez, un peu comme ce moment où vous avez décidé de vous mettre à Snapchat et que, bha comme vous n’aviez pas d’amis, vous avez regardé les stories et que vous vous êtes dit…

Bref, ce moment où vous n’avez rien compris aux codes, aux significations, aux enjeux de l’espace dans lequel vous veniez d’arriver.

Un peu comme si vous découvriez l’article d’un journal martien qui, bien-sûr, vous était totalement inconnu. Alors que l’article d’un journal connu vous savez un peu quoi pensez avant même de le lire. Libération ce n’est pas le Figaro. Et de la même façon, le Joueur du Grenier ce n’est pas Cyprien.

Et la marque web, comme un bon héros de BD, ça se reconnaît vite, uniquement à ses contours. Par exemple, le Figaro c’est de droite (parce que c’est bleu) et Libération c’est de gauche (parce que c’est rouge). Et le JDG c’est geek et Cyprien… c’est geek aussi mais c’est pas la même chose.

Rattacher un contenu à une marque c’est déjà en dire quelque chose. C’est déjà, avant même qu’il soit vu, lui donner une identité. C’est déjà le positionner dans l’espace public et proposer aux internautes de se construire un avis dessus.

C’est donc ça qui est important : dans la quantité d’informations sur le sujet qui vous intéresse, il va falloir que votre marque se définisse une identité claire et construise ses moyens de diffusion pour toucher votre public. Ces grâce à ces deux éléments que vous pourrez l’encourager à lire/écouter/regarder vos contenus. en leur donnant une identité et un milieu où se diffuser (oui, les médias ce ne sont pas des canaux, ce sont des milieux, on y reviendra).

Enfin, ça c’est la première étape. Mais bon, sans ça, y a pas de stratégie de communication transmédia.

Et le prof inventa la théorie pour avoir l’air de dire des trucs très profonds … Part One

Première petite tentative de définition pour fixer les nouveaux enjeux de la présence numérique d’une marque web.

On pourrait dire qu’il y a trois moyens de créer l’engagement :

Le premier consiste à tenter de donner un sens logique à l’acte que l’on veut faire faire. C’est un peu acheter la lessive qui lave plus blanc que blanc. Le produit est meilleur… parce qu’il est meilleur. Le but est de me faire croire à un acte rationnel. Mais bon, ça c’était les débuts de la pub et ça n’a pas forcément duré longtemps parce que, au fond, tout le monde était le meilleur.

Et puis la communication est arrivée. Au fond, la communication c’est parlé d’un objet tout en tentant de partager un point de vue dessus. C’est créer une communauté qui porte un même regard sur un même objet. La communication a pour but de donner du sens à l’acte, un sens qui ne prétend pas être seulement rationnel mais également affectif. Il s’agit d’adhérer à des valeurs.

Et puis, finalement, il y a la diffusion qui consiste à créer une environnement global pour que l’internaute puisse avoir plusieurs expériences d’une même marque. Sur Facebook il la voit dans l’échange et proposant une relation particulière avec lui. Sur Twitter, il peut la suivre en direct sur les hastaghs qui lui importent. Sur son site principal, il peut avoir une vision d’ensemble. Sur un site dédié, il peut accéder à une fonctionnalité précise de cette marque.

Ainsi, il suffit de voir à quel point Google se déploie non plus seulement à partir de son moteur de recherche mais à partir d’un ensemble de services (gmail, experiment, chrome…) dont chacun suit pourtant le même principe qui est de faciliter l’usage de l’internaute. Pour une seule marque, il y a un seul corpus de valeurs mais décliné selon différents espaces, différentes expériences. C’est cela diffusion.

Bien-sûr, communication et diffusion vont ensemble. C’est parce que je me retrouve pris progressivement dans la multiplicité des expériences que propose une même marque que je me retrouve à adhérer de plus en plus à ces valeurs. A partager son point de vue.

Finalement, mais restez quand même, c’est en cela que tient une stratégie de communication transmédia.

Et le prof inventa la théorie pour avoir l’air de dire des trucs très profonds … Part Two

Bon, alors maintenant que l’on sait quel est le processus on peut essayer de savoir quel en est le résultat.

Ce résultat c’est l’engagement. L’engagement de l’internaute qui tient en deux choses : le temps qu’il est prêt à vous consacrer et son adhésion aux valeurs de votre marque.

Vous consacrer du temps d’attention c’est vous offrir ce qu’il y a de plus important aujourd’hui. Pour Yves Citton, c’est même vous qui devriez payer pour avoir son attention (à lire dans le très excellent Pour une écologie de l’attention). C’est vous octroyez une part de ses 86.400 secondes quotidiennes que tant de gens essayent de capter. Après, il ne peut avoir que quelques secondes à vous consacrer. Par exemple, votre internaute est un étudiant qui cherche à vérifier la date de naissance d’un personnage célèbre juste avant de finaliser son devoir. Ou alors, il ne veut que vérifier un texte officiel. Ou même, il sait très bien quel livre il veut acheter et il a juste besoin de l’interface pour le faire. Mais, il peut aussi avoir beaucoup de temps à vous consacrer. Peut-être qu’il veut vraiment savoir tout ce qu’il y a savoir sur un candidat à l’élection présidentielle, ou passer des heures à échanger sur le dernier épisode des Anges de la téléréalité… Peu importe, en tout cas, il a envie de passer du temps sur vos contenus.

Second élément, l’adhésion de votre internaute aux valeurs de votre marque. Ce qui signifie qu’une marque porte des valeurs. Par exemple, les valeurs portées par Sony et sa “PS4 pour les gamers” qui sont celles de performance ne sont pas les valeurs portées par Nintendo et sa WiiU qui mise sur la famille. Les valeurs de Red Bull ne sont pas les valeurs de Ricard. Et finalement, ce que vend la communication ce n’est pas tant le produit que les valeurs qui l’entourent. alors la question qui se pose c’est : est-ce que l’internaute connaît les valeurs de votre marque et est-ce qu’il y adhère. Pratiquer une marque c’est s’intégrer dans un corpus de valeurs et dans une communauté. C’est pour cela que vous ne trouverez pas de Red Bull à la terrasse d’un petit café de Provence ni de Ricard en boîte de nuit.

Et, bien-sûr, temps et valeurs sont liés. Parce que l’internaute adhère aux valeurs de votre marque, il la considérera comme de plus en plus référente dans son domaine et sera prêt à lui consacrer de plus en plus de temps.

Par exemple, sur Wikipédia, un internaute qui adhère pleinement aux valeurs de création d’une encyclopédie gratuite et accessible à tous participera largement à la production d’articles et à leurs mises à jour.

Ou alors Reddit, vous pouvez soit regarder pour vous amusez un peu, soit vouloir commenter ou même carrément produire du contenu. Et si le site ne permettait pas tout ça, vous seriez déçu car il ne répondrait pas à la possibilité de s’engager complètement dans la marque.

Pour évaluer l’engagement on peut alors proposer trois niveaux.

Faible : vous voulez bien y passer un peu de temps ; moyen : ça vous intéresse, vous voulez en savoir plus ; fort : cette marque vous passionne et vous êtes prêt à y consacrer des heures et des jours, et vous même à en produire le contenu.

Et pour finir la théorie… la sphère publique, la monstration et la culture

Maintenant, on peut passer par le moment où l’on tente de comprendre le quotidien grâce à quelques concepts philosophiques qui sont extrêmement utiles même si parfois c’est un peu rébarbatif de repasser dessus.

Bref, c’est le moment vraiment théorique.

Tout d’abord, la sphère publique c’est une table ronde

On commence avec Hannah Arendt et son approche de la sphère publique comme une table ronde (dans The human condition). Pour elle, le principe de la sphère publique c’est la réunion de la société autour d’un même fait qu’elle discute. Si le fait est le même pour tout le monde (c’est la vérité factuelle), les interprétations, elles, sont différentes (ce sont les vérités philosophiques). Et ce sont ces dernières qui s’affrontent sur la table ronde.

Et bien, une marque c’est un peu comme prendre position sur la table ronde. Vous allez parler d’un sujet dont on parle déjà, mais vous allez proposer une nouvelle interprétation. Créer une marque web c’est un peu entrer dans une mini sphère publique. Sphère dans laquelle il va falloir tenter de développer le plus possible votre marque et son interprétation.

Ensuite, il y a la monstration

Et cette interprétation, c’est en fait une monstration. La monstration, c’est l’ensemble du dispositif qui entoure l’objet. Ce qui est important dans la monstration ce n’est pas ce qui est montré, c’est comment c’est montré.

Le concept développé par Daniel Dayan dans Sharing and showing met justement en avant l’importance d’étudier les médias sous l’angle de la manière dont ils mettent en scène, notamment pour tenter de développer l’importance de l’éthique de cette monstration. Mais ce qu’il faut en retenir pour le moment c’est deux choses.

  1. Pour une même image, pour un même objet, il peu, il y a forcément plusieurs monstrations. C’est ce qui rattache ce concept à la table ronde. Prenons l’exemple du 11 septembre, pour une même image certains vont dire que c’est un attentat terroriste, d’autres vont dire que c’est une juste vengeance. Les images et les faits sont donc polysémiques. Pour une même déclaration d’un candidat à une élection présidentielle, tout un pan de la société dira qu’elle est juste, tout un autre qu’elle est fausse.
  2. La monstration est donc une notion anthropologique parce qu’elle renvoie justement à la manière dont les groupes se constituent. Elle est un rituel parce qu’elle est le partage d’un certain point de vue sur un certain objet.

La monstration est le dispositif qui encadre l’image et qui construit l’interprétation collective que nous avons d’un même fait. La table ronde est donc faite d’une multitude de monstrations, chacune avec son point de vue sur le fait que l’on débat, chacune avec son groupe qui partage ce point de vue.

Ainsi, penser la monstration comme une part de la sphère publique, c’est mettre en avant l’espace de confrontation qu’est cette sphère et également souligner un point fondamental : les interprétations qui s’affrontent sur la table ronde sont portés pas des communautés.

Et c’est très exactement ce que va faire une marque web, elle se positionne sur la table ronde pour y défendre un point de vue, y créer une communauté, une identité.

Et pour finir, c’est quoi une bonne monstration ?

Okay, c’est à peu près clair. Une marque web doit pouvoir créer une communauté autour d’un nouveau point de vue qu’elle apporte sur une table ronde qui existe déjà (celle de la politique, des ONG, de la culture geek, d’internet…). Maintenant, la question a posé est : comment créer une monstration intéressante, comment créer cette nouvelle identité dans un domaine qui en compte déjà des centaines ?

Pourquoi deux sites comme Slate ou Vice News traitent globalement des mêmes sujets de société mais arrivent chacun à trouver leur public ? Parce que chacun propose une identité qui lui est propre et qu’il tente de partager avec une communauté qu’il se constitue au fur et à mesure. Idem pour deux titres d’information comme Libération et Le Figaro, là encore, souvent les mêmes sujets mais deux monstrations différentes et donc, deux communautés différentes.

Pour tenter de comprendre ce qui constitue une monstration qui marche, on peut s’appuyer sur un texte de Michael Schudson How culture works ? Dans cet article, le sociologue définit un bon objet culturel (et oui, parce que les monstrations sont bien-sûr des objets culturels) comme un ficelle autour du doigt pour se souvenir qu’il faut arroser les fleurs. C’est-à-dire quelque chose qui revient toujours vers vous, qui reste constamment présent à votre esprit. Et cela à travers cinq éléments :

  1. La portée : qui consiste simplement à savoir si un objet culturel atteint le public qu’il cible.
  2. La résonance : qui fait qu’un objet culturel doit parler à la réalité de ce public, à ce qui fait sens pour lui. Souvenez-vous de l’exemple des stories de Snapchat qui ne font aucun sens pour celui qui les découvre pour la première fois.
  3. La résolution : c’est-à-dire que cet objet culturel doit être un appel à l’action. Parfois, le simple fait de regarder est déjà considéré comme une action. Mais pensez à tous ces messages sur Facebook qui vous appellent à partager, à agir, à faire quelque chose. C’est cela la résolution.
  4. La force rhétorique : est un élément fondamental et parfois difficile à appréhender. En fait, tout objet culturel fait partie d’un genre (le roman, le manga, le film d’action, l’album de rap…) et il doit respecter les codes de ce genre mais il doit également y apporter quelque chose de nouveau. Par exemple avec Game of thrones qui surfe sur les stéréotypes narratifs tout en jouant largement avec (#lienperso).
  5. La rétention institutionnelle : qui fait que, dans un certain espace, certaines pratiques culturelles sont récompensées ou sanctionnées. Essayez par exemple d’aller en convention geek et d’expliquer que vous êtes un fan de Twilight. Vous serez vite sanctionné en étant expulsé de la convention. A l’inverse, la même annonce dans une réunion de fans de bit-lit sera plus qu’appréciée. Et, pour terminer, toujours dans cette réunion de fans, expliquer son amour de Metallica sera sans doute plus ou moins bien pris. Bref, les codes culturels ne peuvent être compris que par rapport à une communauté et à ses institutions. Car bien-sûr ce sont les institutions qui portent cette rétention. Ainsi, le fait de classer un livre comme de la littérature patrimoniale et de l’enseigner à l’Ecole est clairement une rétention institutionnelle.

Au final, ce qu’il va falloir construire c’est tout ce dispositif de monstration en partant d’une première chose qui est la marque. En définir les valeurs, le rôle sur la table ronde, son public et, pour finir, l’ensemble des points de contacts qu’elle peut avoir avec son public.

Et pour ça, il va falloir que les élèves aillent sur internet… pendant le cours.

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Benjamin Berut
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