Et je voyais la vie défiler ainsi, sous mes yeux…

Anne-Sophie Schimpf
6 min readMar 24, 2016

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Ce soir-là était spécial, car je n’y fis aucune rencontre. Pas de voisin sympathique avec qui passer le temps, d’enfants bruyants ou gazouillant. Non, le train me semblait vide.

J’étais assise, seule, au rebord de la fenêtre, et je laissais mon regard se promener au-dehors. Je distinguais à travers le reflet de la vitre la poussière d’étoiles saupoudrée de parts et d’autres dans le ciel, et j’apercevais la ville, aux lumières étincelantes, s’éloigner, avalée par la nuit.

J’observais les collines se dessiner au loin, des ombres tracées à l’encre de Chine qui se détachaient de l’obscurité. Des plaines paisibles ponctuées de temps à autres de sommets de joie ou de peine. Quelques bâtiments éparpillés de-ci et de-là. La terre entière endormie.

Et soudain, il me semblait, tandis que le train avançait paisiblement sur ce chemin semé d’embûches, voir ma propre vie défiler sous mes yeux.

Il me semblait que les lumières du convoi illuminaient d’un coup ces zones d’ombres dansantes qui pesaient sur mon esprit, mais que celles-ci s’évanouissaient, rappelées par les ténèbres, sitôt que je m’en approchais.

Il me semblait que la lune me narguait de sa clarté et clairvoyance maternelles, que les étoiles riaient de ma naïve quête à l’essence de l’existence, que la brume se levait pour éveiller mes doutes.

Le train s’engouffrait dans une nuit incertaine.

J’interrogeais tous ces bâtiments qui se dressaient devant moi comme des monstres froids, mais mon regard se noyait dans cet océan urbain désolé. Les quelques rares fenêtres illuminées ne projetaient que des ombres inquiétantes sur les murs fatigués. Je cherchais en vain des figures réconfortantes, je m’approchais de la vitre dans l’espoir de deviner les contours d’une animation sépulcrale joyeuse à travers les rideaux fermés, mais les formes se brouillaient aussitôt que je plissais les yeux.

Alors, non sans un soupir, j’interrogeais la forêt qui s’étendait loin derrière, mais cette fois-ci ce fut la nature morte qui me renvoya son silence.

Ce soir-là était spécial, car j’y fis la rencontre de moi-même.

Au fur et à mesure que le paysage nocturne défilait, je voyais ma vie tel un film, séquencée en plusieurs chapitres, et je maintenais la touche « Avance rapide » enfoncée tandis que la locomotive traversait les champs déserts.

Les collines devenaient des routines, les sommets des souvenirs heureux, et les creux avaient ce parfum acide si caractéristique des moments de pluie.

Alors, soudain, je sentis une indicible langueur pénétrer mon cœur, la brise glaciale de la mélancolie souffler sur mon esprit, et les doigts de la solitude caresser ma raison. Je ne pus réprimer un frisson. Au-dehors, la nuit se voilait d’épais brouillards.

Je laissai les souvenirs m’assaillir, rejaillir des quatre recoins de ma mémoire. Passé et présent nouaient des nœuds et s’entortillaient dans mon estomac. Je fermai les yeux.

Les souvenirs se présentaient un à un à moi, en une révérence perfidement grandiloquente et sournoise. J’aurais aimé les chasser d’un revers de main, comme toute reine de son royaume, mais ma couronne avait déjà chaviré. Déjà assiégée, et déjà impuissante, je contemplais immobile le spectacle de ma vie triturer mon esprit.

Il y en avait de toutes sortes. Des souvenirs d’enfance, de l’insouciance aux remontrances, des souvenirs des dernières années passées, des études au travail, des souvenirs de la famille, des amis. Je me remémorais tous les instants vécus durant la journée, puis durant la semaine, le mois, l’année. J’aurais aimé les revivre avec l’intensité d’une éternité. Mais je ne parvenais à chasser ce goût amer de la fugacité.

Je pensais à mes parents, pour qui je nourrissais une affection tendre. Ils avaient toujours été présents, peu importent les situations embarrassantes dans lesquelles je m’étais laissée entraînée, ils avaient toujours été à mes côtés quand bien même je n’étais au départ qu’une masse informe enroulée sur moi-même.

Je pensais à mes amis, que j’avais échangés, gagnés, perdus, délaissés, retrouvés au fil des années, qui avaient su se montrer patients avec un caractère aussi bigarré que le mien.

Je pensais à des aventures d’été, aux prologues d’apparence assez anodine, et dont les épilogues pourtant m’arrachaient encore quelques frissons.

Je pensais à la musique, que j’avais pratiquée puis abandonné par orgueil, par fierté, blessée suite à un malentendu avec mon maître d’école.

Je pensais à mes années collège, où je me découvrais une passion pour l’écriture, qui me hantera jusqu’à aujourd’hui, où j’attendais la nuit pour sortir mes carnets et, tout en écoutant la Danse macabre de Camille Saint-Saëns, savourer la délicieuse sensation de la plume qui glisse sur son papier.

Puis, d’un coup, je me vis, j’aperçus mon reflet sur la vitre, mes yeux éteints, mes cernes tombantes, mes lèvres serrées. Mon moi d’aujourd’hui révélé devant le moi d’avant. Je m’effrayai devant la rapidité avec laquelle le temps s’était écoulé. Les grains de sable n’avaient eu de cesse de glisser entre mes doigts sans que je leur accorde la moindre importance.

J’aurais voulu retourner le sablier du temps. Vivre et revivre chaque instant vécu, refaire la queue pour la montagne russe des sentiments. Mais le tour était achevé. Et il fallait continuer.

Etait-ce dans ce genre de moments, où l’on se retrouvait face à soi, où l’on ne pouvait se soustraire à cette nécessaire confrontation entre son moi réel, présent, palpable et son moi autre, étranger, passé et futur, que l’on comprenait enfin la portée de la lucidité ?

J’étais contrainte de me regarder en face, d’affronter mes pensées.

Je tentai encore d’y échapper en me concentrant sur le monde extérieur.

Face à l’infini du monde, face à cette étendue de terre qui s’étirait jusqu’au bout de l’horizon, je frémissais au contact de l’effroyable solitude qui me gagnait. Il y avait tant de monde, de vies, de chemins au-dehors, qui se croisaient et se recoupaient, ouvrant la voie à mille chemins différents et disséminés dans l’espace. Je n’étais qu’une poussière au milieu de poussières, attendant d’être aspirée à mon tour par la machine du temps. N’étais-je finalement qu’un minuscule point, identique à tous les autres, sur un plateau géant ? Ne constituais-je qu’un énième éventuel pion sur l’échiquier gargantuesque du monde ?

Un toussotement au fond de la voiture me sortit de ma torpeur métaphysique. Je remarquai soudain la présence d’une autre personne à bord du RER, en ce morne lundi soir à 23h. Un homme seul, les yeux rivés sur son portable, qui tuait peut-être le temps à coups de doigtés sur Candy Crush.

Je ne pus réprimer un sourire. L’inconnu leva les yeux à cet instant précis et nos regards se croisèrent. Je lui souris alors de plus belle, puis me retournais sur mon siège.

Avant de me rendre compte de la stupidité de mon sourire béat gratuit.

Inconnu, toi qui ne me connaissais pas, je t’en étais sincèrement reconnaissante. Car même si aucun mot n’avait été échangé, qu’un regard seul s’était perdu, la certitude du Il y a quelqu’un d’autre avait dissipé ma solitude.

Tout cela était ridiculement et outrageusement psychologique, mais d’un seul coup le brouillard de l’angoisse avait laissé place à un doux nuage de soulagement.

Car le paysage ne me semblait plus si désolé. La routine reprenait ses droits.

Oui, le temps passait. Le manège était désormais terminé, il fallait continuer.

Lorsque je jetai à nouveau au coup d’œil au-dehors, les étoiles dans le ciel riaient encore. Mais je savais cette fois-ci que ce n’était plus pour les mêmes raisons.

Anne-Sophie Schimpf, jeune critique passionnée d’écriture, âme vagabonde sans cesse perdue dans le dédale de ses pensées et toujours à l’affût de nouvelles idées.

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