Faut-il en finir avec le mythe de la créativité ?

Gus Brandys
7 min readApr 18, 2016

Innovation. Créativité. Originalité. Depuis quelques années ces trois mots sont devenus les litanies de l’économie. Plus une entreprise innove, plus un produit est original, différent, et plus on en parle.

On ne cesse de répéter que la créativité est devenue LA compétence cruciale pour affronter ce nouveau millénaire en pleine mutation. En 2016, la créativité est mi-couteau suisse, mi-bouée de sauvetage. Comme un nouveau dogme, sois créatif et survis.

Mais aujourd’hui, peut-on encore inventer quelque chose de nouveau ?

Pomme

Souvenez-vous, ce n’était il n’y a pas si longtemps, en 2007, quand Apple lança son tout premier iPhone. Le tout premier portable multitouch. Une invention incroyable. Pouvoir toucher l’écran de son téléphone pour l’active. Juste dingue.

Depuis, pour ne pas paraître stupide ou dépassé, plus aucun téléphone n’ose arborer de vrai clavier avec de vraies touches. Apple a inventé une technologie tellement révolutionnaire et puissante que désormais, tous les autres constructeurs font comme eux. Tellement révolutionnaire, vraiment ? Non, pas tant que ça.

En 2006, l’ingénieur Jeff Han présente son écran tactile, le tout premier dans son genre. En 2006. Soit quelques temps avant l’iPhone et sa technologie « » »révolutionnaire« » ». Est-ce que Steve Jobs l’aurait copié? Il s’en est en tout cas inspiré.

Peut-on alors vraiment encore inventer quelque chose de nouveau ?

La réponse est simple. Et consternante.

Non.

Impossible. Parce que tout a déjà été inventé. En fait c’est plus pernicieux que cela. Tout a déjà été inventé bien avant que tout ait déjà été inventé.

Mais au fond, qu’est-ce que l’originalité? Comment faire pour innover ?

Original ?

Prenez comme exemple le plat que vous préférez cuisiner. Vous en connaissez la recette, tirée du net, d’un livre, de votre papa ou de votre grand-maman. Et vous avez ensuite décidé de lui rajouter ou changer quelque chose. Une épice différente, un temps de cuisson modifié, un ingrédient en plus ou en moins.

C’est alors devenu VOTRE plat à vous, vous y avez mis votre touche personnelle, ou personal touch (parce qu’en anglais ça fait trendy). Vous avez fait preuve d’inventivité, de créativité, d’originalité. Alors qu’au fond, vous n’avez fait que plus ou moins modifier une recette pré-existante.

Non, on n’invente rien de nouveau. On ne fait que reprendre des éléments pour les apprêter à sa propre sauce. Et c’est ça qui est original, créatif. On n’invente rien de neuf. Ou alors si, tout, tout le temps.

Sea of Clouds

Pour illustrer cet article, arrêtons-nous deux secondes sur Sea of Clouds, le tout prochain jeu de société des éditions IELLO (King of Tokyo, Happy Pigs) à paraître fin-avril que nous avons eu la chance de découvrir en avant-première, créé par le jeune auteur Théo Rivière.

Dans Sea of Clouds, les joueurs incarnent des pirates dans les nuages, aux prises avec d’autres équipes et à la recherche de trésors. Oui, des pirates, en somme.

Sea of Cloud n’a en fait RIEN du tout d’original. Mais rien du tout.

Et tout, bien au contraire.

Mécaniques

La mécanique de base dans Sea of Cloud peut se résumer ainsi: regarder un paquet de cartes cachées, le prendre ou continuer. C’est exactement le draft Winston de Magic. Trois cartes sur la table qui forment trois colonnes. On regarde une colonne. Si on ne la veut pas, on rajoute une carte par-dessus, et on peut passer à la prochaine carte/colonne. Et ainsi de suite. Si on ne prend rien, on peut tout simplement prendre la première carte de la pioche sans la voir au préalable. Au petit bonheur la chance. Une colonne “moisie” deviendra ainsi de plus en plus intéressante à mesure qu’on y rajoute des cartes.

Sea of Clouds emprunte donc sa mécanique de base à une mécanique du jeu de cartes Magic, dont c’est déjà une variante du draft habituel.

Alors, Théo Rivière, un copieur en mal d’inspiration ?

Thème

Des jeux avec des pirates, il en existe déjà des centaines.

Mais des pirates qui voyagent dans le ciel, une originalité unique à Sea of Clouds ? Pas tellement, car il y en a d’autres. On peut citer par exemple Eollis Pirates des Vents, sorti en 2007, un jeu au succès mitigé.

Combats

Le système de combat dans Sea of Clouds est-il au moins original ?

Non, ce n’est toujours pas là qu’il faut regarder. Il reprend, pour faire très simple, le système de la Bataille. On compare la force de ses troupes / cartes, et le plus fort l’emporte. Bâillement. Banal.

Trésors

Certains trésors obtenus donnent des malus (Jamaica), d’autres donnent des points supplémentaires selon si l’on en possède plusieurs de la même famille (Sankt Petersburg, Stone Age), d’autres enfin donnent des points supplémentaires si l’on en possède la majorité (alors là, la liste des jeux à majorité est bien troooooop longue).

Donc non, toujours pas, Sea of Clouds n’a strictement rien d’original. Est-il alors un mauvais jeu ?

Théo Rivière, un sale copieur ?

Non.

Car l’auteur mélange parfaitement tous ces éléments, pour en faire un jeu unique, passionnant.

Tous les autres auteurs de jeux font pareil, Antoine Bauza qui a lui aussi repris la mécanique du draft de Magic dans son 7 Wonders. Bruno Cathala qui a repris l’awalé pour Five Tribes. Bruno Faidutti qui se copie lui-même dans Mascarade en reprenant son Citadelles.

Montrez-moi aujourd’hui un seul jeu de société, ou vidéo, qui est entièrement original. Vous aurez beau vous creuser les méninges, vous n’en trouverez pas un seul. Pas. Un. Seul. Tous les jeux primés en 2015–2016, As d’Or, Spiel, etc, présentaient des gameplay plus ou moins pompés dans des jeux précédents. Colt Express, de la programmation, Mysterium, un Dixit qui rencontre le Cluedo. etc etc etc.

Tous reprennent plus ou moins des mécaniques et des thèmes pré-existants. Pour les copier entièrement ?

Hypocrite

A y regarder de plus près, notre société est en fait extrêmement hypocrite. Ou schizophrène, c’est selon.

D’un côté, on encense les gens créatifs, et en même temps on lapide ceux qui copient. On relève souvent l’originalité d’un produit et on critique celui qui en fait défaut. On mélange à foison évolution et révolution.

Alors qu’au fond, la créativité au sens pur n’existe pas. Tout est remixé. Plus ou moins bien. Car la créativité est là, c’est la capacité de trouver les bonnes inspirations, les bonnes associations, pour obtenir au final un nouveau produit, suffisamment différent, suffisamment intéressant.

Scamper, my friend

Alors au fond, c’est quoi la créativité, l’inventivité, l’originalité? Juste… recopier ?

Oui.

Mais non.

Etre créatif, c’est apporter sa propre touche, sa propre vision, son expérience, sa connaissance.

Vous connaissez la méthode SCAMPER ? Scamper veut dire trotter, galoper. Comme si on galopait d’idées en idées pour trouver une qui nous convienne.

La méthode Scamper permet de se montrer créatif, original, tout en s’inspirant de ce qui existe déjà. Pour en faire au final quelque chose de neuf.

Avec SCAMPER, on

  • Substitue, on change, on remplace.
  • Combine: on associe des éléments, des éléments qui n’ont parfois rien à voir entre eux.

Exemple, quand Apple décide de lancer sa propre chaîne de magasins, plutôt que d’aller voir ce que la concurrence fait, ils vont voir ce qui plaît le plus dans les grands hôtels. Et c’est le service de conciergerie qui revient le plus souvent. Qu’un membre du personnel soit toujours disponible pour répondre aux besoins des hôtes. Allez dans un magasin Apple et vous verrez cette association entre magasin d’électronique et service de conciergerie d’un grand hôtel. Deux éléments qu’on a combiné.

  • Adapte: on modifie quelque peu un élément pour mieux l’intégrer.

Dans Sea of Clouds par exemple, le draft Winston est quelque peu modifié. Plutôt que de rajouter et de rajouter des cartes, après trois cartes on rajoutera alors des pièces de monnaie, et plus de cartes. Parce que sinon le jeu perdrait en nervosité si les 4 joueurs à la table devaient à tour de rôle étudier un paquet composé de 10–15 cartes… Magic se joue à 2, donc le draft Winston est plus gérable.

  • Modifie
  • Purpose. Le but. On change l’utilisation d’un élément, on le réaffecte.
  • Élimine.
  • Réarrange.

Et maintenant ?

Faut-il pour autant désespérer parce qu’on n’invente plus rien de neuf ? Que tout est copié, recopié ? Que la créativité est un mythe ?

Bien au contraire.

Cessons de dire une fois pour toutes qu’un produit manque de créativité. Reconnaissons que tout est inspiré par quelque chose d’autre. Essayons au contraire de reconnaître ces inspirations pour en apprécier les modifications, les adaptations.

Et vous, quelle est la dernière fois que vous avez été créatifs ? Quelles ont été vos inspirations ?

Si vous ne les avez pas encore vus, ces deux TED vous surprendront:

--

--

Gus Brandys

Enseignant au lycée à Genève. Joueur, scénariste, écrivain, organisateur d’événements ludiques. Blogueur sur www.gusandco.net. Et le tout sans cheveux.