-ATTENTATS DU 13 NOVEMBRE-

Français de l’étranger, l’impossible deuil

Anne-Diandra Louarn
5 min readNov 21, 2015

“Tu ne peux pas comprendre.”

Cette phrase, nous sommes beaucoup d’expatriés à ne pas s’y faire. Un coup de poignard dans le cœur à chaque fois. Et pourtant, on l’entend souvent : tant d’anniversaires, de mariages, de naissances ou d’enterrements manqués, mais aussi les petits détails du quotidien de nos proches que l’on a sacrifiés pour aller voir si l’herbe était plus verte ailleurs.

J’habite à 8000km de Paris depuis un an et demi. À Vancouver. Une ville que les Français peinent généralement à placer sur une carte, une ville aux antipodes de Paris. Un décor à couper le souffle et un style de vie “west-coast” imbattable, mais une vie culturelle qui — au sens français du terme — laisse parfois à désirer. On y dîne à 17h, une bouteille de vin passable coûte 20 $, les terrasses se résument souvent à trois tables au bord d’une avenue à quatre voies, on n’y fume pas (de cigarette), on n’y débat pas passionnément, on ne s’y éternise pas, on n’y boit pas de shots vodka-violette. Aux antipodes, dis-je.

Cette vie je l’ai choisie et je l’aime. J’aime vivre à l’étranger, ce n’est pas la première fois que j’y goûte. Et puis il fallait que je change d’air, parce que Paris était trop agressive, trop morose et condescendente. Trop intense, trop blindée aussi. Trop. Trop misogyne. J’ai subi plusieurs agressions dans les rues ou le métro de Paris. Verbales, physiques. La dernière en date m’a valu deux côtes fêlées et la mâchoire amochée pour avoir refusé de donner mon iPhone à cinq gamins à capuche.

Je suis partie après des au revoir déchirants à ma famille, mes amis, mes potes, mes quartiers, mes QG, mes terrasses. Puis il y a eu le 7 janvier 2015, le 8, le 9, le 10. Le 11 aussi. Un million de personnes dans la rue, la France unie dans la douleur. “Tu ne peux pas imaginer, il faut le voir pour le croire, tu ne peux pas comprendre”. L’histoire de mon pays s’écrit et je n’y suis pas, impuissante, remplie d’une profonde tristesse, meurtrie parce qu’on a attaqué ma profession de journaliste, ma liberté d’expression, des innocents qui auraient pu être mes voisins. J’ai très mal et je fais mon deuil à 8000km.

En septembre dernier, je reviens à Paris quelques jours, en coup de vent pour un mariage. Dans son petit appart’ parisien rue de Charonne où l’on pourrait passer la journée à regarder chez les voisins d’en face, ma sœur me demande : “si tu fais un bilan de l’année écoulée au Canada, c’était quoi le plus dur?” Ce n’était pas mon Noël déprimant devant une dinde bien trop grosse pour deux. Ce n’était pas non plus les galères de fric ou de boulot, de visa ou de santé. J’ai répondu sans l’ombre d’un doute : “Charlie”.

Vendredi 13 novembre. Il pleut, j’ai la gueule de bois (ici aussi Thursday is the new Friday) et je dois déménager des meubles, je ne travaille pas ce jour-là. Mon téléphone s’agite un peu trop. Fusillade, des chiffres, des morts, en français, en anglais, tout s’embrouille je ne comprends pas. Je trouve ma chaîne d’info française habituelle sur Internet et j’entends parler d’un attentat rue de Charonne. La panique me saisit, je pense à ma sœur avec qui je suis bêtement fâchée depuis un mois. Les coups de feu, elle les a entendus depuis chez elle, à l’abri. Par je ne sais quel miracle, ma famille et mes plus proches sont en vie. Chancelant, mais en vie. Comme beaucoup de Parisiens, j’ai aussi des potes survivants qui étaient au Bataclan, d’autres qui ont perdu un meilleur ami, ou perdu un collègue adoré comme mes anciens collaborateurs de France 24 si chers à mon cœur. Ce sont mes potes, mes voisins, mes quartiers et mes bars qui ont été sauvagement attaqués. Nous sommes tous Paris. Tous. Pourtant j’ai encore entendu ce “tu ne peux pas comprendre”. Ces quelques mots souvent prononcés dans un élan de tristesse déclenchent instantanément un sentiment de culpabilité qui vous ronge et ne vous quitte plus. Cette affreuse sensation de n’avoir rien à foutre ici mais de ne pouvoir en parler à personne, parce que je l’ai voulue cette vie.

Tout autour de moi semble injuste, déplacé. Comme si l’ensemble de habitants de ma ville d’adoption devaient comprendre en un regard que je suis Parisienne et touchée en plein coeur. Et mon “barista” qui, comme tous les matins, me lance un “How are you today?” Lui répondre me paraît insurmontable. La solidarité et le soutien des Canadiens a pourtant été mon aide la plus précieuse ces derniers jours. Je ne connais pas un Français (moi comprise) qui aurait montré une telle compassion, sincère et si réconfortante. Mais les jours passent, la tristesse reste bloquée, une boule dans le gosier impossible à évacuer. Parce que je m’en suis désormais convaincue : je n’y suis pas, je ne peux pas comprendre. À Vancouver la vie continue, à Paris le deuil se poursuit. Et moi dans tout ça, je suis bloquée entre deux rives.

Quand on s’expatrie, on n’a pas d’autre choix, vis-à-vis de ceux que l’on a laissés, que d’être heureux, stable, de réussir. Tout ce que je voulais c’est pleurer avec vous, ressentir avec vous. Qu’aurais-je fait de plus? Rien, c’est vrai. Mais mes racines parlent, mes racines me crient que je les ai abandonnées. Et le temps, parait-il, ne fait même pas son œuvre, car mes compatriotes installés ici depuis 10 ou 20 ans ont mal eux-aussi. Bien sûr, ils me paraissent plus sereins, plus habitués à gérer cette culpabilité désarmante. Je les admire. Vivre en harmonie avec leurs deux ou trois cultures quand moi je ne ressens que déchirure. C’était donc ça le fameux mal du pays ?

Je m’envole pour Paris le 13 décembre prochain. Avec un mois de décalage, j’espère enfin me recueillir et commencer à panser les plaies. Percevoir à nouveau la déchirure comme une richesse culturelle marquée par le pays d’où je viens, ceux où je suis allée et celui où je vis.

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Anne-Diandra Louarn

French journalist on the Canadian West Coast + Yoga teacher.