Je rêvais d’un autre monde

Elise Richard
5 min readDec 5, 2016

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“l’affichette pour faire comme dans les films, celle qui dit « je t’attends » avec mon prénom dessus et une jolie bienveillance”

La journée, elle a commencé il y a deux jours en fait, mardi soir, en rentrant de mon cours de lecture (more on that later). Mardi soir, quand l’odeur du froid faisait frétiller le nez dans les rues de Paris. La vraie odeur du vrai froid, tu sais, celle des températures négatives, du gel, du glacé. La journée elle a commencé il y a deux jours quand, en l’espace de 15 minutes de trajet à pied, j’ai croisé 3 familles, 2 adultes et 2 ou 3 enfants, par terre, des petits yeux fermés emmitouflés sous quelques couvertures et des bonnets rarement très seyants.

La journée elle a commencé il y a deux jours quand, en rentrant chez moi, je me suis dit que, cet hiver encore, on allait sûrement laisser mourir des gens sur nos trottoirs, des gens venant peut-être de loin… Que dis-je des gens… Des enfants ?

Ce matin je me suis levée tôt, j’avais un avion à prendre. De ces bolides qui traversent la France en une heure et quelques non sans me procurer une angoisse certaine mais qui, porte à porte, situent les copines de Toulouse à 4 heures de mon Palace. Avant de partir, tout de même, l’interview sur Europe 1, la langue de bois d’Emmanuelle Cosse et du ministère du logement : « le froid arrive, le froid est là, mais oui, oui, on gère, on gère, on maitrise »…

En arrivant à l’aéroport, il y a eu la traditionnelle vérification des bagages, sortir Lady Apple, la mettre bien en vue, retirer la ceinture, la veste, l’écharpe, le tout en avançant pour ne pas retarder la file, et la carte d’embarquement qui part plus vite que la musique aux rayons X coincée dans la poche de mon manteau. Ce fut balbutiant, un mauvais enchainement d’actions et la responsable de la sécurité, en face de moi, qui gardait son calme. Mieux (ou pire ? ) elle m’a remerciée. Oui.

Remerciée d’être polie…

« Merci beaucoup madame. Merci d’être polie. »

En arrivant à l’aéroport, mes évidences ne semblaient pas l’être pour tout le monde.

À quelques minutes de l’embarquement, une dernière vérification de l’état du monde avant de quitter le plancher des vaches m’apprenait (via le site Terriennes — L’actualité de la condition des femmes dans le monde) que « Contre le délit d’entrave à l’IVG, en France, l’Eglise et la droite montent au front ». J’ai cliqué. J’ai lu. J’ai re-lu certains passages pour être sûre de bien comprendre.
Oui, aujourd’hui, en France, en 2016, il existe des gens qui brandissent « la liberté d’expression » pour invalider l’interdiction de sites se faisant passer pour objectifs (#blague) et distribuant (surtout) de fausses informations afin de culpabiliser et d’influencer les personnes qui souhaiteraient se renseigner sur l’IVG. Que dis-je, des gens… Des députés !
À quelques minutes de l’embarquement j’ai regardé le ciel bleu au travers des vitres de l’aéroport en pensant…

Elles doivent avoir mal au cul nos (arrières) (grand-)mère…

… Elles qui y ont cru, à cette perspective de nous avoir acquis une société où on arrêterait de décider pour nous, plus juste, plus égalitaire, où on pourrait disposer de nos corps, sans jugement.
Oui, mal au cul…

Et pour les acquis, on repassera.

Libération 01/12/2016

Parce que la journée n’était pas encore trop entamée, pour une fois, il restait de la presse dans le libre service de presse, à l’embarquement. La Croix, Le Monde, Libération, j’ai été sage, j’ai juste pris Libération. « Pendant ce temps à Alep » titrait-il. Une double page pour faire le point sur la situation, un édito disant « La Honte », puis une autre double, celle des témoignages, celle des vies brisées. L’avion décollait à peine, d’un revers de la main j’ai essuyé une larme.

Là, à ce stade de la journée, il était à peine peu plus de 10 heures, je me suis dit que ce monde, dans lequel on vivait, il avait peut-être un peu passé sa date de péremption, qu’il était sérieusement temps d’en ré-inventer un autre…
J’ai pris ma plume, j’ai couché sur le papier quelques mots, regardé par le hublot du haut de mon siège 17A ce monde qui me laisse sans voix… Et puis, déjà, on atterrissait sous le ciel bleu de Toulouse.

À l’arrivée à Toulouse, la surprise, l’attention délicate, le message qui dit

Ne bouge pas, je suis un peu en retard, je voulais te faire une surprise mais j’arrive, je viens te chercher.

Les nouveaux amis des copines qui deviennent des copains, l’attente juste devant la sortie et l’affichette pour faire comme dans les films, celle qui dit « je t’attends » avec mon prénom dessus et une jolie bienveillance, un trajet en voiture évitant le Tram le plus lent du monde, quelques minutes pour déposer ma valise sur les hauteurs d’une immeuble vêtu de briques roses, esquisser des bribes de conversations à venir avec la talentueuse photographe et illustratrice de copine qui m’attendait là, tout ce qu’on doit se raconter en 5 jours, redescendre en vitesse, et puis, finalement, après déjeuner, les coudes sur la table d’une petite cantine à grand succès du centre ville toulousain, dans le coin de la salle, regarder la copine Cheffe, continuer d’être fière d’elle et de ses 100 couverts sortis en un service de ses petits bras à elle (presque) toute seule, finir de tapoter les mots sur mon clavier et sortir ma to-do list des jours à venir, les projets que je veux avancer depuis cette escapade Toulousaine, les nouveautés, les ambitions…
Les coudes sur la table et les mains sur le clavier, dans le coin de la salle, finalement, me dire,

Oui, il est sérieusement temps de ré-inventer un autre monde.
Ça tombe bien… à notre niveau, on a déjà commencé.

xxx

Texte originellement publié sur www.somethingtodowithstars.com.

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Elise Richard

Écriveuse de bonnes aventures en quête du juste mot, tempo, support et format.