“Killing an Arab”: les Cure, présumés coupables

Le procès intenté au groupe pour appel au meurtre raciste dure depuis quarante ans. Pour rétablir la vérité, Camus, Smith et Meursault sont appelés à la barre.

Xavier Donzelli
14 min readOct 2, 2015
Michael Dempsey (bassiste), Lol Tolhurst (batteur) et Robert Smith après un concert au pub Hope & Anchor, à Londres, en décembre 1978. ©Justin Thomas/Daily Mail.

Il est en musique des malentendus qui ont la vie dure. Celui dont il est question dans ce billet court depuis bientôt quarante ans, et ce n’est pas faute d’avoir tâché de le dissiper.

Une gifle de cymbale, suivie d’un slide arabisant à la guitare et d’un motif nerveux à la basse, scandé à toute allure le long du manche jusque dans les graves: le morceau est lancé, tambour battant. Et la voix du chanteur de planter le décor:

“Standing on a beach / With a gun in my hand / Staring at the sea / Staring at the sand…”

Un homme seul et armé, sur une plage déserte, regardant la mer, regardant le sable. À ses pieds, un type bouche ouverte, dont ne sort aucun son, et dans son œil le reflet de l’autre, l’assassin. La victime est cet Arabe évoqué dans le titre de la chanson, abattu sans raison.

Un crime raciste? Non pas. Mais gratuit, absurde — assurément. Le type qui a imaginé un scénario pareil est un lycéen sans histoire, au nom propre si commun, Robert Smith, guitariste d’un groupe de punk-rock de la lointaine banlieue de Londres. Sa chanson, primaire au pied de la lettre, est en réalité un hommage à l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, Albert Camus, et plus précisément à son roman L’Étranger, paru en 1942.

“Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.”

C’est par ses lignes que s’ouvre le roman, dont l’action se déroule en Algérie. Meursault, le narrateur, apprend par un télégramme le décès de sa mère. Il prend ses dispositions auprès de son employeur pour assister aux funérailles. Sa mère vivait dans un asile à Marengo (l’actuelle Hadjout, à “80 kilomètres d’Alger”, précise Camus), où son fils l’avait placée quelques années auparavant parce qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir les services d’une personne qui prît soin d’elle. Elle et lui n’avaient plus grand-chose à se dire depuis longtemps, ils étaient comme deux étrangers l’un pour l’autre, comme un vieux couple ayant épuisé tous les sujets de conversation.

Meursault est d’un naturel taciturne. Jamais un mot trop haut. Peu expansif, il ne s’épanche jamais. Par peur de gêner ou de décevoir, il dit oui à tout, préfère acquiescer que d’endurer les sollicitations insistantes d’un importun. Il ne sait comment agir envers autrui, comment réagir autrement que sous une forme d’impulsion maladroite qui étonne ou désespère son entourage. Il a peu d’amis et, en dehors de sa mère, ne fait jamais allusion à sa famille. Étranger de naissance.

Meursault est, de manière générale, étranger à tout ce qui se déroule autour de lui. Les sentiments le traversent, comme les photons traversent la matière. Il était étranger à ce drame et, spectateur involontaire, va se retrouver impliqué dans une spirale macabre qui le conduira à l’échafaud.

“J’ai reçu un télégramme de l’asile: ‘Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.’ Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.”

Il fait chaud le jour de l’enterrement. C’est là, pour Meursault, le détail le plus prégnant de cette journée. Le voyage en car jusqu’à Marengo a été long, il a failli rater le bus, a dû courir derrière, cette course l’a épuisé. Il a hâte d’en finir. Non pas dans l’optique de toucher l’héritage, il ne songe même pas à cela, mais pour s’en retourner à Alger, à sa vie, à son quotidien, pour se reposer et trouver enfin un peu de fraîcheur.

En demandant à son employeur un congé exceptionnel, il a craint que celui-ci le soupçonne de vouloir profiter des circonstances pour s’offrir un week-end prolongé. À l’asile, la chaleur, le soleil écrasant le gênent, tout comme le gêne le regard des gens qui s’interrogent sur son absence de réaction, son manque de pathos, son indifférence face au drame qui le frappe.

Il devrait pleurer, mais aucune larme ne lui monte aux yeux. Il devrait se recueillir sur la dépouille de sa mère; au lieu de cela, il ne juge pas opportun que l’on ouvre le cercueil pour qu’il voie une dernière fois la morte.

De retour chez lui, il dort d’une traite. Le lendemain des funérailles, il retrouve une collègue à lui, dactylo, qui lui a plu un temps, à qui il plaisait également. Ils passent la journée ensemble à la plage, se baignent, se touchent, flirtent, ils vont voir au cinéma un film de Fernandel et passent la nuit ensemble. Au petit matin, Marie a quitté l’appartement. Meursault s’imprègne de son odeur dans le lit, il traîne, fume, se sustente à même la poêle pour soulager sa faim, puis se promène un peu l’après-midi en observant les badauds. De sa fenêtre, le soir, il songe:

“J’ai pensé que c’était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que j’allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n’y avait rien de changé.”

Illustration de Matthew Richardon.

Comment un type comme Meursault en vient à commettre un homicide? L’intéressé répondra, à son procès, que c’est — encore — à cause du soleil, de la lumière aveuglante, de la chaleur écrasante. Sans prise sur les événements, il subit.

Meursault s’est retrouvé bêtement partie prenante dans un règlement de comptes. Une sombre histoire d’algarade entre son voisin — un type louche, vaguement souteneur — et un groupe d’Arabes avec lesquels son ami a maille à partir. Une première bagarre éclate, des horions giclent, un coup de couteau lacère le bras du voisin.

Plus tard, quand le soleil est au zénith, las des conversations tournant autour du drame qui vient de se dérouler, Meursault, pour retrouver le calme et l’inertie de sa vie, retourne seul sur la plage et ses pas le mènent sans qu’il en ait conscience sur les lieux mêmes où s’est produite l’altercation. Derrière un rocher, il tombe nez à nez avec l’Arabe qui s’est battu avec son ami. Meursault a gardé sur lui l’arme que celui-ci lui avait confiée avec l’ordre de l’utiliser au cas où, et quand jaillit dans la main de l’Arabe la lame étincelante, dans la lumière aveuglante, l’éclat brûlant du couteau, Meursault fait feu, une fois, puis tire quatre autre coups sur le corps inerte.

“La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver.”

Un drame stupide, absurde. Un geste impulsif, irréfléchi. Meursault a réagi à un stimulus, la brûlure du soleil sur sa peau, l’éclat vif et vertigineux de ce “métal bouillant”, l’iridescence de la lumière, la crainte du reflet de la lame. Il ne connaissait pas le type qu’il a tué, n’a pas échangé la moindre parole avec lui, il ignorait tout du différent qui opposait ses amis et le groupe des Arabes. Il ne l’a pas tué par vengeance ou par xénophobie. Son geste est purement instinctif, mais dénué de tout caractère raciste.

Détenu avant d’être jugé, Meursault est interrogé. Le juge d’instruction et son avocat veulent connaître les raisons de son acte — il les ignore. Ils essaient de le sauver du terrible châtiment réservé aux criminels, le premier en cherchant à le ramener à Dieu, le second en lui dictant les réponses les plus convenables aux yeux de la loi. Peine perdue. La religion, la loi, Meursault est étranger à cela aussi.

Quand s’ouvre le procès, un changement s’opère: l’étranger qu’il était vis-à-vis du monde devient, aux yeux de ceux qui assistent aux audiences, une anomalie, un dérangé, un être guidé par des motifs obscurs et incompréhensibles — un type au fond d’une étrangeté répréhensible.

Pendant son procès, c’est moins le prévenu qu’on juge que le fils dénué de sentiments qui enterre sa mère sans éprouver de peine, le voisin aux accointances louches, le meurtrier sans remords. Il n’est plus question de meurtre, ou alors de manière lointaine, moins encore de la victime. Seul compte l’absence de raison, l’âme sacrilège, le “cœur criminel”, le corps étranger qu’il faut éradiquer.

Albert Camus, auteur de “L’Étranger”.

Robert Smith a 16 ans en 1975. Il se morfond dans sa ville natale de Crawley, dans le Sussex. Il ignore ce que la vie lui réserve, il ne se doute pas une seule seconde du destin qui l’attend. C’est un ado morose, rebelle et fier, taciturne et provocateur à la fois, qui cultive son spleen en bouquinant — Camus, Sartre, les existentialistes, le genre de lectures pas franchement réjouissantes mais enrichissantes, que l’on recommanderait à tout jeune homme en quête de réponses à l’ennui qui le ronge et à ses questionnements sur sa place dans le monde.

Comme beaucoup de garçons de son âge, Robert est sujet au blues mais, à la différence de nombre de ses congénères, que la mélancolie laisse sans voix au fond de leur lit, lui a une passion, la musique, qu’il va alimenter de cette bile noire.

Ce goût pour la musique, il le doit en grande partie à son frère, Richard, né en 1946, baba sur les bords, qui lui fait découvrir tout le répertoire classique qu’un jeune mélomane se doit de connaître dans les années 1960–1970: Beatles, Stones, Nick Drake, Marc Bolan, T. Rex, Roxy Music

En 1975, donc, Robert en connaît un rayon question musique et, quoique sans ambition dans la vie, il sait déjà ce qu’il ne veut pas faire: subir un job routinier qui lui vérole l’âme et lui bouffe le cœur. Comme le précise Jeff Apter dans la biographie qu’il a consacrée aux Cure: “Le but de sa vie se résume à s’asseoir au sommet d’une montagne et mourir.” Charmant. Et Apter de conclure, pragmatique:

“The Cure semble donc être né de l’apathie et non d’une ambition brûlante.”

Pochette du 45 tours de 1978 où figure “Killing an Arab”.

L’apathie est précisément le sentiment qui préside à l’école chez Robert. Smith se contente du strict minimum pour ne pas redoubler. S’il n’y apprend rien qui soit de nature à l’enthousiasmer, il fait l’impasse sur les devoirs pour se nourrir de littérature.

Au lycée, il fait surtout la rencontre de deux gars qui partagent sa passion pour la musique, Michael Dempsey et Lol Tolhurst. Ses acolytes seront amenés à jouer un rôle important dans sa vie en devenant les batteur et bassiste de The Cure.

Robert connaît déjà son solfège, grâce à son frère, qui lui a appris le piano, et en 1972, pour Noël, ses parents lui ont offert sa première guitare: une Woolworth, un modèle rustique dont Smith ne se séparera que des années plus tard, alors que les portes des studios lui sont ouvertes et qu’il a accès à du matériel haut de gamme. Robert aime la saturation et fait cracher son vieil ampli HH. C’est l’époque des premiers groupes aux noms farfelus: le Crawley Goat Band, The Group, The Obelisk, Malice — puis Easy Cure, première matrice du groupe légendaire appelé à rayonner sur le monde musical de la cold wave…

En 1975-1976, Smith compose ses premiers morceaux, qui ont pour titres “10:15 Saturday Night”, une histoire d’ennui, encore, et de robinet qui goutte — drip, drip, drip… —, et “Killing an Arab”, créé à la guitare après avoir lu The Outsider (L’Étranger). Smith ne garde pour sa chanson que l’épisode central du livre, la scène de l’homicide.

I can turn / And walk away / Or I can fire the gun / Staring at the sky / Staring at the sun / Whichever I chose / It amounts to the same / Absolutely nothing / I’m alive / I’m dead / I’m the stranger / Killing an Arab

En mai 1978, le groupe enregistre aux studios Chesnut une démo de quatre titres — “10:15”, “Fire in Cairo”, “Boys Don’t Cry” et “Kiliing an Arab” — , qu’ils envoient aux maisons de disques londoniennes, accompagnée d’une lettre tapée à la machine (photo).

Phonogram et Island déclinent l’offre, de même que la BBC, qui retoque les Cure pour leur concours intitulé Band of Hope and Glory. Quel flair! Virgin et EMI, à leur tour, refusent la bande. Mais, chez Polydor, l’aspirant producteur Chris Parry apprécie. Le 13 septembre, il les fait signer, mais pas chez Polydor: le producteur veut faire des Cure le fer de lance de son propre lable, Fiction. Un nom on ne peut mieux choisi pour accueillir ce groupe surgi sur la scène punk avec un tube emprunté à une œuvre romanesque.

Dès lors, la route du succès est lancée, et le trio, qui paradoxalement revendiquait l’apathie comme forme de révolte à une existence morne et dénuée d’horizon, va se mettre à trimer dur. Le 20, The Cure retourne en studio pour enregistrer quelques titres, dont ceux de la démo, et part en tournée se frotter aux bars remuants de la scène punk de la région de Londres. Leur producteur envoie cet embryon d’album aux différentes maisons de disques londoniennes.

Pour dissiper toute polémique au sujet de “Killing an Arab”, il prend soin de joindre également The Outsider, de Camus. En octobre, rebelote: le groupe enchaîne trois sessions de nuit pour graver son premier album, Three Imaginary Boys. Le 4 décembre, on les retrouve en live chez John Peel, le grand manitou du rock anglais — et sa fameuse émission Peel Session. Le journaliste Adrian Thrills est le premier à les chroniquer, le 16 décembre 1978, dans New Musical Express. L’article s’intitule “Ain’t no Blues for the Summertime Cure(photo). Le même mois, le premier 45 tours du groupe est pressé, qui contient “10:15” et “Killing an Arab”.

“Killing an Arab” est l’une des chansons les plus populaires du répertoire encore peu étoffé du groupe. Les punks la réclament pour pogotter sur cet air que les “trois garçons imaginaires” aiment jouer à un tempo endiablé.

Mais le succès déborde largement la maigre base de fans du groupe. Des membres du National Front, le parti d’extrême droit anglaise, s’emparent en effet de “Killing an Arab”, dont ils interprètent les paroles au pied de la lettre, y voyant un appel au meurtre contre les étrangers. Lors d’un concert donné le 9 janvier 1979 à Nashville, près de Kesington, les activistes distribuent des tracts à l’entrée de la salle. L’ambiance dégénère en baston rangée entre rockers et punks d’un côté, et crânes rasés de l’autre. Smith assiste, déconfit, à ce chaos provoqué, bien malgré lui, par sa musique.

Smith déplore de devoir toujours s’expliquer sur le sens de ses paroles. Lui qui n’est pas d’un naturel bavard, et ne se montrera jamais prolixe face à son public, il peste à l’idée de se justifier comme un gamin pris en faute. Est-ce donc un crime que d’aimer Camus?

Que faire? Supprimer “Killing an Arab” des set lists? La rebaptiser? Ce serait donner raison à l’extrême droite et désavouer ses lectures de jeunesse. Alors Smith décide de changer les paroles. Un coup, le refrain devient “Killing an Englishman”; une autre fois, c’est le footballeur Kevin Keagan qui remplace l’Arabe dans le rôle de la victime.

Entre 1979 et 1982, les Cure sortent trois albums mythiques: Seventeen Seconds, Faith, Pornography, et enchaînent les tournées dans le monde entier. Leur notoriété est immense, et leur créativité impressionnante. Le public qui se déplace à leurs concerts vient désormais en connaisseur. Nul besoin de distribuer des tracts pour s’expliquer encore et encore sur le sens de “Killing an Arab”. Mais, en 1986, le lancement de leur première compilation, Staring at the Sea — une phrase tirée des paroles de “Killing an Arab” — , relance les débats.

Tout part de la diffusion de la chanson en octobre, sur la radio de l’université de Princeton, aux États-Unis, assortie de ce commentaire du programmateur:

“Here’s a song about killing A-Rabs!”

La communauté arabe américaine s’en émeut. Faris Bouhafa, porte-parole du Comité anti-discrimination des Arabo-Américains, monte au créneau, exigeant purement et simplement que la chanson soit retirée du best of. Après une campagne de lobbying intense auprès des présidents de Warner et Elektra, il obtient d’abord gain de cause. La distribution du disque est même suspendue en Nouvelle-Zélande et en Australie — faute de mieux.

En décembre, une rencontre a lieu entre Bouhafa et Chris Parry, le producteur des Cure. Smith se fend dans la foulée d’un communiqué indiquant que sa chanson n’a pas de caractère raciste sous quelque forme que ce soit. Cet avis (reproduit ci-contre) sera apposé sous forme de sticker sur les pochettes du disque. Condition sine qua non pour que “Killing an Arab” figure encore sur la compilation. Smith, conciliant, reconnaît que le titre peut être mal interprété et, pour prouver sa bonne foi, accepte de se produire en concert avec sa troupe d’échevelés au bénéfice d’associations œuvrant pour les Libanais, les Palestiniens et les orphelins américains.

Mais pourquoi cette chanson qui court sur les ondes depuis dix ans fait alors un tel foin? Bien des choses ont changé entre 1978 et 1986 sur le plan des relations internationales entre les États-Unis et les pays arabes.

En 1979, quatre ans après la chute de Saigon, qui sonna le glas de la guerre du Viêt Nam, la prise de pouvoir en Iran de l’ayatollah Ruhollah Khomeyni débouche sur la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran. Les États-Unis sont sous le choc.

Plus à l’est, en 1983, 241 marines sont tués dans un attentat au Liban révendiqué par un groupuscule islamique. La même année, l’ambassade américaine de Beyrouth est elle aussi frappée. Toujours plus à l’est, en 1986, le président Ronald Reagan décide de bombarder la Libye pour venger une série d’attentats terroristes, notamment celui de la discothèque La Belle, à Berlin-Ouest, attribué à des agents de Mouammar Kadhafi.

Dans tous les États-Unis s’élèvent des voix haineuses appelant à mettre une bonne raclée à ces “A-Rabs” — terme aussi péjoratif que “nigger” pour les Noirs. Le ressentiment des Américains est profond et sans distinction: l’Arabe est ce ressortissant ennemi qui habite un vaste territoire s’étendant du Maghreb à la plaine de l’Indus, au Pakistan, en passant par la péninsule Arabo-Persique… Le seul point commun à ces peuples agglomérés en un tout indistinct, leur religion: l’islam.

Dans ce contexte belliqueux et revanchard, la sortie de la compilation de singles des Cure, où figure en bonne place “Killing an Arab”, tombe au plus mal.

Cinq ans plus tard éclate la (première) guerre du Golfe. Les Américains lancent l’opération “Tempête du désert” contre l’Iraq de Saddam Hussein. De nouveau, le titre est diffusé sur les ondes accompagné d’exhortations racistes à l’encontre de “Saddam” et de ses séides. Smith doit encore éteindre l’incendie.

Même chose en 2001, après les bombes volantes commanditées par Oussama Ben Laden sur le World Trade Center et le Pentagone. Frileuse, la BBC — autrefois la voix du monde libre — va jusqu’à bannir “Killing an Arab” de ses ondes en prévision de réactions hostiles.

Comme Meursault, l’antihéros de Camus, étranger au monde qui l’entoure, Smith, depuis près de quarante ans, assiste, impuissant, à un déchaînement de passions dépassant de loin la sphère musicale.

“Le thème de l’absurde m’a toujours fasciné, déclarait Robert Smith au début des années 2000 à un journaliste anglais, ce qui ironiquement rejoint bien des idioties qui ont été dites au sujet de ce titre. Nous n’avons cessé de devoir nous justifier […]. Au début, en Angleterre, je chantais ‘Killing an Englishman’: la presse anglaise n’a pas compris. En concert aux États-Unis après la première guerre du Golfe, c’était ‘Killing an American’: la presse américaine nous a massacrés. Si j’avais su, je l’aurais intitulé ‘Standing on a Beach’, ça nous aurait évité bien des ennuis.”

Smith a fait pis. Il a abdiqué, il a baissé les bras en rebaptisant sa chanson fétiche d’un titre on ne peut plus plat et consensuel: “Killing Another”… Le politiquement correct l’a emporté sur la culture et la liberté d’expression — terrible conséquence de tous ces conflits qui dressent les communautés les unes contre les autres, ébouriffant les préjugés. Camus, philosophe de l’absurde, doit se retourner dans sa tombe, lui qui écrivait à la fin de L’Étranger:

“On se fait toujours des idées exagérées de ce que l’on ne connaît pas.”

Il ne croyait pas si bien dire…

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