Crédits photo : Christophe Beauregard pour “LE MONDE” — En savoir plus

L’économie de la connaissance, la science et les réseaux sociaux

Le Cas Idriss Aberkane

Catherine Leduc
10 min readNov 25, 2016

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Vous vous souvenez de la polémique autour du livre d’Idriss Aberkane “Libérez votre cerveau”? Allez! Cela ne date que de quelques semaines! Ok, l’élection de Trump est passée par là, et puis maintenant c’est la primaire de la droite qui fait l’actu. Et bien, qu’à cela ne tienne, j’aime les plats qui se mangent froid. Et j’aime parler des conversations houleuses dans ma chaumière, en l’occurrence ici avec le scientifique de la famille, c’est-à-dire mon fils aîné, mais pas que…

Tout a commencé par des vidéos de ses conférences circulant sur le net. La toute première que j’ai vue, c’était celle-là, et comme beaucoup de monde, j’ai été emballée par ce type et les idées qu’il promeut.

Ensuite, on me balance sur mon fil d’actualités Facebook qu’en réalité Idriss Aberkane est un vilain escroc qui ne fait que mentir sur son CV. On me prouve par A+B que ses titres et diplômes sont en fait un étalage ronflant de vrais faux mensonges sur son cursus. On me dit qu’il n’a pas hésité à gonfler le prestige de ses titres, comme par exemple chercheur à Stanford, alors qu’il a été simple stagiaire dans un laboratoire affilié à cette université prestigieuse, par exemple.

Bon. Soit. Ça jette un doute sur son honnêteté intellectuelle. Ceci dit, il n’est pas du tout le premier à rouler des mécaniques pour se faire mousser dans les médias, loin s’en faut! Comme les médias raffolent des buzz sur internet, rien d’étonnant à ce qu’il énerve tout le monde. Mais, je me demande…. Pourquoi ce serait plus impardonnable de la part d’un scientifique?

Je me dis que la polémique va s’arrêter là. Mais non.

Voilà que des scientifiques et des vulgarisateurs se sentent piqués par le personnage, et décident de fouilloter dans le contenu de son bouquin pour voir jusqu’où va l’imposture. Voilà ce que ça donne.

On s’attaque donc au fond de ses travaux de recherche. Et la conclusion tombe: il n’y a pas de travaux de recherche. Ou plutôt il n’y a aucun travail de recherche fondamentale qui ait donné lieu à une publication dans une revue scientifique. BAM! La communauté scientifique en France ne reconnaît comme sérieux et crédibles que les chercheurs en recherche fondamentale. Pas de publications, pas de légitimité pour parler de sciences? Pas de publications, Idriss Aberkane n’est donc qu’un clown, un prestidigitateur, un mentaliste, un escroc, un imposteur?

Premier point qui me fait à mon tour m’énerver. Je me dis que, zut, ce gars n’est sans doute pas professeur à Stanford, mais il a quand même pas mal étudié dans des domaines très différents et monté 3 entreprises (d’après ce qu’il dit bien sûr). Quand bien même il n’a rien publié (dans des revues scientifiques prestigieuses, en tant qu’auteur principal), il est certainement moins ignorant que le quidam sirotant son petit jaune au café du commerce.

Faut-il jeter à la poubelle tout ce qu’il dit parce qu’il affiche des titres prestigieux dont tous les chercheurs rêvent, mais qu’il n’a pas? Faut-il se morfondre ou s’offusquer d’avoir été mystifié par un horrible escroc … qui nous fait dépenser 20 Euros sur Amazon?

Je dois vous avouer que je n’ai pas acheté ni lu le nouveau livre d’Idriss Aberkane. En fait, je ne suis pas une fan d’Idriss Aberkane. Je ne sais pas ce qu’il y a vraiment dans ce livre. Ce n’est pas du contenu dont j’ai envie de parler. En fait, le contenu précis de ce livre n’a aucune importance dans l’épi-phénomène Idriss Aberkane.

Quand je repense aux diverses conversations à ce sujet, quand je relis les articles qui circulent, les commentaires sur Facebook, je vois une forme de naïveté dans tous ces reproches, qui se veulent pourtant sérieux et constructifs. J’en arrive à me dire que la société actuelle, malgré ses autoroutes de l’information, est restée bien naïve, c’est-à-dire éloignée de la connaissance…

Sommes-nous Candide ou M. Jourdain?

Bizarrement, je ne vois aucune polémique autour des nouveaux papes du bien-être et du bonheur assuré. Les Christophe André, les Matthieu Ricard, et les Thomas d’Ansembourg, qui vendent très bien leurs livres et leurs conférences, tous ceux-là ne sont pas du tout éreintés comme Idriss Aberkane. Ils font au contraire la joie renouvelée d’émissions de radio et de télévision, ainsi assurées d’obtenir une audience fidèle. Pourtant, avec leur méditation pleine conscience à la sauce communication non violente à laquelle nul ne peut échapper dans les médias, ne nous vendent-ils pas autre chose qu’Idriss Aberkane? Ne nous proposent-ils pas de libérer notre cerveau?

Deuxième point qui me fait m’énerver. Pourquoi avons-nous autant besoin de gourous en qui nous pouvons croire? Pourquoi la spiritualité nous semble moins attaquable que la science? Pourquoi un petit gars qui a bossé dur pour être trois fois docteur es quelque chose, mais sans publi, se fait incendier parce qu’il a un discours de gourou, quand un ex-tradeur de la haute finance devenu moine bouddhiste est érigé en détenteur de la bonne parole à suivre sur ordonnance? Soit je ne comprends rien à rien, soit je vois des choses dont personne ne parle (ce qui revient à peu près au même… :-)

Qu’est-ce que le cas Idriss Aberkane révèle?

Mon constat est le suivant. Nous sommes encore et toujours dans une société modelée par les croyances et la religion. Pour se départir du dogme religieux chrétien, la France de la philosophie des lumières a inventé une nouvelle religion qui a irradié partout dans le monde, celle de LA Science. Les scientifiques eux-mêmes vivent et communiquent leur passion comme une religion. Ils parlent de leur science au quidam comme d’une source de progrès, de bien-être et d’enrichissement spirituel. La communication scientifique au grand public, forcément ignorant, regorge d’incantations, de prescriptions et culpabilisations. Les neurosciences et la psychologie cognitive sont au summum de la communication quasi-mystique. Nous en sommes là.

Quant à moi, je trouve cela bien étrange…

Je me souviens que, dans une première vie, j’ai obtenu un Doctorat en Pharmacie, grâce à une thèse reprenant mon travail dans un laboratoire de recherche à l’UTC de Compiègne. Ce même travail ayant abouti à l’obtention d’un DEA (diplôme d’études approfondies (rire) qui n’existe plus aujourd’hui), j’ai tenté l’aventure d’une thèse de doctorat de 3e cycle universitaire, bourse doctorale en poche. J’ai arrêté les frais au milieu de ma 2e année de thèse, renonçant à une bourse conséquente que d’aucun m’enviait, à force d’épuisement massif. Cette incursion dans le monde de la recherche scientifique a laissé des traces…

J’ai appris, pendant mon cursus d’étudiante, que la science n’admet pas la croyance. J’ai appris que la vérité scientifique n’existe pas. J’ai appris que la recherche scientifique se fonde sur l’exploration de théories par des expériences menées avec une méthodologie rigoureuse. J’ai appris qu’il est nécessaire de remettre en question des théories tenues pour acquises quand des résultats expérimentaux répétés ne cadrent pas avec ces théories. J’ai appris aussi qu’il faut beaucoup rêver et imaginer d’autres possibles pour construire un travail de recherche. Les connaissances scientifiques ne sont jamais figées dans une vérité mais en perpétuelle actualisation.

La science ne se fait pas sur des dogmes. Faire de la science est d’abord une démarche d’exploration du réel pour produire des connaissances à un moment donné de l’histoire. Comme le réel est mille fois plus compliqué et plus vaste que tous les cerveaux érudits réunis ne pourraient jamais imaginer, faire de la recherche scientifique revient toujours à morceler les sujets d’étude en questions et hypothèses, toujours plus affinées, toujours plus réduites. Et puis, à un moment donné, il faut remettre les études bout à bout et créer du sens. C’est un travail de fourmi. Chacun fait son petit travail et la maison se construit. Et puis, à un moment donné, il faut savoir communiquer sur la maison en cours de construction et expliquer à quoi elle va servir.

Les scientifiques ont organisé un système de communication très sophistiqué pour s’affranchir des croyances. Il ne fonctionne qu’en vase clos dans l’entre soi de la communauté scientifique. Il fonctionne par le biais de publications dans des revues scientifiques spécialisées. Il impose une hiérarchie de grades. Il impose des bonnes pratiques de travaux de recherche et de publications. Il est cloisonné en disciplines, à l’intérieur de chaque discipline en sous-disciplines puis, comme par hasard, en chapelles, avec grand pontes et disciples. Oh oh! Voilà qu’on tourne en rond…

Le cas Idriss Aberkane est très intéressant pour parler de la mutation profonde de la société version 2.0. Idriss Aberkane est évidemment un produit marketing. Il se pose lui-même en un produit pionnier sur le marché de la nouvelle économie qui se dessine et dont il parle précisément, à savoir l’économie de la connaissance.

Dans la société version 2.0, l’entre-soi d’avant explose. Des communautés se refondent sur d’autres critères. Ces critères restent encore bien nébuleux et sans doute beaucoup plus mouvants, mais la question de l’accès à la connaissance est certainement au cœur de la redistribution des cartes du pouvoir pour l’avenir.

Quelques vrais scientifiques, ceux qui ont de vrais doctorats avec de vraies publications, ont compris l’intérêt de la communication sur les réseaux sociaux. Ils se mettent aux MOOC et font de belles captations vidéos de présentation de leurs travaux comme dans l’amphi du thésard avec joli powerpoint. Dr Chose est très brillant, mais il n’a pas toutes les clés pour communiquer de manière fun. Pas de quoi faire un succès populaire. Il faut quand même être très très intéressé par un sujet pour regarder ce genre de vidéos… On est loin de la science pour tous!

D’un autre côté, il y a de très bons vulgarisateurs qui n’affichent pas de titres prétentieux mais qui rendent la science fun tout en étant documentée (ex: dirtybiology, e-penser). Le gros buzz médiatique n’est pas vraiment au rendez-vous, mais l’audience monte …. petit à petit. Le labeur et la ténacité sur les réseaux sociaux, le lot de tout blogueur, n’est-ce pas?

Idriss Aberkane n’appartient à aucune de ces 2 catégories, et c’est tout à fait nouveau. Pas étonnant que ça fasse des remous, des grincements de dents et des grincheux dans la communauté fermée des chercheurs, jusqu’alors habitués à partager de façon très contrôlée leurs connaissances dans la sphère publique. Pas étonnant que ça fasse des remous du côté des vulgarisateurs qui voient leur gagne-pain concurrencé par un soit-disant multi-docteur es sciences version gonflette qui déboule avec un joli buzz sur les mêmes réseaux et médias.

Comment attribuer de la valeur à l’information à l’heure où les réseaux sociaux sont devenus des méta-média? Qui mérite le plus notre attention dans l’économie actuelle de l’attention? Qui mérite le plus notre confiance dans cette économie de la connaissance?

C’est tout à fait nouveau qu’un scientifique, avec un parcours universitaire touche à tout et néanmoins poussé, décide de communiquer LA science avec un vocabulaire, une gestuelle et des métaphores de comptoir. C’est tout à fait nouveau qu’un scientifique réussisse à assembler des connaissances scientifiques très différentes pour en faire des histoires qu’il raconte avec panache et nous donne une impression de proximité avec ces connaissances.

Idriss Aberkane est critiqué pour la même raison qu’il est aimé. Il fait sentir que la science, toute complexe et bouillonnante qu’elle soit, n’appartient pas qu’aux scientifiques. Il veut montrer, avec bagou et prétention, que la connaissance produite par les scientifiques appartient à tout le monde, et qu’il est nécessaire voire urgent que monsieur et madame tout-le-monde s’en saisissent. S’il rencontre un public, c’est que les neurosciences fascinent. Les gens sentent bien, plus qu’ils ne raisonnent, que la société de demain pourrait bien se construire sans eux s’ils restent dans la naïveté des sciences. Alors, ils foncent acheter le livre d’Idriss Aberkane.

Le plus drôle dans l’histoire reste que ce sont les mêmes qui achètent la science d’Idriss et la méditation pleine conscience de Mathieu. La quête de sens spirituel n’est pas prête de s’éteindre, on dirait…

Finalement, j’espère m’adresser à tous les scientifiques qui travaillent dans l’ombre de leur labo. Avant de critiquer Idriss Aberkane pour usage de faux titres et auto-glorification, peut-être vaudrait-il mieux tirer un enseignement de cet engouement pour cet hybride mi gourou-mi docteur. Dans ce monde complexe, en réseau, que l’on nous annonce encore plus mouvant demain et potentiellement clivant, les scientifiques ont une très grande part à jouer pour qu’il soit démocratique et éclairé. Mais, il va falloir un peu plus de bons scientifiques avec de beaux diplômes es communication!

Pour aller plus loin, je vous invite à lire ce long entretien, publié en février dernier, avec le philosophe de la pensée complexe Edgar Morin : “Le temps est venu de changer de civilisation", et je ne résiste pas à l’envie de citer ce passage:

Enfin, et tout aussi capitaux doivent être d’une part la réhabilitation de la culture des humanités, menacée par la culture techno-économique, d’autre part son décloisonnement et son maillage avec la culture scientifique. Faire se confronter, dialoguer, construire ensemble et de manière transdisciplinaire ces différentes expressions de la connaissance est fondamental, y compris pour favoriser, là encore, la culture de l’ouverture au détriment de celle, grandissante, de la fermeture. Ce qui signifie aussi que toutes les formes de la culture doivent être promues. Les disciplines classiques ne doivent pas obstruer celles modernes et contemporaines. Mon attachement viscéral à l’œuvre de Montaigne, Pascal, Rousseau ou Dostoïevski ne m’empêche pas d’être émerveillé par celle de Fritz Lang ou d’Akira Kurosawa. Les vertus de la complexité, c’est, dans ce domaine aussi, embrasser plutôt qu’élaguer, c’est mettre en perspective plutôt que compartimenter.

Alors, si notre société a besoin de penser, si elle a besoin de réflexion et de spiritualité pour garder son humanité, malgré tout, malgré le terrorisme, malgré le populisme, malgré la pensée binaire, malgré le racisme, malgré l’homophobie, malgré la misogynie, malgré l’ultra violence techno-économique, je me dis que nous allons avoir besoin d’un peu plus de petits gars sympas comme Idriss Aberkane pour rendre la science complexe glamour et populaire.

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Catherine Leduc

Passionnée idéaliste en quête de sens et d’énergies. J’aime les renards et les petits princes #utopieréaliste (et j’adore mon métier d’orthophoniste!)