La médicalisation de la grossesse

Regard sur un progrès à double tranchant

Marie Colin
9 mois et moi
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11 min readAug 16, 2016

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L’apprentissage de la grossesse

Quand j’ai découvert que j’étais enceinte, je ne connaissais strictement rien au sujet.
Je n’appartenais pas encore au clan des initiées, celles qui parlent de leur « gygy » à l’écart de leur « zhom » pour évoquer la gestation de leur « bb1 », des nécessaires « pds » en fonction du nombre de « sa » ou « sg », des « +++ » qui arrivent après la disparition des « rrrr ». J’ignorais ce qu’étaient les « dpa », les « dpo » ou les « geu». Je n’avais jamais entendu parler des « muguettes » ou des « juillettes ». Bref, Google ne m’avait pas encore fait découvrir les arcanes des forums de Doctissimo, débordant d’angoisses de mères connectées. (Cf. lexique de survie en bas de l’article)

Je me suis toutefois très vite acclimatée à cet univers truffé de néologismes, d’abréviations codées et de fautes d’orthographe, tellement je souhaitais emmagasiner le plus d’informations possible sur mon nouvel état. J’avais besoin de savoir si ce que je vivais était normal. J’attendais avec impatience mon premier rendez-vous avec le corps médical pour m’assurer que tout allait bien. Il n’était pas concevable d’être laissée à moi-même pour faire cette traversée de 9 mois d’inconnu total. Je voulais être rapidement prise en charge, épaulée, guidée, rassurée. En bonne petite occidentale, je voulais être assistée, et tout de suite maintenant s’il vous plaît.

Ma vision de la grossesse était nourrie des témoignages de copines ou copines-de-copines passées par là, et dont ma mémoire avait surtout retenu les aspects négatifs ou effrayants. J’avais en tête des images d’accouchements tout droit sorties des films et des séries. J’étais pleine d’attentes, de stéréotypes, de fantasmes et surtout de craintes.

Les trois premiers mois n’ont pas été les plus faciles. J’attendais qu’ils soient derrière moi pour enfin me sentir à l’abri de l’irrévocable statistique, à savoir qu’1 femme sur 4 fait une fausse couche lors du premier trimestre. J’étais inquiète de ne pas avoir de symptômes, puis dépitée quand les nausées sont apparues. Jamais contente…

J’avais le mal de mer quasiment 24h/24h (au passage, j’espère que l’inventeur du terme de « nausées matinales » est aujourd’hui en prison), je ne pouvais rien faire à part dormir sur le canapé, ne supportais plus les odeurs et mouvements du métro, j’étais ronchon, mes émotions étaient décuplées, et je ne pouvais même pas me plaindre puisque je ne n’avais pas annoncé la nouvelle à mon entourage (à l’exception de mon chéri, ce héros, chez qui je n’ai pas trouvé suffisamment d’empathie à mes problèmes très féminins de variations hormonales…).

Quoi, c’était ça la grossesse ? Merci bien ! Je ne comprenais pas toutes ces femmes qui évoquaient un sentiment de plénitude, d’apogée de la féminité, de rayonnement et de bien-être. Je ne me sentais pas enceinte, je me sentais malade. Dans ce contexte, rien de choquant pour moi à ce que la grossesse soit suivie par des médecins et que l’accouchement se déroule à l’hôpital. Dans notre société française, la réponse aux maux physiques est tout naturellement la médecine. Si on a mal, on prend un médicament et on n’en parle plus.

L’évolution de ma perception

Même si j’étais déjà acquise à la cause des médecines naturelles ou énergétiques, la grossesse m’a appris à devoir me passer de solution pour apaiser la quantité de petits désagréments qui venaient perturber mon corps et mon mental. Petit à petit, j’ai porté un regard différent sur ce que j’éprouvais. Je finissais par trouver tout ceci normal, c’était la nature qui préparait au mieux la maison temporaire de mon petit, et elle savait ce qu’elle faisait. Je n’étais plus dans la complainte, mais dans l’acceptation.

Je continuais à lire et à me renseigner sur la grossesse, mais ne me retrouvais plus dans les témoignages des forums, ni les ouvrages en tête de gondole des rayons « maternité ». Je sélectionnais donc de nouvelles lectures, qui valorisaient les grossesses « en conscience » et les accouchements « naturels » (comprendre : sans péridurale). J’ai compris que ce que chacune mettait derrière le mot « douleur » conditionnait ses sensations, et que la préparation psychologique régissait la façon de ressentir les contractions.

A la fin du 4eme mois, quand j’ai senti mon bébé s’agiter dans mon ventre, j’ai commencé à prendre conscience de la chance que j’avais de vivre cette expérience. J’avais apprivoisé cette grossesse que je souhaitais dorénavant vivre pleinement pour en profiter chaque jour. L’accouchement tant redouté était devenu dans ma tête un rite de passage que j’avais hâte de connaître (malgré, je dois l’avouer, quelques appréhensions persistantes liées à l’inconnu).

Avec cette transformation de ma vision de la grossesse et de l’accouchement, il m’est devenu de plus en plus difficile d’accepter l’ingérence de la médecine dans un processus physiologique normal et sain. Notez que cette remarque n’est bien sûr pas valable pour les grossesses à complications ou les femmes nécessitant une surveillance particulière. Clarifions que je ne remets pas en cause ici la médecine en tant que telle, mais la systématisation de ses procédés.

Les procédures imposées et « principes de précaution »

La mammifère que je suis a dû se plier à toutes les contraintes médicales de routine, à savoir les prises de sang pour la toxoplasmose et les tests urinaires mensuels, les différents bilans d’analyses sanguines, celui des marqueurs sériques pour calculer les probabilités d’avoir un enfant trisomique, les échographies morphologiques qui mesurent et dissèquent le fœtus dans tous les sens, le dépistage du diabète gestationnel avec l’infâme breuvage de glucose, les supplémentations en vitamines et minéraux (pas toujours bien digérées par l’organisme), ainsi que la fatidique épreuve de la balance… celle qui nous culpabilise chaque mois de ne pas respecter les courbes de poids préconisées par un corps médical visiblement sadique et rigoriste.

{Petite parenthèse sur l’échographie, magnifique invention du XXIe siècle qui nous permet de connaître le sexe de notre bébé et de le voir bouger dans notre ventre en direct live. Chaque rendez-vous est un moment d’excitation pour la future mère. Mais les rapports que l’on nous fournit ensuite, illustrés de courbes, de graphiques et de mesures sont finalement assez anxiogènes. Les femmes se retrouvent ensuite sur les forums à comparer les photos, la taille, le poids, la longueur du fémur ou le diamètre bipariétal de leur fœtus pour se rassurer entre elles à coup d’autodiagnostics. Les échographies génèrent donc aussi beaucoup d’angoisses sur la « normalité » du développement du bébé.}

Au suivi médical astreignant, il faut ajouter le bannissement des médicaments et des huiles essentielles, ainsi que la liste interminable des contre-indications alimentaires : œufs et laits crus, fromages bleus et à pâte molle, salades et légumes mal rincés, fruits de mer, charcuterie, carpaccios, sushis, viande peu cuite, soja, rillettes, mayonnaise, poissons fumés, tarama, foie gras, tisanes, thé, café… Sans oublier bien entendu le tabac et l’alcool.

Au début je me comportais comme une Ayatollah, j’étais la bonne élève qui respecte à la lettre les préceptes du Dieu Médecine. Puis avec le temps et mes lectures, je me suis détendue… J’ai compris que cette liste noire était surtout un principe de précaution, et que le risque pour mon bébé de développer une malformation parce que j’avais mangé une crêpe complète avec un jaune cru accompagné d’un verre de cidre doux était probablement de l’ordre de moins de 0,01%.

Une approche de plus en plus médicalisée

Quand j’ai parlé à ma mère de mon suivi médical et de ces interdits, elle m’a regardé avec des yeux ronds, car tout cela n’existait pas lorsqu’elle était enceinte. Elle savait à l’époque qu’il était mieux d’éviter de fumer un paquet de cigarettes par jour et d’enchaîner les verres au Nouvel An, mais en aucun cas on ne lui avait imposé de restriction totale. Quant aux plateaux de fromages, sushis & Cie, elle n’était même pas au courant qu’ils pouvaient être à risque.

J’ai du mal à croire qu’un tel durcissement des consignes en deux ou trois décennies soit totalement justifié. C’est à chacune d’aviser sur le comportement à adopter. Je n’apprécie guère les discours culpabilisants et le bourrage de crâne que l’on subit parfois entre les gynécos, les ouvrages spécialisés, les articles d’internet, et ceux des applications de grossesse (les nouvelles compagnes de la femme enceinte 2.0).

Mon aversion pour l’hyper médicalisation porte en réalité surtout sur l’accouchement. Le fait qu’il se déroule d’office à l’hôpital ou la maternité est déjà en soit un problème. Dans de nombreux pays on a le choix entre le domicile, les maisons de naissance, ou l’hôpital. Nos voisines hollandaises accouchent par exemple en majorité à la maison.

En France c’est impossible, car non seulement les maisons de naissance n’existent pas, mais car on dissuade en plus les sages-femmes de pratiquer les accouchements à domicile en les obligeant à souscrire à des assurances inabordables. La pratique des doulas, ces accompagnatrices qui rassurent et soulagent la femme enceinte pendant le travail, est quasiment inconnue chez nous et celles-ci sont très rarement autorisées en salles de naissance.

On va donc à l’hôpital, et tant pis pour celles qui souhaitent vivre un accouchement naturel, dans l’eau ou bien dans la position de leur choix, car l’écrasante majorité des établissements ne permet pas à la femme de décider de la façon dont elle mettra son enfant au monde.

La « mécanisation » des accouchements

Par conséquent le rôle des sages-femmes évolue. Au lieu de passer du temps avec la femme pendant sa phase de travail, à la soutenir et la guider en l’entourant d’une chaleur humaine rassurante, celles-ci se transforment en infirmières courant d’une salle de naissance à l’autre (sous-effectif oblige). Elles sont formées à réaliser — ou à assister — à des perfusions, des épisiotomies, des déclenchements artificiels par ocytocine ou percement de la poche des eaux, à “extraire” les bébés par des instruments etc.

Dans les hôpitaux où la « position gynécologique » est de rigueur, elles ne savent plus accoucher une femme qui se présente autrement qu’allongée les pieds dans les étriers, ce qui est la posture la moins naturelle et la moins favorable à l’expulsion du bébé, mais la plus pratique pour l’intervention du personnel. La “sagesse” millénaire et empirique de leur métier s’est finalement diluée dans l’apprentissage mécanique d’accouchements normés.

Les sages-femmes sont aussi là pour appliquer un process médical qui permet de faciliter leur travail ou de protéger l’établissement en cas de problème, mais n’aide en rien le labeur de la parturiente (exemples : interdiction de boire et manger, rasage du pubis, port de la blouse d’hôpital pour la mère, perfusion d’office, touchers vaginaux à répétition, monitoring électronique omniprésent…).

Attention, je ne blâme pas les sages-femmes, profession que j’admire particulièrement et qu’il m’aurait plu d’exercer dans une autre vie. C’est plutôt leur formation, et l’évolution actuelle de leur métier qui me pose problème. Certaines souhaitent heureusement revenir à l’authenticité et à l’humanisme de leur vocation, comme le démontrent le documentaire Entre leurs mains ou les excellents ouvrages d’Ina May Gaskin et Maïtie Trélaün.

La banalisation de la péridurale

Ce qui me contrarie personnellement le plus, c’est la banalisation de la péridurale. Une anesthésie n’est pourtant pas un acte anodin. Elle engendre de nombreuses conséquences sur le déroulement de l’accouchement et ses suites, dont je ne suis pas sure que la plupart des femmes ait connaissance. La question n’est quasiment plus de savoir si on souhaite en avoir une ou pas, mais à quel moment (si toutefois notre décision est compatible avec les disponibilités du praticien). Dans la maternité parisienne que j’ai choisie, celle des Bluets, réputée pour pratiquer des accouchements physiologiques, 80% des femmes ont une péridurale.

Je ne vais pas mentir, j’ai fait partie de celles qui n’auraient pas hésité une seconde à se faire poser un cathéter dans les vertèbres pour ne plus rien sentir. Avec la vision horrifiée de l’accouchement que j’avais jusque là, je ne concevais pas que l’on veuille souffrir délibérément. Ces femmes qui prônaient une naissance naturelle me semblaient être des masochistes extrémistes, visiblement dotées d’un courage qui me faisait défaut.

Aujourd’hui ce que je veux avant tout pour mon accouchement, c’est être présente et consciente. L’idée d’être coupée de mes sensations ne m’attire pas du tout, et je ne cherche pas à éviter de ressentir ce que la nature provoque en moi et en toutes les femmes qui ont enfanté depuis que le monde est monde. Je souhaite que tout se passe de façon naturelle et instinctive, pour que je puisse vivre cet événement positivement et accueillir mon enfant de la meilleure façon qui soit, en osmose avec lui et son père.

Certaines femmes vivent des expériences spirituelles très intenses pendant leur accouchement, ou évoquent un sentiment de puissance incommensurable, quand d’autres parlent carrément d’orgasme. A côté de cela, la médecine me propose d’insensibiliser le bas de mon corps et de vivre la naissance de mon enfant de façon passive. J’ignore encore tout de l’intensité et du vécu des contractions, mais je sais que je n’ai pas envie de me faire dominer par mes peurs et que j’ai la capacité d’accoucher par moi-même.

Loin de moi l’idée de juger les femmes qui se réjouissent de bénéficier d’une péridurale, car il est indéniable qu’elle constitue une avancée médicale de taille. Encore une fois, je pense que la douleur est subjective, et je comprends qu’elle puisse se transformer pour certaines en véritable souffrance qu’il est alors nécessaire d’apaiser. Il n’est pas question non plus de condamner le cadre médical dans son ensemble, puisque nos réflexes et connaissances modernes ont permis de sauver un nombre incalculable de mères et de nourrissons, par rapport à une époque pas si lointaine où les taux de mortalité étaient élevés.

La médecine, en voie de déshumanisation

Ce que je déplore en revanche, c’est la systématisation, le manque de choix et d’informations. La médecine dans son aspect automatique et impersonnel nous déconnecte de notre corps, de notre psyché, et de nos instincts. La grossesse n’étant pas une maladie, elle devrait pouvoir se dérouler par défaut dans un cadre plus respectueux des processus physiologiques pour les femmes qui ne présentent aucun problème.

Les cours de préparation à la naissance pourraient également aider à lever les peurs et conditionner notre mental pour nous encourager à accoucher de façon naturelle. Peut-être que les choses évolueront en ce sens et que nous prendrons davantage modèle sur nos voisins européens. Et peut-être aussi qu’après avoir accouché, je rédigerai un article pour bénir l’inventeur de la péridurale… L’avenir me le dira !

Toujours est-il que l’encadrement médical génère des angoisses et des questions que les femmes ne se seraient probablement pas posées spontanément. En voulant rassurer et assister, il me semble que l’on provoque davantage d’inquiétudes. Cela ne concerne pas que la grossesse, car c’est tout le rapport à la médecine et à notre corps qui nécessiterait d’être transformé. La grossesse étant un état naturel, son suivi ne devrait pas être exclusivement laissé aux mains du personnel médical.

Il est temps de replacer la femme au centre des préoccupations, non pas comme un corps ou une patiente mais comme un être humain, avec ses envies, ses peurs, ses ressentis et ses instincts. Apporter moins de surveillance, mais plus de confiance, voilà ce vers quoi selon moi le suivi de la grossesse devrait tendre pour que la femme puisse se reconnecter à son essence.

Annexe : lexique de survie à l’usage des novices :

gygy : gynécologue
zhom : homme (mari, concubin, petit copain…)
bb1 : première grossesse (déclinable en bb2, 3, 4 etc.)
pds : prise de sang
sa : semaine d’aménorrhée (absence de règles)
sg : semaine de grossesse
+++ : test de grossesse positif
rrrr : les règles (aussi nommées “reds” ou “vilaines”…)
dpa : date prévue d’accouchement
dpo : day post ovulation (nombre de jours depuis la date d’ovulation)
geu : grossesse extra-utérine
muguettes, juillettes : femmes accouchant en mai ou en juillet (il y a bien sûr un mot pour chaque mois)

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Marie Colin
9 mois et moi

Mère velléitaire et écrivain en devenir. Ou plutôt l’inverse. Still loading.