La tragique histoire du village des Zorbs

Une fable économique

Anthony Dupont
5 min readFeb 12, 2017

Il était une fois un peuple de créatures étranges, qui s’appelaient les Zorbs. Ces êtres velus vivaient dans une vallée recluse des Carpates, et n’avaient jamais rencontré l’espèce humaine. Les Zorbs ne se nourrissaient que d’une chose : des tartes aux pommes. Ils n’avaient pas de besoins ou de rêves autres que de manger des tartes aux pommes. Pour fabriquer ces tartes aux pommes, les Zorbs cueillaient les pommes dans leur forêt, récoltaient les blés sauvages éparpillés dans la nature et confectionnaient à la main les tartes. Ils étaient très dépendants de la nature, et il fallait de longues heures de cueillette et de travail à chaque Zorb pour obtenir une tarte aux pommes par semaine.

Hiver

Un hiver, les Zorbs décidèrent de se mettre ensemble et de fonder un village. Ils parvinrent à domestiquer le blé et la pomme sauvages et à les cultiver dans les champs du village. En s’organisant pour répartir au mieux la cueillette des pommes, la mouture des blés et la fabrication des tartes, ils améliorèrent beaucoup leur niveau de vie : à présent chaque Zorb pouvait compter sur une tarte aux pommes tous les deux ou trois jours. Pas autant que ce dont les Zorbs rêvaient la nuit, mais suffisant pour éviter la famine.

Printemps

Un jour de printemps, un Zorb plus malin que les autres, appelé Henriforb, fit une invention géniale : une machine à moudre le blé. Cette machine changea beaucoup la vie des Zorbs : de tous les Zorbs qui s’occupaient de moudre le blé, il n’en fallait plus qu’un — les autres purent aller contribuer aux autres tâches, ce qui augmenta beaucoup la production de tartes aux pommes. A la fin du printemps, chaque Zorb mangeait une tarte par jour.

Eté

Henriforb était vraiment très malin. Continuant sur sa lancée, il inventa au début de l’été une machine à fabriquer les tartes. Quelle révolution ! A présent, il n’avait plus besoin que de deux Zorbs pour faire fonctionner les machines à moudre le blé et à fabriquer les tartes.

Grâce à sa machine, Henriforb se goinfrait d’une bonne vingtaine de tartes par jour, mais il ne semblait jamais en avoir assez. Il réalisa vite que pour être sûr de ne jamais manquer de tartes, il fallait qu’il s’assure que la fourniture en blé et en pommes n’arrêterait jamais. Du coup, il échangea contre des tartes la propriété exclusive des champs de blé et des pommiers du village.

Il embaucha la moitié de la population Zorb pour travailler dans ses champs et son verger, contre une rétribution généreuse de trois tartes par jour. Les autres manifestèrent leur colère : comment allaient-ils survivre ? Après de longs débats, les Zorbs qui travaillaient dans les champs d’Henriforb acceptèrent d’être solidaires, et de verser une tarte aux pommes par jour aux sans emploi. Le village continua donc à vivre paisiblement.

Automne

L’automne commença par un drame : Henriforb avala de travers sa 23e tarte de la journée, et mourut d’étouffement avant que quiconque n’ait pu l’aider. C’est son fils, Stivjorb, qui hérita de ses machines et de ses champs.

Stivjorb avait aussi hérité de son père une initiation au fonctionnement des machines et un goût pour l’invention. Peu après, il parvint à fabriquer un robot qui parvenait seul à cultiver et récolter autant de blé et de pommes que cent Zorbs réunis. Très logiquement, il licencia les Zorbs qui travaillaient dans ses champs, lui faisant faire de substantielles économies : plus besoin de distribuer trois tartes par jour à tous ces Zorbs ! Il choisit trois Zorbs qu’il trouvait sympathiques pour faire fonctionner les machines et le robot. Il décida qu’il ne leur donnerait plus que deux tartes par jour — et que s’ils n’étaient pas contents ils pouvaient aller voir ailleurs. Bien sûr, ils acceptèrent avec gratitude.

Stivjorb réalisa vite que, malgré son bel appétit, ses machines produisaient beaucoup trop de tartes pour sa propre consommation. Pourtant, il avait toujours peur de manquer de tartes un jour. Du coup, il fit une autre invention géniale : le congélateur. Toutes les tartes qu’il produisait et qu’il n’arrivait pas à ingurgiter, il les amassait dans son congélateur, qu’il avait construit absolument gigantesque, et qui se remplissait chaque jour un peu plus.

Pendant ce temps, le reste de la population Zorb se retrouvait complètement dépourvue. Un jour, une assemblée de Zorbs affamés vint lui rendre visite pour lui faire une requête : accepterait-il de donner ne serait-ce qu’une tarte par jour à chaque Zorb du village ? Stivjorb trouva la requête fort déplacée :

– « Et pourquoi donc vous donnerais-je des tartes gratuitement ? N’est-ce pas mon père qui a inventé ses machines ? N’a-t-il pas acheté les champs avec votre accord ? N’est-ce pas moi qui ai inventé et fabriqué le robot ? Et vous, bande de fainéants, vous voudriez recevoir des tartes aux pommes sans travailler ?»

Les pauvres Zorbs n’eurent pas le choix. Ils abandonnèrent le village et retournèrent dans la forêt, où ils reprirent péniblement la cueillette des pommes, la récolte des blés sauvages, la mouture du blé à l’aide de pierres, et la fabrication de tartes à la main. Stivjorb, lui, continua à vivre dans son village abandonné, avec les trois Zorbs qui faisaient fonctionner ses machines.

Hiver

Un soir de l’hiver suivant, après avoir donné les deux tartes quotidiennes à chacun de ses employés, Stivjorb récupéra la production du jour pour la stocker dans son congélateur géant. Lorsqu’il ouvrit la porte, il réalisa qu’il était plein à craquer. Comment faire ? Il n’allait tout de même pas laisser pourrir ces bonnes tartes fabriquées aujourd’hui. Il entreprit donc de réorganiser ses tartes, pour tenter de gagner l’espace nécessaire. Mais alors qu’il attrapait une tarte congelée du bas de la pile, celle-ci perdit subitement son équilibre et s’effondra sur lui. Ce n’est que le lendemain soir que ses employés retrouvèrent le corps de Stivjorb sous la masse de tartes décongelées qui commençaient déjà à pourrir.

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