Les défis du travail en solo : quelques notes sur mes débuts de solo-preneure en 2014

Anne-Laure Frite
12 min readJul 2, 2016

L’ironie veut qu’une partie des travailleurs indépendants aient fait ce choix suite à des expériences difficiles en entreprise. En quittant le monde “corporate” suite à des burnouts, des problèmes de hiérarchie ou tout simplement par lassitude, émancipation ou choix personnel, ils et elles ont forcément espéré s’affranchir d’un cadre, de contraintes, de limites, de valeurs qui ne leur correspondaient plus.

Et c’est normal que de plus en plus de personnes franchissent le cap.

Le monde du travail d’aujourd’hui où il faut tout faire dix fois plus vite qu’hier avec moitié moins de moyens est très dur. Personne n’a le temps de travailler correctement, de faire bien, de faire intelligent, intègre, durable. Nous sommes nombreux à être en souffrance, mais nous sommes aussi nombreux à être dur à la tâche et à forcer le jeu pour quand même “y arriver”, ne pas perdre la face, ne pas se sentir faible, ne pas se retrouver hors course. Le moindre faux pas, la moindre sortie de la carrière “typique”, et toutes les portes se ferment. Quand ce n’est pas la peur de perdre son foutu CDI, c’est l’enchaînement de contrats précaires avec des promesses qui ne mènent nulle part. Que c’est cher payé pour un confort de vie tant espéré qu’on obtient si rarement en retour !

L’explosion des cas de burnout recensés dans le monde et notamment en Europe depuis le début de la crise en témoignent. Certes on connaît mieux le phénomène aujourd’hui qu’hier, on le mesure, on l’écoute, mais c’est aussi parce qu’il est en train de devenir un enjeu de société majeur, qui touche tous les métiers et toutes les classes sociales.

Et si on se battait tout simplement contre une réalité impossible ? Et si on allait jusqu’à sacrifier sa santé, son temps, sa vie de famille, sa vie intérieure, son être, pour répondre à des exigences qui depuis le début sont totalement irréalistes ? Et si ça arrangeait beaucoup de monde qu’on ne le sache pas, et qu’on se sente coupable de ne pas y arriver ?

Dans l’ancienne école du management (pas si démodée que ça dans beaucoup d’entreprises, même si elles se donnent une image cool avec trois babyfoot dans l’entrée et un patron sans cravatte), maintenir les salariés dans une certaine forme d’ignorance était recommandé. Le collaboratif, c’est pénible à gérer, c’est lent, il faut écouter, ajuster son modèle de base. Finalement, la plupart des patrons trouvent que c’est beaucoup de contraintes par rapport à la bonne vieille didacture. Et ça marche encore beaucoup comme ça, même si on dit qu’internet a changé les choses. Les exécutants n’ont pas accès à la finalité des projets, ni leur mot à dire sur quand et comment produire ce qu’ils produisent. Si vous pensez que les développeurs sont bien payés, essayez de survivre deux jours à leur place dans une grosse entreprise où les patrons n’y connaissent rien en technique. Demandes impossibles, task list qui s’allonge, délais intenables, mépris pour leurs compétences pourtant si complexes et si exigeantes… c’est loin d’être un cadeau !

D’ailleurs, les freelances et autres indépendants du digital sont plus souvent des ouvriers que des entrepreneurs affranchis. Ils n’en ont pas toujours conscience, mais ils sont bien souvent coincés dans un rôle de production pur, soumis aux quatre volontés du client, et n’ont pas forcément plus de considération qu’un bon vieux salarié. Deadlines de plus en plus courtes, budgets réduits, staff réduit au strict minimum (une personne où il en faudrait cinq ou six pour bien faire), pression d’enfer, ultimatum, menace constante de se retrouver viré … L’indépendant ne doit pas allégeance à l’entreprise, certes. S’il est bon et qu’il a un peu de métier, il peut choisir ses clients, ses projets, et s’éclater tout en étant efficace et en rentabilisant son temps.

Mais tout le monde ne démarre pas dans ces conditions, et tout le monde n’a pas la solidité psychologique nécessaire pour surmonter les épreuves qui se présentent avant d’en arriver là.

Comment apprendre à travailler tout seul quand personne ne peut nous l’enseigner ? Quelques notes sur mon expérience de solo-preneure improvisée

C’est fou ce qu’on trouve comme littérature sur les statuts juridiques et toute cette bullshit qui entoure l’aspect administratif de l’entrepreneuriat. Par contre, quand il s’agit de savoir concrètement comment faire pour organiser son quotidien, son projet, son travail, son temps, là, on ne trouve plus grand chose qui soit de qualité. Comment faire pour prendre soin de soi ? Pour ne pas se laisser déborder, pour réussir à faire des coupures ? Pour éviter l’enfermement, le burnout, la culpabilité constante de ne pas “faire assez” ? Comment faire pour apprendre à apprendre, continuer à se former sans se retrouver noyé dans une masse d’information et de choses à faire ? Comment bien gérer ses priorités ?

Ce n’est pas évident. Chacun doit trouver son rythme, ses limites, et il y a donc un travail sur soi à mener de front avec le développement de son business. Faire un business plan et une étude de marché c’est bien gentil, mais ce n’est pas ça qui garantit le succès de l’entreprise. Le succès de l’entreprise, c’est le degré d’éclate qu’y trouve son créateur, et sa capacité à travailler tout en restant épanoui, avec un bon équilibre psychologique. Un jour, les banquiers feront peut-être passer des évaluations psychologiques pour accorder des prêts en plus de regarder les chiffres.

Tout le monde n’a pas la personnalité ni le tempéramment pour se coltiner toutes les épreuves que requiert une affirmation aussi risquée, pleine et entière de soi par le travail. Et ce n’est pas grave !

Je trouve ça formidable de voir chacun devenir plus libre, plus créatif, plus entreprenant qu’hier. Je suis la première à avoir sauté sur l’occasion de créer quelque chose, même si au départ je ne savais pas exactement quoi. Au fil des expérimentation, j’ai pu me rendre compte par moi-même des choses que j’aime faire (il en reste une ou deux) et des choses qui me stressent, me dépriment, me pompent mon énergie et me rendent léthargique pendant des jours entièrs “pour m’en remettre” (il y en a des dizaines).

Les choses qui me rechargent et que j’aime faire :

  • Construire un questionnement à partir d’expériences de vie et de mes connaissances de chercheuse en sciences humaines
  • Récolter des informations venant d’autres personnes et d’écrits spécialisés pour nourrir ce questionnement
  • Synthétiser les informations récoltées
  • Les redonner aux autres sous forme d’articles, sites et livres pour améliorer leur bien-être / les aider face à un problème concret
  • Recommencer en ouvrant vers d’autres sujets, et d’autres communautés

Ce que je dois faire régulièrement, qui ne me coûte pas trop :

  • Gérer les emails / coups de téléphones / discussions diverses
  • Animer la communauté sur les média sociaux (groupe d’entraide de 5500 membres à modérer / questions-réponses / partage de ressources)
  • Faire des prestations de consulting pour d’autres entreprises / organismes (incluant devis, facturation, etc.)

Ce que je dois faire et qui me coûte énormément :

  • Gérer l’aspect commercial et partenariats commerciaux (d’ailleurs c’est bien simple j’envisage d’arrêter purement et simplement cet aspect)
  • Gérer les obstacles techniques (site web, problèmes techniques, mise en place de nouveaux outils, communication avec les éxécutants, etc.)
  • Gérer des prestataires externes (assistance pour la mise en page ou l’auto-édition de mes livres, par exemple) — surtout quand ça se passe mal, ce qui a été le cas à chaque fois pour l’instant
  • Gérer l’évènementiel : animer des ateliers et des conférences n’est pas mon fort, même si j’aime l’échange et la discussion avec les gens. En fait, j’aime m’exprimer et dialoguer, mais pas organiser.

Je suis une chercheuse indépendante plus qu’une entrepreneure d’ailleurs. Je n’aime pas vraiment travailler en équipe, en tous cas pas sur ce qui relève de l’écriture et du fond de la recherche. Mon but est toujours le même : améliorer le bien-être des autres, leur venir en aide par certains éclairages, par des mots. Utiliser mon cheminement pour aider ceux qui passeront après moi, ou ceux qui sont en souffrance comme je l’ai été. C’est une forme de relation d’aide par recherche et écriture interposée. En même temps que je me découvre moi-même, je partage ce que j’apprends, car j’aurais tant aimé qu’on m’aide à chaque fois que j’ai voulu tester quelque chose de nouveau sans savoir où je mettais les pieds. Je pense que cette priorité qui est de vouloir aider les autres rend insuportable à mes yeux tous les aspects technico-commerciaux qui pour moi, relèvent de fonctions annexes que je voudrais pouvoir déléguer et ne jamais avoir entre les pattes.

Mon but n’est pas de gagner de l’argent. Mon but est de servir cet objectif d’aide au plus grand nombre, tout en gagnant assez pour en vivre et pouvoir le faire bien (c’est à dire sans avoir besoin de faire un job alimentaire à côté). Par là, je nourris aussi mon objectif personnel qui est l’enrichissement de mes connaissances par la recherche et l’écriture.

Cela me conduit d’ailleurs à me demander si je ne serais pas plus à ma place dans un métier d’aide “assumé”, comme psychologue, par exemple. L’autre option est de pouvoir dégager assez de revenu pour effectivement déléguer à d‘autres professionnels tous ces aspects sans intérêt pour moi. J’ose espérer que cela viendra avec le temps.

Je n’en suis encore qu’au début d’un cheminement décidemment difficile entamé il y a plusieurs années, mais voici déjà ce que j’ai retenu depuis mes débuts en “solo-preneuriat” en 2014 (après 3 ans comme doctorante et chercheuse à l’université et 3 ans comme salariée d’une startup, le tout au Canada) :

  • Ne pas se forcer à rentrer dans un modèle de business défini (type lean startup — très à la mode). Chacun son métier, chacun son style, chacun ses valeurs. Ce n’est pas parce qu’on ne rentre dans aucune case, même chez les indépendants, qu’il faut forcer le jeu. Je ne suis ni entrepreneure sociale (j’ai fréquenté un peu ces cercles et je ne m’y reconnais pas), ni startupeuse (j’ai déjà donné, merci), ni prestataire de service (type coach ou formatrice), ni consultante, ni freelance (j’ai essayé, mais trouver des gens qui veulent du contenu intelligent et qui ont les moyens de le payer, c’est mission impossible en France). “Qui est-ce” alors ? Eh bien moi. Modèle unique ! C’est justement parce que personne ne fait exactement ce que je fais que mon travail a de la valeur. Si vous en avez marre de la compétition professionnelle, il faut oser l’hyper-spécialisation, et assumer à fond son individualité. Soit en faisant quelque chose d’utile mieux que les autres, soit en le faisant différemment.
  • Ne pas se sentir coupable, jamais, de rien : il faut rester pragmatique le plus possible (dans mon cas, c’est très difficile car je navigue dans le monde des idées avant tout). Le jugement est destructeur. Il faut se satisfaire de chaque nouvelle avancée, même si elle ne se traduit pas par du cash tout de suite. Une avancée, c’est une nouvelle information. On a testé, on a appris, ça marche, ça ne marche pas. Parfait ! On avance ! On grandit !
  • DE-CRO-CHER : c’est ce que je trouve le plus dur. Déconnecter, j’en rêve plus que jamais après 2 ans de quête de soi hyper intense et de travail ininterrompu (création du site RetourenFrance.fr, écriture de mon premier livre, organisation de conférences, animation quotidienne de communauté sur le web — 5500 membres à ce jour, écriture d’une centaine d’articles, consulting pour le gouvernement…). Même enceinte (me voilà au début du 9eme mois !) j’ai eu du mal à m’arrêter tant que certains gros projets sont encore sur la table (mise en ligne du site version 2, suite du consulting pour le gouvernement, mise à jour de certains contenus, écriture de mon second livre…). Pas encore assez de sous pour prendre une vraie pause et partir en vacances… donc je continue à un rythme plus relax, mais malheureusement difficile de décrocher dans la tête sans pouvoir partir faire un bon voyage ressourçant loin de tout. Ça, c’est difficile.
  • Ne pas avoir de scrupules à renoncer : parfois, la bonne décision, c’est de ne pas y aller. On passe des jours, des semaines à travailler sur un projet, une idée, on prend des contacts, on prépare le terrain. Et parfois, ça ne clique pas. Trop cher, trop tôt, pas les bons appuis, idée de départ foireuse, réalisation trop compliquée… il n’existe pas de projet simple qui se déroulent selon le plan. Et il ne faut pas avoir de scrupules à établir des priorités. J’ai par exemple passé 2 mois à monter un projet de MOOC/COOC début 2015, qui est retourné au placard faute d’avoir le bon partenaire commercial pour y aller. Ça m’a fait mal car je suis perfectionniste et ambitieuse (et butée), mais parfois ce n’est juste pas le moment. Je suis sûre que je vais rencontrer la bonne personne un jour pour compléter l’équipe et remettre les choses en route.
  • Avoir confiance en son intuition : il y en a qui jouent gros et qui préfèrent tout planifier. Quand on gère des salariés et un gros emprunts, c’est sûr qu’on ne peut pas se permettre de dire “on verra bien où mon activité me mène”. Dans le cas des solo-preneurs, c’est souvent différent. Dans mon cas, ce chemin permet de continuellement explorer : à la fois un thème (le retour de l’étranger, les modes de vie nomades, les multipotentiels…) et des produits (site, livre, podcast, vidéo, MOOC, etc.). Je sais que je vais sortir au moins un livre par an (priorité numéro 1), et que je vais gérer une communauté digitale (priorité numéro 2). S’il reste du temps et si d’autres opportunités se présentent, je ne ferme pas la porte à l’inattendu (comme fut le consulting pour le gouvernement en 2015). Mais pas à n’importe quoi. Et là, l’intuition joue un grand rôle !
  • Ne pas se laisser dévorer par les propositions de collaboration : quand un projet est bien mené et qu’il concerne des aspects de la vie de beaucoup de gens, les retours sont nombreux. Motivants et positifs, ces réponses enthousiastes peuvent être parfois envahissantes quand elles ne sont pas cadrées. On peut aller boire des cafés avec beaucoup de gens, tous les jours même, mais si on ne sait pas ce qu’on cherche, c’est souvent du temps perdu. On va se perdre dans les idées confuses des autres, ou leur intérêts commerciaux pas toujours en lien avec les nôtres. J’ai accepté un peu trop tôt et sans vraie bonne raison de collaborer avec une personne très motivée par mon projet, début 2015. Malheureusement nos compétences n’étaient pas complémentaires, nos visions et nos méthodes de travail ne coïncidaient pas. Je me suis littéralement fait envahir dans tous les aspects de mon travail, j’ai perdu même mon cap pendant un temps. J’ai failli abandonner pour cause d’épuisement émotionnel tant j’étais stressée et oppressée. J’ai eu du mal à reprendre le dessus. Heureusement, quelques mois plus tard j’ai réussi à assumer la qualité de mon projet originel, sa spécificité, et j’ai mis fin à la collaboration. L’autre personne n’a pas compris pourquoi, ce qui m’a confirmé à quel point c’était voué à l’échec. Maintenant je travaille seule, afin de garder le cap, et je l’assume totalement. Plus on arrive à dire “non” aux sollicitations inutiles, plus on affine son identité et la spécificité de son produit. C’est ainsi qu’il gagne en valeur ajoutée avec le temps et un cumul de bons choix qui n’étaient pas toujours les premiers.
  • Être patient : c’est une vraie torture pour moi. Quand j’ai commencé, je pensais évoluer sur un rythme mensuel : mettre en place des choses et voir des résultats concrets sur des périodes de 30–40 jours. La réalité a plutôt été de l’ordre de 3 à 6 mois, voire de l’année entière. J’ai appris qu’un bilan valable quand on mène des activités de recherche et d’écriture comme moi se mesure à l’échelle de l’année, minimum. Toute entreprise et tout travail impliquant un certain niveau de complexité et une part d’exploration/innovation donne des résultats probants au bout de 10–15 mois minimum, même si j’ai quotidiennement des retours sur mes article et que je discute tous les jours avec des membres de la communauté qui sont “sur le terrain”. Me voilà donc face à ce défi de faire taire ma culpabilité : ce temps est normal et nécessaire. On oublie aussi parfois à quel rythme les choses avancent dans les grosses équipes (pas forcément plus vite, surtout quand personne n’a le mandat de prendre une décision). Il ne faut pas être trop dur avec soi-même, mais ça je travaille encore dessus !

En bref, un voyage d’une profondeur et d’une intensité que je n’aurais pas soupçonné avant (tout comme le furent la vie à l’étranger et mes précédentes expériences professionnelles). Toutefois, l’énergie nécessaire est considérable. Il y a des aspects de ma vie qui ont été sacrifiés en chemin, dont la vie sociale (aussi à cause d’un certain isolement géographique) et la vie sportive (la grossesse n’aidant pas depuis quelques mois…). Les objectifs désormais sont de parvenir à un meilleur équilibre, pour remettre un peu de loisirs, de sport et de temps off dans mon quotidien.

En espérant que ces quelques notes pourront vous être utile dans vos projets ! N’hésitez pas à partager les vôtres :-)

Chercheuse indépendante, géographe de formation, Anne-Laure Fréant est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France 2016. Elle anime une communauté de plus de 5500 personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux, conseille quotidiennement ceux qui “reviennent d’ailleurs”, donne des conférences et écrit régulièrement des articles sur les intelligences multiples, le voyage, la quête de soi et le retour en son pays.
Lui écrire : annelaure@retourenfrance.fr

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Anne-Laure Frite

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.