Les visages de la Dystopie

Florie Vignon
10 min readJun 3, 2015

Remettant le post-apo sur le devant de la scène, le film Max Max: Fury Road et le jeu Fallout 4 nous rappellent le pouvoir narratif de la dystopie, reflet de la société à travers les époques. De 1984 d’Orwell, oeuvre emblématique du genre, aux fictions les plus récentes, les conteurs de la dystopie nous promènent dans un imaginaire empreint de peurs et questionnements qui leur sont contemporains.

Le Contrôle Total

La dystopie telle que nous la définissons aujourd’hui a commencé avec l’emblématique 1984 de Georges Orwell. Radicale et marquante, cette oeuvre d’anticipation présente un univers lissé par la surveillance sans visage mais omniprésente de Big Brother, un peuple contrôlé par un pouvoir à la main de fer, et une mainmise de la pensée avec la création d’un langage de concepts limités: la novlangue. 1984 est tellement entré dans les mœurs que Big Brother est devenu une expression, et orwellien un adjectif de la langue courante.

Il s’agit là d’une dystopie totale et sans aucun espoir, mais aussi une forme de sonnette d’alarme contre le danger des pouvoirs totalitaires, une menace bien contemporaine dans les années 40 (le livre a été publié en 1949). L’époque se prête bien à cette question du contrôle de la masse par le pouvoir — entre la montée des dictatures de l’entre-deux guerres, et les nouveaux états totalitaires qui ont émergé après la seconde guerre mondiale. Mais le contrôle du peuple se présente aussi dans la première moitié du XXème siècle sous des formes plus subtiles, à travers la naissance du marketing et de la publicité modernes. Un phénomène que présente très efficacement le documentaire Century of the Self (en Anglais).

D’autres oeuvres dystopiques se feront le reflet de cette peur du contrôle des masses, avec notamment, pour le plus connu, Le Meilleur des Mondes, d’Aldous Huxley, paru en 1932.

Après la Guerre…

La fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est aussi Hiroshima et Nagasaki — la première preuve de l’utilisation de cette nouvelle technologie, le nucléaire, comme arme de destruction massive. Pendant la guerre froide, les deux grandes puissances du moment, Etats-Unis et URSS, se sont regardés en chien de faïence, doigt proche du bouton, comme deux types en colère baignant ensemble dans une piscine d’essence avec une allumette en main. Une autre source d’inquiétude apparaît après les Trente Glorieuses: l’épuisement des ressources naturelles, à commencer par le pétrole après le choc de 1973.

De la plume des auteurs dystopiques apparaissent alors des univers post-apocalyptiques, ravagés de conflits autour des dernières ressources naturelles dégénérant en guerre mondiale, avec ou sans utilisation de bombes nucléaires, laissant les survivants livrés à eux-même sur une planète dévastée sans aucune structure sociale. Ce sous-genre de la dystopie reflète l’inquiétude du potentiel autodestructeur de l’humanité, mais aussi la nature animale de l’homme une fois privé d’une structure sociale stable.

C’est de cette vague qu’est né le premier Mad Max, film Australien sorti en 1979 à la suite du choc pétrolier et de ses effets sur les automobilistes Australiens. La dernière sortie de la série, Mad Max Fury Road, intègre également la question d’un monde post-nucléaire, avec une espèce humaine menacée et des survivants au patrimoine génétique dégénéré. L’originalité de Mad Max naît de son aspect déjanté inspiré de l’univers du magazine Métal Hurlant, présentant une humanité tribale post-moderne paradant à coups de gros camions, gros flingues et guitares enflammées: un monde dangereux et inquiétant, mais étrangement fascinant et cathartique.

D’autres œuvres post-apo ont vu le jour autour de ces thèmes, parfois inspirées des premiers Mad Max, notamment la série de jeux vidéo Fallout, dont le quatrième volet vient d’être annoncé par les studios Bethesda, mettant en scène un monde dévasté, contaminé par une guerre nucléaire, et une poignées de survivants parqués dans des “vaults” (coffre-forts) bataillant entre un environnement hostile et des tribus déboulonnées. Ici encore, la thématique de l’autodestruction refait surface — nous sommes les auteurs de notre propre apocalypse — ainsi que le sujet de la nature humaine retranchée à une survie basique.

Deux Ex Machina

Après le nucléaire, les robots. Isaac Asimov s’est montré précurseur dans le domaine avec Les Robots, dont les premières nouvelles datent des années 50. Avec les progrès en informatique, la thématique de la robotique et de l’intelligence artificielle s’installe dans les imaginaires de science-fiction, et prend également sa place dans la dystopie. L’humanité est-elle en train de créer une technologie qui se retournera contre elle? L’autodestruction revient ici, et certaines dystopies se veulent post-apocalyptiques, comme Terminator par exemple, qui présente une humanité ravagée par une guerre menée contre les machines.

Mais la question de la robotique et de l’intelligence artificielle aborde de nombreux autres sujets, reflets de la société moderne à l’orée d’évolutions technologiques déterminantes: quel est le rôle de la technologie dans nos vies? A nous simplifier la vie, va-t-elle nous amoindrir, nous priver de certaines capacités à tout faire à notre place? Les robots sont-ils amenés à devenir plus intelligents que les humains, à se rebeller, à nous surpasser? Il s’agit là d’un thème bien ancestral de l’humanité jouant à Dieu et se brûlant les ailes au soleil. Dans ces univers-là, c’est à leur propre création que les humains se brûlent les ailes: des robots rebelles, supérieurs à l’humanité en tous points, amenés à détruire cette race imparfaite et destructrice.

On retrouve cette thématique dans de nombreuses œuvres de science-fiction, par exemple le film tiré de l’univers d’Asimov, I, Robot (2004), ou encore le film A.I (2001), présentant une humanité en déclin, qui, après avoir créé l’intelligence artificielle, finit par s’éteindre, laissant pour héritage une race de robots avancés — comme si ces êtres, supérieurs à l’humanité en tous points, représentaient l’avenir d’une race imparfaite et vouée à disparaître.

Technologie et Ethique

La question de l’éthique dans les avancées technologiques et autres découvertes modernes n’est pas nouvelle. Ces dernières décennies verront naître des dystopies rappelant le précurseur Meilleur des Mondes d’Huxley . Par exemple, Bienvenue à Gattaca (1997) aborde la question des découvertes en matière d’ADN, et l’eugénisme qui peut en découler. Dans ce film, le futur des enfants est déterminé en fonction de leurs aptitudes génétiques, montrant les dérives possibles de l’humanité voulant se montrer supérieure à la nature, mais aussi une manière d’enlever leur liberté aux êtres humains en les classant en fonction de leur patrimoine génétique.

Le thème de l’éthique est également abordé dans the Island (2005) par exemple, où les avancées dans le domaine génétique permettent à de riches clients de se commander des clones à qui ils pourront prélever certains organes, en cas d’accident ou de maladie. Seulement ces clones sont vivants, et il s’agit de tuer ces “répliques” pour sauver la vie de “l’original”: quelle est la valeur de la vie humaine? Existe-t-il des sous-individus?

Le Futur du Consumérisme

Après la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, les pays Occidentaux s’installent dans une routine de plus en plus consumériste. La consommation et son impact sur la nature — pollution, surpopulation, présence de plus en plus intrusive de la publicité — ne sont pas des nouveautés. Mais le mouvement prend de l’ampleur à partir des années 90, et avec lui apparaît un nouveau type d’univers futuriste plus ou moins dystopique.

Un film emblématique de cette époque est le Cinquième Elément (1997), mettant en scène une métropole surpeuplée, polluée, une croissance qui a mené les hommes à s’élever au-dessus du sol devenu invivable, à se coller dans des appartements minuscules et à partir en vacances sur des planètes touristiques. Le film montre également une déconnexion totale de l’humanité avec la nature (le personnage de Leeloo représente cette nature, et ne comprend pas, à un moment dans le film, pourquoi il faudrait sauver l’humanité), et un monde envahi de publicité (même le chat regarde la télévision) avec un peuple à la merci de conglomérats qui peuvent licencier leurs employés par millions. Même si le film n’est pas une dystopie à proprement parler, le futur du Cinquième Elément représente le reflet des aspirations et des peurs de notre société à cette époque.

Dans la même veine, on peut citer le film d’animation Wall-E (2008), dans lequel les humains ont fini par crouler sous leurs propre déchets et quitter la planète en attendant un assainissement qui n’a jamais eu lieu. Dans Idiocracy (2006), un soldat et une femme de petite vertu se retrouvent propuslés 500 ans dans le futur, où les hommes sont devenus complètement stupides, passent leur journée sur un siège-toilettes devant la télévision dont l’écran se compose davantage de publicité que de film, résolvent leurs problèmes dans une arène de Monster Trucks et arrosent leur maïs avec des boissons énergétiques. On aborde un thème plus contemporain que jamais avec Idiocracy: le contrôle des masses par les média, la consommation excessive et la vie en mode semi-automatique qui, poussée à l’extrême, pourrait rendre toute l’humanité complètement idiote.

Et Aujourd’hui?

Les quelques exemples ci-dessus montrent l’évolution des univers d’anticipation en fonction des préoccupations sociales du moment. Que révèlent les dystopies d’aujourd’hui sur nos questionnements et nos préoccupations? Il serait difficile d’être exhaustif en un seul article, mais voici quelques pistes intéressantes à explorer.

Épuisement des Ressources et Inégalités Sociales

Il s’agit là d’une préoccupation qui revient en force ces dernières années, dans les sociétés à faible croissance où richesses et réseau se transmettent par héritage, et accroissent un peu plus à chaque génération l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. L’économiste Thomas Piketty explique la situation de manière très détaillée, et ce n’est pas pour rien que ses théories connaissent un succès certain en ce moment.

Qui bénéficiera vraiment des avancées technologiques du monde moderne? Que va-t-il se passer si ces inégalités continuent à se creuser? Quel sera le niveau de vie des générations futures si les ressources arrivent à épuisement? Le progrès promis par les avancées technologiques sera-t-il vraiment pour tout le monde? De l’écroulement de l’usine de textile Rana Plaza au Bangladesh à la peur de la disparition des classes moyennes, la question des inégalités sociales se retrouve dans les dystopies récentes. Dans Elysium (2013), la Terre ravagée est laissée aux classes sociales inférieures, pendant que les privilégiés bénéficient d’un cadre de vie luxueux sur l’Elysium, un habitat spatial à la pointe de la technologie.

Dans la série de livres Hunger Games, le pays de Panem s’est reconstruit sur les cendres de notre civilisation en manque d’énergies fossiles, mais c’est une société qui perpétue et accentue les inégalités que nous connaissons aujourd’hui: 12 districts produisant travail et ressources vivent dans la précarité pendant que quelques privilégiés du Capitole profitent de ces produits, vivant de luxe et d’oisiveté. On retrouve deux critiques dans cet univers dystopique: l’exploitation de la masse des travailleurs par une poignée de privilégiés, mais aussi l’ignorance passive de ceux qui en profitent. Les habitants du Capitole gaspillent, se soucient de sujets frivoles comme leur apparence physique et les célébrités, suivent de manière candide les Hunger Games, jeux du cirque ou télé-réalité du futur où de jeunes ados des Districts s’entre-tuent chaque année. Un parallèle exagéré (comme c’est souvent le cas dans les univers dystopique) mais évident avec la situation de notre monde actuel.

Ready Player One

Publié en 2011 par Ernest Cline, le roman Ready Player One encapsule pour moi un parfait exemple de la “dystopie du moment”, réunissant avec brio les principales inquiétudes de notre génération. En 2044, les Etats-Unis ont bien changé: en pénurie de pétrole, les descendants des classes moyennes ont quitté les banlieues pour de nouveaux bidonvilles autour des grandes métropoles du pays. Désenchantés, les gens se sont réfugiés dans une réalité virtuelle, l’OASIS, dont la monnaie est plus stable que le dollar, et où les enfants peuvent aller à l’école et les parents faire du shopping virtuel, faute de disponibilité de bien réels pour la plupart de ces familles appauvries.

A travers une histoire autour du décès du créateur de l’OASIS et d’une course aux indices pour hériter de son entreprise, le livre montre un univers où les classes moyennes ont quasiment disparu, réduites à vivre dans des caravanes empilées les unes sur les autres, et nostalgiques des temps passés où chacun avait accès à une abondance de ressources et de produits. L’économie des pays est en ruines, mais les grandes entreprises se portent mieux que jamais, et bénéficient de travailleurs endettés réduits à une servitude légale pour payer leurs factures.

On y retrouve donc des thématiques très actuelles: la chute du niveau de vie des classes moyennes et populaires, la débandade de l’économie mondiale et la perte du pouvoir protecteur des gouvernements, alors que quelques conglomérats privés et leurs riches dirigeants disposent d’un pouvoir total sur la société et des dernières ressources disponibles.

Au-delà de l’exploration de futurs imaginaires plus ou moins plausibles, la dystopie permet aux lecteurs de revenir sur des questions de société très actuelles, et de se plonger dans les inquiétudes partagées par les générations précédentes.

Pour un auteur, la dystopie est aussi une manière d’exprimer ses propres questionnements, d’explorer quelques théories tout en invitant le lecteur, spectateur ou joueur à découvrir son imaginaire. Une manière de faire réfléchir tout en faisant rêver, peut-être?

Même si, personnellement, je trouve le travail de construction d’une utopie plus intéressant, parce qu’il s’agit non seulement de soulever certaines questions, mais aussi d’essayer de proposer une alternative plausible.

Aller plus loin…

Quelques Dystopies ou Presque…

Livres

  • Georges Orwell, 1984
  • Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes
  • Isaac Asimov, Le Cycle des Robots
  • Philip K. Dick, Lies, Inc.
  • Max Brooks, World War Z
  • Suzanne Collins, Hunger Games
  • Ernest Cline, Ready Player One
  • Ma petite nouvelle dystopique: Le Quartet des Rêveurs

Films

  • Terminator
  • Bienvenue à Gattaca
  • A.I.
  • Le Cinquième Elément
  • Idiocracy
  • Mad Max et toutes ses suites
  • Wall-E
  • The Island
  • Elysium
  • I, Robot

Jeux Vidéo

  • Borderlands et ses suites
  • Fallout et ses suites

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Florie Vignon

Écrivaine SF & polar | INTJ optimiste | Voyage créatif pour trouver et suivre sa voie/x | Simplicité & slow | Communication authentique