Mon reportage en Tunisie en 2015 : un moment de vie et d’échanges que rien ne pourra annuler

Existe t il un permis de comprendre ?

Laura-Maï Gaveriaux
9 min readJan 27, 2016

Mon reportage en Tunisie, paru dans Le Monde Diplomatique de janvier, m’a fait vivre une expérience particulière et riche d’enseignements. Au moment où nous rappelons les 5 ans de la chute du régime Ben Ali en Tunisie, il est naturel que les médias s’intéressent à nouveau, entre deux brèves, au sort du peuple tunisien, Après avoir renversé seul le dictateur que la France soutenait à bouts de bras, il se retrouve dans une situation dont personne ne se satisfait.

Dans la médina de Tunis — LMG

Quant à moi, j’ai décidé d’aller en Tunisie en août après un mois et demie de préparation, pour commencer un travail de terrain, dans un dialogue constant avec la rédaction du Diplo. Jai d’abord fait un tour du pays, pour le sentir et le voir dans sa diversité, avant de déterminer l’angle de mon papier. Et puis un jour, je suis arrivée à Kasserine, lieu perdu au milieu des Dorsales tunisiennes, dont je ne savais que ce que la légende noire en dit. Dès que je suis descendue de mon louage (taxi collectif en Tunisie), j’ai su que je voudrais y passer du temps, aller au fond des choses, et comprendre le quotidien des Kasserinois. Quelque chose de magnétique m’a immédiatement rattachée à cet endroit. Mon sujet s’est imposé par l’évidence.

Au cours des six derniers mois, j’aurais pu me contenter de rester à Tunis, dans les soirées superficielles de certaines villas à la mode où se rencontre l’intelligentsia de la capitale. J’aurais pu élire domicile dans un bel appartement de la banlieue nord, me déplaçant à l’occasion avec un fixeur dans une voiture de location. J’ai choisi de me plonger dans un travail de terrain, au plus près de la réalité, que tout reportage, selon moi, se doit de retranscrire dans sa complexité. J’ai eu la chance qu’on me donne du temps et qu’on me fasse confiance.

La porte du bordel du Kef — LMG

Ce papier est le fruit de longs mois de travail, d’un certain nombre d’allers et retours à Kasserine, étalés entre septembre et décembre 2015, et de plusieurs séjours sur place d’une semaine à 10 jours. Un travail effectué en solo, avec la confiance du Diplo, et l’aide de Kasserinois qui sont devenus, à force, des amis. Ces gens m’ont logée, nourrie, accompagnée, nous avons vécu ensemble des moments forts, et puis des moments plus quotidiens, parce que je n’ai pas fait que passer. J’ai vécu des petits fragments de vie avec eux. Et ce sont des gens qui me sont devenus chers, une ville que j’aime.

« Aimer »… le mot est lâché.

Oui, tous ceux qui m’ont aidée au cours de ces 6 mois de travail, au cours de ma préparation, au cours de mon terrain, au cours de ma rédaction, tous ceux qui m’ont ouvert leur porte et leurs cœurs, avec qui nous avons ri, pleuré, pris des routes dangereuses, partagé un repas, une chambre… à l’issue de tout ce temps passé auprès d’eux, des liens très forts ont fini par se tisser. Lors des attentats de Paris, alors que j’avais des raisons personnelles de passer l’une des pires nuits de ma vie, j’étais sous le toit d’une famille à Kasserine que je considère comme mon foyer là bas. Et l’ironie de l’histoire, c’est que ce sont eux, eux qui subissent le terrorisme quotidien en provenance du Châambi, eux qui ont vécu les violences révolutionnaires, eux qui souffrent de la ségrégation économique et spatiale, ce sont eux qui se sont mis à me réconforter, à me soutenir, moi, la parisienne arrivant d’un pays de cocagne, venue d’abord pour parler d’eux. C’est ce genre de souvenirs et de moments de partage qui permet aux gens d’apprendre à « s’aimer ».

Marché central de Tunis — LMG

Partie vers d’autres cieux, d’autres orients, pour d’autres papiers, la Tunisie me manque, les Kasserinois me manquent, et tous ces instants rares passés avec eux me manquent. Quand je discute avec mes amis tunisiens, nous parlons de ce moment où je vais « rentrer » en Tunisie.

Bien sûr, je suis fière d’avoir réussi à gagner leur confiance, pour parvenir à approcher leurs réalités, leurs vies et à travers eux, ce qu’est la vraie Tunisie aujourd’hui. J’aurais pu me contenter de faux-semblants, attendre des autorisations pour aller ici ou là, me soumettre aux contrôles d’autorités qui abandonnent les populations en tout sauf en contraintes et en formalités, rentrer dormir au 3 étoiles de Sbeitla. J’aurai pu réduire au minimum les risques et me limiter à un passage de quelques jours sur place, me contentant d’interroger quelques personnes sur la même liste qu’on donne à chaque envoyé spécial qui sonne à la bonne porte à Tunis. J’ai préféré faire le pari d’aller au contact du terrain, parce que tout simplement, c’est ça qui me plait. Et le journal avec qui je collaborais me laissait la possibilité de travailler à contre temps du rythme médiatique.

Kasserine, Ezzouhour — LMG

Les Kasserinois sont des gens fiers autant que généreux, des gens ouverts mais très intelligents, et je peux vous dire qu’on ne leur fait pas avaler des couleuvres impunément, comme le monde vient de s’en souvenir devant son écran de télévision. Ils savent très bien choisir leurs amitiés et jauger la personne à qui ils ouvrent leur porte. Il faut bien être de Tunis, de Paris, d’un certain milieu social, doté d’une certaine mentalité, pour croire les Kasserinois candides et manipulables. Le mépris n’est pas toujours là où l’on croit.

C’est facile d’imaginer qu’une Française débarquée pourrait échouer à la Marsa et n’en sortir qu’occasionnellement. Après tout, les pratiques n’ont pas toujours démenti cette mentalité, et je crois bien qu’aujourd’hui encore un certain journalisme (pas toujours étranger) ne craint pas d’afficher son goût pour le petit Monaco tunisien. A vrai dire, je n’ai pas passé une nuit de ma vie à la Marsa ,(j’ai bien dormi une fois à Sidi Bou Said, pour des raisons particulières, je dois dire que c’était enchanteur). En fait, j’ai vécu à el Omrane, dans ma petite maison à l’arrière de la mosquée, dont le muezzin manquait de me déclencher une crise cardiaque à chaque appel de prière avec son haut parleur. Ca faisait beaucoup rire Fatiha, ma tata tunisienne, qui venait s’assurer que je me faisais à manger, ce qui bien sûr n’était pas le cas… bref, une vie quotidienne à Tunis. Une vie simple et pleine.

Que ce soit à Kasserine, au Kef, à Kairouan, à Sousse, à Hammamet, à Ezzouhour, dans le Chaambi,.. et à Tunis, j’ai vécu des moments, j’ai compris des choses sur ce pays que rien ne pourra annuler. Et si j’ai pu le faire, c’est surtout grâce à l’aide que des Tunisiens m’ont offert, à chaque étape de mon parcours. J’ai tenté de partager ces merveilleux moments de réalité, d’humanité et d’amour que j’ai vécus à l’occasion de ce reportage. Et c’est là le problème puisque, manifestement, je ne suis pas la seule à m’être rendue compte de la profondeur du travail effectué lors de ce terrain. Certain s’en réjouissent plus que d’autres.

J’imagine que la force de ces moments a du transparaître, et déclencher l’envie d’un petit contingent de médiocres puisque depuis, ceux là me harcèlent avec une virulence d’autant plus exceptionnelle qu’elle me laisse de marbre.

Il est vrai que je suis à la marge, que je ne respecte pas les codes d’un certain type de journalisme, pratiqué par ceux qui se sont auto-proclamés détenteurs de la vérité tunisienne. Mais la Tunisie n’est pas un monopole : les Tunisiens ont même fait une révolution pour ça ! On met les gens dans des cases, et je ne suis pas facile à caser, aussi je ne peux qu’attirer leur vindicte, à eux et à leurs relais obéissants en Tunisie, en France, ou ailleurs… 10 ans de philosophie universitaire, ponctués de terrains en divers endroits du monde, toujours seule, refusant de rester dans les amphis, mais refusant de lâcher la recherche… Dans quelle case ça rentre un parcours comme celui là ? Je n’ai pas couché pour être publiée, je ne suis pas passée par les tâches ingrates dans les rédactions des années durant, je n’ai pas fait d’école, je n’ai pas fait allégeance aux « stars de la cour de récré », je refuse de demander la carte de presse, mais surtout je refuse de faire partie du club. Et je pars où je veux, quand je veux.

Amel et moi, dans le Châambi

Alors comme ils ne m’ont pas croisée, parce que je travaillais, ou que j’étais sur le terrain, comme je ne me mêle pas aux conférences de presse et que je suis rarement aux évènements du « club », que je n’aime pas les mondanités, que je les ai même ignorés pour certains, que j’ai limité au strict minimum mes relations avec d’autres — à part peut-être pour leur donner quelques contacts, ou informations, exploités sans remerciement — il était évident que la parution de mon reportage dans Le Monde Diplomatique ne pouvait avoir que deux issues : soit mon papier était médiocre, passant à côté du sujet (ce qui est possible, ça m’est déjà arrivé, comme à nous tous), j’aurais été ignorée, éventuellement moquée quelques instants bien mérités. Soit mon article renvoyait mes détracteurs à leur médiocrité, leur vide et leurs carences, alors la meute n’a plus d’autre choix, pour la propre survie des égos de chacun, que de se livrer au lynchage collectif, sur tous les réseaux sociaux, par tous les médias possibles, jusqu’à la création d’un compte Twitter parodique. Chacun jugera de ce que l’énergie et le temps mobilisés pour de telles futilités signifient quant à la menace que mon travail fait peser sur leur magistère autoproclamé. Une menace qu’ils imaginent à tort : leur place dans le système ne m’intéresse pas.

En réalité, et je dois l’avouer, tout cela au mieux m’amuse, et au pire me laisse indifférente. La raison qui me fait réagir est l’injustice ressentie fasse à ce harcèlement de groupe, qui pourrait avoir les plus terribles conséquences s’il visait une personne fragile. Pour des gens qui sortent de décennies de dictature, il y a quelque chose de navrant à se livrer à de telles techniques. Pensent-ils que le nombre et la violence donnent préséance ? Dans mon monde, on ne fait pas taire les gens à coup d’insultes et d’intimidations collectives. Ce n’est pas glorieux, ce n’est pas au niveau de l’histoire tunisienne dont ils se réclament.

Une autre raison est que la Tunisie, et les Tunisiens démunis mais dignes que j’ai rencontrés méritent mieux, bien mieux que ce genre de porte-voix. Ils sont si prompts à se plaindre que les médias étrangers ignorent la Tunisie, qu’ils ne viennent que quand ça « explose » pour faire du sensationnel, en grappes d’envoyés spéciaux éphémères, et dans le même temps ils ne craignent pas d’agresser ceux qui viennent y passer du temps, avec une bonne volonté et une sincérité que démontrent leurs écrits. Je ne tire pas de gloire de pratiquer le journalisme que je pratique : je l’ai appris au contact des plus exigeants, à Paris comme pendant mon séjour tunisien, j’ai appris d’eux, j’apprends tous les jours et je les en remercie.

Ce qui me lie aux gens que j’ai rencontrés, ne pourra jamais être sali par des propos aussi futiles et médiocres, des procès d’intention aussi biaisés. Mais les insultes et ricanements névrotiques qu’ont déclenché mon article, et mes commentaires, sont un mépris incommensurable envers ceux qui m’ont aidée. Et ça, je le regrette profondément.

Je remercie chaque Tunisien qui, sur ma route, m’a accompagnée dans mon travail. Je vous aime : ce mot d’amour qui recouvre un sentiment par lequel on lie les gens entre eux, par lequel on se comprend, par delà nos cultures et nos différences. Surtout, par delà nos postures. Je vous aime et j’aime la Tunisie, quoi qu’en pensent quelques aigris condamnés à regarder passivement un pays entier avancer sans eux.

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Laura-Maï Gaveriaux

Journaliste - Sales guerres, aux Editions de l'Observatoire (mars 2018)