Paris, 13 novembre

Michaël Szadkowski
10 min readNov 17, 2015

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Ce texte pour raconter comment certains journalistes, dont moi, ont vécu le choc du 13 novembre depuis les locaux de Libération. Un jour où le perso et le pro étaient inextricablement mêlés, et qui reste tellement incompréhensible que j’avais besoin d’y poser des mots.

Réveil un peu tard, c’est encore les vacances. On a le temps pour des toasts au petit-déj et un épisode de The Affair. On part pour un jogging, il ne fait pas trop moche. En courant au parc, le dernier Youssoupha. “La douleur est inévitable, la souffrance est une option.”

Après déjeuner, Playstation. Poke sur Facebook Messenger. Le cousin propose d’aller voir Deftones dimanche soir. “C’est au Bataclan. Les places sont parties en 30 minutes, j’en ai deux. Je cherche un copain pour m’accompagner.” Deftones n’est pas trop ma came, mais je cherchais justement un concert pour me défouler. Et le Bataclan, c’est cool, sans parler de mon cousin, avec qui j’ai déjà vu des bons trucs dans cette salle (Townsend, Soulfly, Lamb of God…). Vendu.

A 19h, sur le départ pour une soirée. On doit rejoindre M., A. et D. près de la rue Béranger, sous la place de la République. C’est la dépendaison de crémaillère de Libération, avant son déménagement dans d’autres locaux d’ici quelques semaines. On va boire et danser. En y allant, je croise J. et des amis en terrasse d’un bar à la sortie du métro Oberkampf, boulevard Voltaire. On discute un peu, on prend rendez-vous le lendemain pour boire un verre dans le coin. On marche, on voit A.-C. dans la rue, elle doit aller à la soirée de Libé. “On parlera là-bas.”

Vers 20h, apéro avec A., M., D., A., sur la banquette d’un café où “les gens sont beaux” et où A. “a ses habitudes”. On boit de la bière, du vin, de la charcuterie, des pâtes au fromage. On parle Internet, Los Angeles, dragues. Puis on arrive rue Béranger. Les camionnettes de la police sont toujours là. Je ne crois pas qu’elles sont parties depuis qu’un mec a tiré sur des gens dans le hall de Libération, deux ans plus tôt. Ou alors elles sont revenues après Charlie. Les contrôles à l’entrée des vigiles sont strictes. D. est obligé de rester dehors un moment, son nom n’est pas noté sur la liste.

Je le revois très vite au dernier étage de Libé. Il est 21h. Passage obligé sur la terrasse avec vue à 280 degrés sur Paris. “On est quand même pas mal ici.” Dans la grande salle de ce dernier étage, les bouteilles s’ouvrent, le buffet libanais diminue. Discussions avec les confrères sur leur déménagement. On prend des nouvelles. On claque des bises. On reprend un verre. Le DJ barbu à lunettes lance la musique, les fesses remuent. Les lieux se remplissent peu à peu. Les smartphones vibrent. D’autres collègues qui n’ont pas leur nom sur la liste veulent nous rejoindre.

Puis les smartphones vibrent. Sur Twitter, il se passe des choses. Nous somme d’un coup un cercle à regarder nos écrans, têtes baissées au milieu du dancefloor. Pas seulement pour occuper le temps comme quand on se fait chier en soirée.

“Y a une fusillade rue Bichat. — Non, c’est ailleurs, regarde. — A Châtelet aussi ? Mais attends, c’est la même chose ? — Je comprends rien… — Des explosions au Stade de France ? C’est fake, c’est pas possible. — Des tirs au Bataclan. C’est à côté.”

L’instinct de Spider Jérusalem est là. Certains veulent partir sur le champ voir ce qu’il se passe. Partir tout de suite tête baissée alors que des coups de feu sont vraisemblablement tirés dans les rues autour me semble une très mauvaise idée. Pendant plusieurs longues minutes, hésitations, confusions, discussions hachées par l’incrédulité et les yeux qui s’ouvrent toujours plus grand devant Twitter.

La lumière se rallume, la musique baisse. Un grand type aux cheveux longs et à lunettes vient crier une phrase du genre : “Tous les journalistes de Libération sont priés de rejoindre le 6ème étage pour travailler. Les autres, restez ici.” Je croise A.-C. “On se parlera plus tard.”

La team du Monde.fr qu’on constitue avec D., M. et A. descend avec les autres. On se retrouve dans la ruche d’une rédaction qui bourdonne en temps de crise. Les télés allumées sur les chaînes d’info en continu redisent, en pire, ce qu’on commence à comprendre. Plusieurs fusillades, plusieurs lieux de terreurs dans Paris, le Stade de France, sans doute des morts.

Je m’éloigne. Coups de fil de mes chefs au Monde. Certains sont en train de revenir à la rédaction pour bosser. Problème, Le Monde.fr ne répond plus : le site est planté, trop de monde se connecte. Il est 22 heures. A., D., M. et moi remettons nos manteaux pour partir au Monde et aider à couvrir les événements. Les coups d’œil avec D. en disent suffisamment sur la gravité des choses.

Au rez-de-chaussée, on ne peut pas sortir. Policiers et les vigiles sont fébriles. Ils barrent les accès et ont installé des barrières devant les entrées. Les armes sont visibles. On se fait engueuler parce qu’on veut prendre le métro. “C’est dangereux dehors, je vous ordonne de rentrer.”

A côté d’eux, un mec en t-shirt Joy Division et au pantalon déchiré et plein de sang, hagard. “J’étais au concert, j’ai pu courir ici.” Confirmation directe qu’il s’est passé un truc grave au Bataclan. Mais quoi ? Je me dis qu’il est venu se réfugier là parce qu’il savait qu’il y a des flics. Je reste un peu avec lui pour voir s’il a besoin de quelque chose. Il n’est pas blessé. Il s’assoit, ne parle pas, il est choqué, il veut surtout joindre plein de gens sur son smartphone.

Le vigile gueule, me force à remonter, me promet qu’ils prendront soin du mec. Je remonte en jurant. Je retrouve A., D., M. autour du bureau d’A. Les sessions Windows sont en train de se réouvrir. Je cours dans les couloirs en pente de Libé et demande à D. s’ils n’ont pas des ordinateurs à nous prêter. Il nous trouve des bureaux inoccupés, dans un coin de l’open-space. A côté, les équipes de Libération font tourner leur site et changent en catastrophe leur édition papier du lendemain, qui devait initialement être consacrée à “Hipsterland”.

Vue depuis le bureau improvisé du Monde.fr à Libération le 13 novembre.

Nous serons finalement six journalistes du Monde installés entre iTélé, les éditeurs du central print de Libé, Laurent Joffrin qui vient relire des choses. Pas loin, le reste de la rédaction oscille entre réunions de crises et couverture des faits. J’apprendrai plus tard qu’il y a aussi des journalistes d’autres médias (RFI, France 24, Mediapart, L’Obs) dans la salle.

Les gentilles équipes de Libé viennent régulièrement nous demander si on a tout ce qu’il faut, nous ouvrir des accès à tel ou tel programme ou flux d’agence, ou simplement si ça va.

Oui, mais au fond, non.

Dans une panique pareille, travailler est un réflexe. C’est une crise. Il faut fournir des informations à nos lecteurs. Et s’il y a un moment où l’impérieuse nécessité d’être fiable prend tout son sens, c’est bien celui ci. Ce qu’on appelle encore “les fusillades” et pas “les attentats” n’est pas terminé. Les gens ont peur. Le risque est de laisser l’émotion nous faire perdre les pédales.

Mais à ce moment précis, l’assaut sur le Bataclan n’a pas été encore été donné. On ne sait pas encore pour le Petit Cambodge, le Carillon, la Belle équipe. On a compris que des assassins ont tiré sur des gens pas loin. Mais on n’a pas le détail de ce qu’il se passe précisément, là, dehors, sous les fenêtres, à quelques centaines de mètres, coincés dans notre étage à Libération. Les premiers bilans évoquent une dizaine de morts. Hein ? Oh, putain.

A 22h32, je reçois un texto de J., que j’avais croisé au bar à Oberkampf en venant. “Je crois que ta soirée est terminée. Bon courage.” Je prends conscience que je me réjouis du fait qu’il est vivant. “Tout ces endroits où on aurait pu être”, écrit un proche collègue sur son compte Twitter.

Sur Facebook, le post d’un ami. “Mes amis, je vous aime. Un rapide message pour vous dire que M. et moi allons bien. Nous avons pu fuir alors que plusieurs fous tiraient à bout portant sur le public.” Son post Facebook précédent montrait le nom des Eagles of Death Metal sur le devant du Bataclan.

Putain, les Eagles of Death Metal. L’absolu du rock cool et bien burné à la fois. J’avais écouté l’intégralité de leur discographie sur la route du Hellfest. Leur tube revient instantanément dans ma tête, et ne l’a pas quitté depuis. Si j’avais su qu’ils passaient, j’y serais allé.

Il est 22h40, je peux parler avec l’ami via Messenger.

“Je vais bien. Je suis avec la police. J’étais dans la salle. Au moins 2–3 terroristes avec kalash. Il y a encore du public. Nombreux morts, j’ai vu des gens se faire tirer dessus à bout portant. Il y a des personnes que tu connais probablement qui sont à l’intérieur donc précaution. On était avec la plupart des journalistes rock, c’était blindé comme concert… c’est un truc de fou…”

J’apprends comme ça le détail ce qui est en train d’arriver au Bataclan. Merde. C’est nous qu’on attaque. Me reviennent des souvenirs de la configuration des lieux, de l’entrée, du vestiaire. J’envoie un message dans le groupe Whatsapp de ma famille pour leur dire qu’on va bien et qu’on est en sécurité. J’ai peur de demander sur Facebook si mes contacts vont bien, s’ils étaient au concert. J’ai peur de ne pas avoir de réponses.

C’est à ce moment là que Facebook déploie son Safety Check. Je vois très rapidement des dizaines de personnes, dont celles à côté de moi, qui enregistrent sur leur profil le fait qu’elles sont en sécurité. J’hallucine, note malgré moi dans un coin de ma tête à quel point Facebook est devenu un service public, et je fais pareil.

Il faut travailler. On doit garder la tête froide et tenter de dire ce qu’on sait avec certitude, ne pas propager de conneries, être responsable en tant que média dans un moment pareil. Mais jamais la frontière n’a été aussi floue. A Libé, au Monde, nous cherchons tous en même temps des nouvelles de nos potes, de nos proches, ou de nos familles. Nous sommes nos premiers lecteurs.

Sur l’ordinateur d’un inconnu, mon clavier crépite, le smartphone est allumé et sollicité en permanence. Il est 23h. Je pique une bouteille de Coca à un grand chevelu dans les couloirs. Il se servait un énorme verre de whisky, et voulait probablement le couper au soda. “On a besoin de sucre en bas. — Ah, ok. Courage, les mecs.”

Gmail est ouvert et je parle aux équipes du Monde qui ont pu revenir dans notre rédaction, ou déjà sur le terrain. Je vois en ligne des collègues qui travaillent de chez eux. Ou qui sont dans la rue près du Bataclan, ou ailleurs dans Paris, et live-tweetent. Ils sont dans le quartier, et c’est normal. Certains voulaient venir à la soirée de Libé. Au moins, tant qu’ils tweetent, je sais qu’ils vont bien.

Jusqu’au rétablissement du site plus tard dans la soirée, nous passons par les réseaux sociaux (les comptes Facebook et Twitter du Monde) et notre outil Scribble Live (avec lequel nous alimentons notre direct) pour publier ce qu’on sait. Nous mettons à jour le premier post Facebook qu’on a fait jusque tard dans la nuit.

Finalement, Le Monde.fr revient en ligne. Je cours un peu partout, répond aux collègues, et, une fois qu’on s’est mutuellement rassurés, parlons de l’indispensable boulot. Nous envoyons et publions des premiers articles sur Le Monde depuis Libération, notamment sur ce qu’il se passe au Bataclan. On continue à poster et à éditer tout ce qu’on sait sur le site, sur le live, sur les réseaux sociaux, partout où on peut. On assiste sur Twitter et iTélé à l’assaut de la police. On se parle entre nous et avec des journalistes de Libération pour tenter de s’expliquer les choses. On comprend qu’il y a au 7 attaques différentes et que le bilan de 39 morts est encore très provisoire. On cherche des revendications éventuelles sur les réseaux de l’Etat islamique.

L’esprit s’embrume. Les gens autour de moi fument, d’autres boivent. Les mines sont sombres comme jamais. Depuis nos bureaux, on entend des sirènes, sans doute celles qu’on voit passer à la télé.

Vers 1 ou 2 heures du matin, le mot tourne dans Libé qu’il est possible de partir, les sorties au rez-de-chaussé sont libres. Une autre indication du fait que les attentats de Paris sont probablement finis. Enfin, non. Les tirs sont finis. Le choc est trop grand. Ce qu’il se passe est incompréhensible, n’a aucun sens. Sortir dans la rue autour de République n’est pas simple. Comment tout le monde, on ne comprend pas alors très bien combien il y avait de terroristes, et s’ils ont tous été neutralisés.

Nous travaillons encore sur place. On a la confirmation que Daniel Psenny, le journaliste du Monde qui s’est pris une balle dans le bras en aidant un Américain, a été évacué par les secours. Libé ajuste une énième nouvelle édition. Une fille qui va rester toute la nuit au bureau demande à quelqu’un de lui ramener du déo.

Finalement, nous rentrons, parce qu’il faut bien. C’est pas loin. Mais il n’y a pas de taxis. Uber nous informe qu’on devrait rester chez nous. On part à pied avec A. et A. vers le Nord depuis République, sur le boulevard Magenta. On rase les murs. On croise des gens qui marchent très vite, et des gens saouls aussi. Retour à la maison. Café. Reprise du travail. J’essaye de continuer à rendre les fils Twitter et Facebook du Monde à peu près cohérents, d’y poster ce qu’il faut. Sur mon Facebook personnel, plusieurs personnes postent et racontent qu’ils viennent de passer plusieurs heures enfermées dans un bar ou divers lieux du 10 ou 11e arrondissement.

Des bruits dans la cage d’escalier. Une voisine rentre en pleurant. Elle parle à quelqu’un.“Ça faisait tac, tac, tac. J’étais sur le côté. Ceux qu’étaient dans la fosse ont dû prendre le plus.” A 4h30, coup de fil du cousin. Oh putain, je croyais l’avoir vu sur le Safety Check, avoir su qu’il allait bien. Je ne sais plus. “Allô mec ? Ca va ? T’étais pas au concert ?”. Ouf. Lui non plus, mais il était en soirée pas loin. Il a entendu les mitraillettes dans la rue, avant de rester enfermé dans l’immeuble par sécurité. Et il savait déjà qu’il connaissait des gens qui ont perdu quelqu’un parmi les 129 victimes de ces attentats.

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