Creative Vegetable, Flickr, CC, by m4tik

Comment dégoûter quelqu’un ? Récompensez-le. Tout simplement

Polémique

Gus Brandys

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Il y a quelques mois à Genève, une polémique faisait rage dans le monde de l’éducation. Une enseignante du cycle (=collège, en France) confiait des jetons de comportement à ses élèves. Quand ils ne se comportaient pas bien, ils en perdaient, et vice versa. Pour motiver ses élèves.

Le monde politique et l’opinion publique s’est ensuite saisi du débat (à lire Des élèves peuvent «acheter» leur mauvais comportement & l’émission de la radio suisse romande qui en parle). Depuis, l’enseignante s’est vu interdite d’utiliser les jetons.

La gamification, partout

En quelques mots, la gamification se résume à appliquer des mécaniques ludiques provenant des jeux vidéo. Et dans des domaines divers. Education, job, marketing, santé.

On utilise ce que le professeur américain Scott Nicholson appelle les BLAP : bonuses-levels-achievements-points, diverses récompenses reçues pour une action accomplie.

Le but premier de la gamification est d’impliquer, de rendre une activité plus fun et captivante. Et donc au final plus agréable. Dans le but évident de fidéliser. De passionner.

Nous connaissons tous des exemples de gamification utilisés en marketing. Tels les points de fidélité accumulés lors d’un achat. Les frequent flyers miles. Les jetons obtenus.

Récompenses

Mais voilà, la gamification, “mal” utilisée, peut s’avérer… “dangereuse”. En voulant impliquer les personnes / clients / élèves / enfants en les récompensant pour une action, on finit par nuire à l’action-même.

Tout en évitant de chercher une solution au problème inhérent.

Un élève fait ses devoirs? Il gagne un jeton de comportement. Un employé vient de réaliser une bonne vente? Il reçoit un bonus. Votre fils vient de tondre la pelouse? Vous le “payez” en chocolat. Toutes ces récompenses sont extrinsèques, i.e. que la récompense est extérieure à l’action-même.

Le souci avec ce système est qu’à force de donner une récompense, l’action devient un obstacle pour la récompense. Qui perd alors toute valeur.

En somme, pour éviter de chercher les raisons d’un manque de motivation pour une action, on préfère mettre en place un système de récompense. Pour que la personne se sente engagée, impliquée, fidélisée. Oui, on pourrait également dire… contrôlée.

Car au final, en agitant une carotte, on manipule la personne en voulant qu’elle effectue ce qui lui est demandé. Sans chercher à comprendre son intérêt. Ou son désintérêt, plutôt. D’autant qu’on a tendance à oublier qu’entre le bâton et la carotte, il y a un être humain. Et en contrôlant un individu, on finit par lui enlever tout humanité et choix personnel.

Plus ce système de récompenses extrinsèques est appliqué, plus la personne se désintéressera de l’action au profit de la récompense. Vous voulez que votre enfant / élève lise plus de livres ? Chaque fois qu’il en lit un, vous lui offrez un jouet. Des expériences ont prouvé que les prochains livres choisis seront de plus en plus courts pour obtenir la récompense le plus rapidement.

Et si le système de récompenses est enlevé, d’autres expériences ont également prouvé que les personnes abandonnent alors tout intérêt pour la tâche. Même si avant l’introduction des récompenses elle était auparavant appréciée.

En fait, tout ce système de récompenses, les BLAP, est utilisé à mauvais escient pour résoudre un problème. Qui en crée finalement un.

Récompenser un enfant parce qu’il s’est “bien” comporté ne lui fait pas comprendre pourquoi il est important d’agir de la sorte. Non. Cela lui fait comprendre qu’en agissant ainsi, il est sûr de recevoir une récompense.

Récompenser vs sanctionner ?

A choisir entre punir et récompenser, la très grande majorité des gens (encore heureux) préféreront récompenser. C’est plus positif. Motivant. Alors qu’on a furieusement tendance à oublier que la récompense peut rapidement devenir une punition si la personne ne peut l’obtenir. Il en résulte une déception. En voulant motiver on finit par générer exactement le contraire.

Je peux vous présenter l’exemple de ma belle-sœur qui recevait toujours de l’argent de son père quand elle obtenait la meilleure note possible à une épreuve, 6 en Suisse. Qui équivaut à un 20 en France. Quelques mois après avoir fini le lycée, elle m’a avoué avoir été déçue et énervée quand elle n’obtenait “que” des 5.5 (18 en France). Une excellente note en soi. Car cette “mauvaise” note lui empêchait de recevoir son cadeau.

Gamification

Mais alors la gamification dans tout ça ? En fait, elle est surtout cosmétique si on applique les BLAP. La VRAIE gamification, c’est de rendre une activité intrinsèquement ludique, fun et passionnante.

A-t-on véritablement besoin de récompenser un employé pour son travail en plus de son salaire? Alors que son propre plaisir devrait se trouver dans l’accomplissement de la tâche pour la tâche?

Le souci avec la gamification, comme elle est appliquée aujourd’hui, c’est qu’il s’agit avant tout de behaviorisme (cf le psychologue Skinner et ses travaux sur les pigeons. Les oiseaux, pas les gens. Quoique). On cherche à contrôler un individu en lui offrant une récompense en échange d’une “bonne” action. Encore faudrait-il définir ce qu’est une bonne action.

Intrinsèque vs extrinsèque

Peut-on mêler une récompense extérieure au plaisir qu’il y a à effectuer une action pour elle-même ? Non. Dès le moment où il y a une récompense, nous serons avant tout motivés par la récompense.

Choux de Bruxelles

Je dévore depuis quelques temps l’ouvrage de l’éducateur américain Alfie Kohn qui parle de tous ces aspects. Il présente de nombreuses expériences qui confirment que pour la même activité, une personne non-récompensée réussira mieux qu’une personne récompensée. Dû en partie au stress de ne pas recevoir l’objet convoité. Mais également parce qu’in fine, l’action est dépréciée puisqu’il lui faut une récompense pour être accomplie.

C’est ce que j’appellerais le syndrome du choux de Bruxelles. Si vous voulez dégoûter votre enfant des choux de Bruxelles, promettez-lui un dessert s’il les finit. Quel message lui transmettez-vous? Que les choux de Bruxelles sont tellement immondes qu’il faut se motiver par autre chose pour les finir.

L’ouvrage d’Alfie Kohn m’a véritablement ouvert les yeux sur ma pratique en tant qu’enseignant. J’ai peut-être oublié de vous le dire, mais je suis enseignant au lycée à Genève. Car moi aussi j’utilisais les BLAP en classe. A l’époque j’avais mis en place tout un système pointu et complexe de récompenses. En croyant bien faire pour motiver les élèves. J’ai rapidement constaté une amélioration impressionnante des résultats. Du comportement. De la motivation. J’avais cru avoir trouvé le Saint Graal pédagoqique. Mais j’ai également remarqué que si une activité ne donnait aucune récompense, mes élèves n’étaient alors pas intéressés par la réaliser. J’ai aussitôt compris que ce que mes élèves recherchaient était les points, pas l’apprentissage en soi. A force de vouloir motiver mes élèves, je les ai démotivés! Stimulés, oui. Pas motivés.

La stimulation est extérieure. La motivation interne.

Notes

Et les notes dans tout ça? Ne représentent-elles pas non plus des récompenses en soi? Mes élèves me demandent souvent si ce champ ou sujet sera dans le prochain contrôle. Toujours en faire le minimum. Pourquoi ? Car au final ce qui leur importe c’est la note. Comment y arriver le plus rapidement possible, sans s’intéresser à la valeur intrinsèque de l’apprentissage.

Peut-on alors en vouloir aux élèves, si le système est ainsi constitué? Comment espérer développer leur créativité, passion et implication si tout ce qu’ils recherchent c’est de passer leur année? Avec de (plus ou moins) résultats?

Un journaliste de WIRED conseille aux élèves de tricher en classe. Justement parce qu’il trouve le système corrompu. Vraiment?

Tout ce système de gamification et de récompense est ultra-simpliste et représente une solution de facilité pour l’adulte. Une question simple s’impose alors : pourquoi ne pas tout simplement demander pourquoi ? Plutôt que de chercher à résoudre un problème, avec les BLAP on en crée d’autres. Plus profonds. Puisqu’on va finir par habituer l’enfant / élève à ne fonctionner que pour les récompenses et non pour l’action elle-même. L’enfant n’en sortira pas grandi. Juste contrôlé et manipulé. En demandant à un enfant, un élève, un employé, un collègue, l’origine du malaise, du manque de motivation, on pourrait peut-être essayer de résoudre le problème à la racine. Et non en appliquant un emplâtre sur une jambe de bois.

Conclusion

Comment définir un bon enseignant? Ce n’est pas celui qui se dit parfait mais celui qui se remet en question. Ce n’est pas celui qui pense avoir trouvé les solutions mais qui les cherche.

Et si au final la gamification n’était pas endémique à notre société actuelle qui encense efficacité et rapidité? Lorsqu’il y a un souci, plutôt que de l’affronter en cherchant les racines, peut-être profondes et qui prendront du temps à découvrir, on préfère lui appliquer un système « efficace » et rapide. Comme une appli ou une nouvelle technologie.

ps : au fait, puisque vous avez fini de lire cet article, vous venez de gagner 100 euros. Mais au fait, est-ce que vous l’avez lu dans le détail, rapidement, ou que vous l’avez juste sauté pour arriver à la fin?

Et vous, avez-vous déjà récompensé vos enfants / élèves pour une action? Est-ce que cela a marché?

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Gus Brandys

Enseignant au lycée à Genève. Joueur, scénariste, écrivain, organisateur d’événements ludiques. Blogueur sur www.gusandco.net. Et le tout sans cheveux.