Revenu Minimum Universel : que seraient nos vies si elles n’étaient plus conditionnées par l’emploi ?

Anne-Laure Frite
7 min readJun 7, 2016

La première fois que j’en entendu parler du concept de revenu minimum universel, j’ai eu une révélation, presque le vertige. Le fait que ça paraisse à la fois si utopique et si évident démontre à quel point nous sommes conditionnés par cet impératif incontournable : celui de devoir, tous, “gagner nos vies”. Mériter notre pain quotidien. Mériter d’exister. Nous l’avons tellement intégré que peu de personnes arrivent à raisonner en dehors de ce cadre. Imaginez tout ce que ça changerait de pouvoir vivre dans un monde où l’emploi ne serait qu’une option, un choix, une source d’épanouissement, mais pas une obligation de survie.

Ca changerait absolument tout, car aujourd’hui, l’emploi est au coeur de tout.

Plus personne n’aurait à souffrir le martyr pour un job qui ne lui correspond pas, en arrivant à peine à “s’en sortir” à la fin du mois. Plus de dépressions liées au travail, fini les burn-out, les bore-out, les vocations contrariées, le gaspillage du temps qui passe coincé dans un bureau, derrière un comptoir, à se dire que nos rêves s’éloignent. Fini les angoisses existentielles qui pèsent sur les ados et les plus jeunes, quand on leur demande “ce qu’ils veulent faire plus tard”. Enfin, ils pourront répondre : “vivre” au lieu de “travailler”. Ils pourront même dire “on verra bien!”, et rester libres de ne pas savoir, sans que tout le monde se mette à paniquer en mesurant l’ampleur du risque qu’une absence de planification de carrière représente. Fini les séparations compliquées et la course quotidienne pour ceux qui ont un emploi et jonglent entre la garde des enfants, leurs propre horaires et un budget serré. Chaque personne aurait enfin le droit d’exister, sans avoir souffrir par principe pour mériter son temps sur la planète.

Et si enfin on pouvait construire nos vies ailleurs qu’autour de l’emploi? Mettre un peu de côté les plans de carrières, la valse des CVs, la mascarade des diplômes, toute cette machine infernale qui réduit nos vies à une suite d’ “expériences” qui resteront vides de sens pour la plupart d’entre nous ? Et si on arrêtait de priver les enfants de la présence de leurs parents, de priver les gens des uns des autres parce que plus personne n’a le temps à cause du “travail”, qui ne suffit même plus pour réussir à s’émanciper ?

Nos journées seraient calquées sur notre propre rythme, nos propres contraintes (celles qu’on aurait choisies), nos envies et nos activités favorites. Cela n’excluerait pas le travail, parce que nous sommes tous actifs au quotidien. La seule différence entre le travail et l’emploi, c’est la valeur qu’une entité supérieure accorde aux tâches réalisées.

Notre société a choisi de dire que le travail domestique ne valait rien, que le travail de parent ne valait rien, que le fait de produire du savoir, de la connaissance ou de l’art ne méritait pas grand chose, que la production de nourriture ne valait plus rien à l’heure de la mécanisation… En conséquence, tous ceux qui travaillent au quotidien dans ces domaines, et dans bien d’autres, ne gagnent pas leur vie. Ils ne sont pas reconnus, on a décidé que leur travail ne méritait pas salaire. Et pourtant, le monde ne tournerait pas sans eux, sans nous tous, dont le quotidien est fait d’activités hautement productives, créatrices de lien social, d’un patrimoine matériel et immatériel profondément humain, pourtant jugé sans valeur “monayable”. Et on voudrait dire à ceux-là que la société les assiste en leur “donnant” l’aumône alors qu’ils ne “travaillent pas” ? Ce serait plutôt le contraire. Ceux qui assument les rôles ingrats et non rémunérés du monde font un sacrifice personnel et moral bien plus grand que ceux qui occupent des emplois vides de sens pour une somme d’argent à la fin du mois.

On raisonne uniquement en terme de rentabilité économique immédiate individuelle, et pas de véritable valeur ajoutée à l’échelle de la société. Cela est aussi dû au manque de vision d’ensemble sur le système qui nous entoure : lorsqu’un self made man américain proclame qu’il n’a eu besoin de personne pour réussir, c’est évidemment faux. Le système lui était favorable, il a forcément eu les bons appuis, les bons outils, les bonnes ressources pour pouvoir atteindre ses objectifs. Celui qui gagne la course est aussi celui qui a été bien élevé, bien nourri, bien coaché et porté par toute une communauté qui s’est investie sans compter pour lui. On pense toujours qu’on réussit ou qu’on échoue seuls, mais c’est faux.

Aujourd’hui, la valeur ajoutée sociétale du travail n’est pas en adéquation avec sa rentabilité. Pendant que les uns font grêve pour débattre du nombre de jours de RTT auxquels ils auront droit, 90% des personnes sur la planète travaillent pour survivre, et une bonne partie d’entre eux n’y arrive pas parce qu’on estime que leur travail n’a pas de valeur. Et les trois quart des gens s’orientent vers des professions qui ne les épanouissent pas, parce que tout ce qu’ils aiment faire dans la vie “ne rapporte pas assez d’argent”.

Où est l’intelligence et la rationnalité dans un système qui nie la richesse des individus, leurs capacités, qui étouffe leur potentiel au lieu de le développer pour que tout le monde en profite ?

Ceux qui font un métier qu’ils aiment passionnément le savent. Il y a forcément des choses que nous aimons faire, qui nous rendent heureux, qui nous grandissent, et qu’on arrêtera pas de faire en ayant chaque mois un peu d’argent pour se loger et manger. On aura même tendance à les faire mieux, ces choses. Remettre la notion de plaisir au coeur du travail, voilà ce que permettrait (aussi) un revenu minimum universel. Donc une meilleure productivité. Un travail mieux fait. Un travailleur qui a envie de continuer. Pouvoir être fier de son travail, être plus autonome, plus digne, plus grand. Sortir de l’esclavage moderne, guérir sa santé, soigner son mental, prendre soin de soi et donc des siens. Des familles plus autonomes, moins dépendantes du système, des “coûts sociaux” en chute libre.

Dans un système basé sur le dogme d’un revenu lié à l’emploi, on n’accorde pas d’importance aux choses que l’on fait pour soi. Et pourtant, ce sont elles qui devraient être au coeur de nos vies ! On pense qu’il faut aller chercher le bonheur ailleurs, loin, autre part, hors de soi. Il y en a même qui se trouvent si isolés, si seuls face à l’adversité qu’ils s’attaquent à leur propre valeur. Culpabilité, détresse, mal-être, addictions diverses, crises d’angoisse, dépressions, suicides… des maux qui rongent plus de 20% de la population occidentale et qui augmentent chaque année.

On ne peut plus faire reposer la survie des personnes sur l’emploi dans un système où il n’y a pas assez d’emploi pour tout le monde.

Le revenu minimum universel, c’est qu’une décision du collectif vers plus d’intelligence. Pour moi, c’est l’application des principes de la psychologie humaniste et positive à l’échelle de la société : comme on privilégie des approches plus affectives et plus émotionnelles (donc plus intelligentes) de la parentalité aujourd’hui, il serait temps de mettre fin à la logique survivaliste absurde qui gouverne notre monde.

Non, les bébés ne s’endurcissent pas à force de pleurer.
Non, les gens se deviennent pas plus forts quand ils passent la moitié de leur vie rongés par l’angoisse et la fatigue.
Non, ce ne serait pas l’anarchie pour autant si les gens avaient de quoi survivre sans avoir besoin de travailler.
Nourrir et protéger un enfant n’en fait pas une personne “gâtée”, incapable de se prendre en main. Cela en fait un être autonome capable de fonctionner et d’évoluer de manière plus sécurisée dans le monde, et justement donc, une personne moins dépendante du système, des “béquilles”, de ce que certains appellent “de l’assistanat”.

L’époque industrielle nous a laissé de lourds héritages qui teintent encore tous les aspects de notre société : tout le raisonnement basé sur la soit-disant “rationnalité” et les principes ô combien irrationnels du capitalisme. Or, ce mode de pensée là n’en est qu’un parmi tant d’autres. Et s’il a sa place dans certains domaines, il a occulté bien des dimensions de l’être humain qui aujourd’hui, sont en souffrance. Nos émotions, notre épanouissement, nos relations avec les autres, avec la planète, notre rapport à nous-mêmes, notre capacité à nous émanciper, même à nous écouter et à nous entendre.

Ce qui nous inhibe et nous rend plus faible, c’est le sentiment d’être tout seul. Seuls face à sa propre survie économique, seul sans toit et sans nourriture demain si l’argent venait à manquer. C’est la rupture du contrat social : la société ne garantit ni l’appartenance, ni la survie. Comment alors se sentir assez fort, assez soutenu pour se lancer seul dans une démarche d’émancipation dont le succès n’est pas garanti ? Toujours menacé par le chômage, chaque choix de vie, chaque changement de carrière ou de voie devient une question de vie ou de mort ! L’immobilisme, la peur et la résignation prennent le pas sur l’audace, l’innovation, la création.

Il est temps de remplacer les anti-dépresseurs par, tout simplement, le droit des individus d’accéder à une vie normale. Une vie où chacun a le droit d’être là, d’y être bien, respecté, en santé et autonome. La valeur des richesses produites dans un tel monde dépasserait de loin tous les objectifs de croissance que nous pensons importants aujourd’hui.

Pour aller plus loin, voir l’excellent article et le podcast de l’émission Pixel sur France Culture consacrée au revenu de base, diffusée le 3 Juin 2016 :
http://www.franceculture.fr/emissions/pixel/pixel-vendredi-3-juin-2016

Voir également l’émission Du Grain à Moudre avec pour thème : “Toute existence mérite-t-elle salaire?” :
http://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/toute-existence-merite-t-elle-salaire

Le site du Basic Income Earth Network (BIEN) : www.basicincome.org

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Anne-Laure Frite

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.