Tim O’Reilly & Evan Williams at the end of the conference (Credits: Margaux Pelen)

Technologie et travail: la fin des illusions, le temps des décisions.

Margaux Pelen
5 min readJan 19, 2016

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La conférence “Next: Economy” se tenait à San Francisco les 12 et 13
novembre 2015. L’ordre du jour ? ‘Imaginer l’impact de la technologie
sur le monde de demain pour pouvoir choisir la société que nous
voulons”, selon les mots de l’entrepreneur américain — et organisateur
de la rencontre — Tim O’Reilly
. En clair, imaginer quel sera l’impact
de la technologie sur nos manières de travailler, mais aussi de vivre.

Sur scène, une quarantaine de géants de la Silicon Valley défile.
Parmi eux, Reid Hoffman, le fondateur de Linkedin — qui compte
désormais plus de 350 millions de membres, Jeffrey Immelt, le CEO de
General Electric — un groupe industriel à la pointe de cette
transformation digitale mais aussi Sébastien Thrun — qui a annoncé la
veille une levée de fonds de plus de 100 millions de dollars pour sa
plateforme de cours en ligne Udacity. Si l’impact de cette question et
l’envergure des acteurs présents sont mondiaux, l’angle abordé est
résolument américain
: dans la salle, très peu d’européens.

Pendant deux jours, cette question a été examinée sous de nombreuses
facettes : les économies-plateformes (comme l’application de transport
Uber) mais aussi le ‘micro-travail’ — aussi appelé ‘jobbing’, la
flexibilisation de l’emploi avec le numérique et son impact social, la
question de la carrière à l’heure du travail “à la demande”,
l’automatisation des tâches mais aussi l’intelligence artificielle.
Petit panomara des enjeux qui nous attendent.

Docteur Freelance, Mister précaire.

Le recours direct à des travailleurs, désormais accessibles par les
plateformes et réseaux en ligne, change l’échelle du travail : on ne
propose plus nécessairement l’ensemble de son temps ou ses services à
la façon d’un employé salarié, mais une compétence ou un service
précis. Pour autant, les indépendants sont loin de représenter une
catégorie uniforme : schématiquement, le “freelance” aux compétences
pointues qui fait le choix de ne pas travailler pour un seul client
n’est pas semblable au travailleur “à la demande”. Dans le premier
cas, on a recours à un service précis alors que dans le second, on a
besoin d’un standard pré-établi donc interchangeable
: peu importe le
chauffeur pourvu qu’il y ait le transport.

Pour le travailleur “à la demande”, il n’est donc pas rare de devoir
cumuler plusieurs petits boulots. Des applications comme WorkGenius
(présentée pendant la conférence) proposent d’optimiser les plages
horaires : l’algorithme devient à la fois manager et assistant, en
permettant de coordonner votre l’agenda du travailleur chez les
différents employeurs qui n’ont recours à ses services que quelques
heures chacun. La conséquence directe ? Le risque de précarisation qui
rend un cadre social indispensable : l’initiative “Good Work Code”,
dévoilée sur scène, offre désormais un label aux employeurs qui
garantissent un minimum de stabilité et de visibilité à leurs
employés.

Silicon Valley + travail = une entreprise décentralisée et automatisée ?

L’entreprise sort de sa forme nucléaire et devient un ensemble formé
de cercles concentriques avec des “permanents” au coeur et des
collaborateurs temporaires à la périphérie, présents le temps d’un
projet.
La plateforme Upwork permet ainsi aux professionnels
d’embaucher des freelances parmi ses 10 millions d’inscrits. Ces
derniers collaborent en équipes parfois pendant plusieurs mois grâce à
des outils que la plateforme met à disposition des organisations.

L’entreprise traditionnelle est-elle obsolète pour autant ? Pas
nécessairement, si elle parvient à s’approprier les enjeux de
changement d’organisation et de la formation. Si les collaborateurs
s’attachent moins à la notion de “carrière” au sens traditionnel
(stabilité et évolution progressive dans une même entreprise), ils
prennent la mesure de l’importance de la formation à court et moyen
terme.

Dans cette économie “à la demande”, le travail est quantifié, optimisé
et automatisé, jusqu’à son management
. Une grande partie de
l’organisation du travail n’est plus effectuée par des managers
humains mais par des services technologiques. Ainsi, des outils comme
StaffJoy permettent d’automatiser le planning des employés en
combinant au mieux les besoins de l’entreprise et les préférences des
employés. Il en va de même pour le début et la fin des contrats gérés
par intermédiaire de plateformes qui se passent parfois de tout
contact humain. Un chauffeur a des mauvaises évaluations ? Il ne sera
pas réprimandé par un manager mais automatiquement “désactivé”
: le
chauffeur ne verra alors plus de clients sur son application
professionnelle. Cette anecdote fait sourire quand elle est racontée
sur scène par Sebastian Thrun, qui relate son expérience avec Uber
lorsqu’il voulait “se mettre dans la peau d’un travailleur à la
demande” mais n’est-elle pas emblématique de cette vision
technologiste ?

Entre effet papillon et responsabilité sociétale, quelles options et quel choix pour l’Europe et la France ?

Au cours de la conférence, une question apparaît : dans cette
prospective, comment dissocier ce qui est proprement américain de ce
qui impactera le modèle français ? Les échanges dont nous sommes
témoins ne seraient-ils pas les battements d’ailes du papillon dont
les conséquences auront mécaniquement lieu plus tard en Europe ?
Imaginer la digitalisation rapide du travail comme un phénomène propre aux Etats-Unis serait se voiler la face. Espérer que “chez nous les
choses sont différentes” est vain : les outils et services développés
aux Etats-Unis ont déjà un impact conséquent en France
(l’un des
premiers adopteurs de Google par exemple avec un taux d’utilisation de
près de 95%) et les débats récents sur l’uberisation n’en sont que les
prémices. Il ne s’agit plus uniquement des entreprises : le choix de
société impacte directement la société dans son ensemble.

En filigrane de ces débats autour de la sur-optimisation de
l’entreprise, un malaise apparaît lorsque la question du modèle
social est abordée. Les volets sociaux de la conférence (par exemple
l’existence d’un salaire minimum ou les avantages sociaux attachés à
la personne et non plus à sa qualité de salarié(e)) rappellent
directement les débats d’après-guerre en Europe. La société américaine
repose sur la méritocratie et l’effort personnel, qui justifie un
engagement minimal de l’Etat et la voie du “tout-privé”. A l’inverse,
le modèle européeen en général et français en particulier est
collectif et solidaire. Ces questions doivent aujourd’hui faire
l’objet d’expérimentations dès maintenant pour éviter qu’on ne se
retrouve au pied du mur comme le préconise le dernier rapport du Conseil National du Numérique.

“Pour ce qui est de l’avenir, l’essentiel n’est pas de le prévoir mais de le rendre possible” Saint-Exupéry

Le recours croissant aux opportunités que nous offrent les nouvelles
technologies ne nous dispense pas d’en penser les conséquences ;
l’automatisation de certaines tâches ne mène pas nécessairement à une
déshumanisation du travail. C’est un choix que font les organisations
dont la technologie n’est qu’une composante et, surtout, qu’un outil.

Comme le rappelle Carrie Gleason, à l’origine de Good Work Code : “Ne
blâmez pas l’algorithme qui décide d’un calendrier trop strict pour
ses employés, blâmez plutôt les managers qui l’utilisent”.

Cet article a été écrit après la conférence next:economy qui a aussi inspiré un rapport co-écrit avec haigo.fr, disponible ici.

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