Brève histoire de la liberté sur internet

Romain Segond
5 min readJan 29, 2017

--

En 1984, dans un petit chef-d’oeuvre publicitaire pour Apple, Ridley Scoot s’inspira franchement de l’univers orwellien pour figurer à l’écran, non sans un certain panache, la défiance encore en germe dans la société américaine vis-à-vis de l’immonde Big Brother. En substance, le film véhiculait le message, teinté d’espoir, que l’homme valeureux reprendrait le dessus sur une machine qui depuis peu l’aliénait ; bien plus utile serait-elle au service du développement de sa créativité. Ainsi Steve Jobs nous vendait son premier Macintosh, garant technologique de nos libertés retrouvées. Soixante secondes durant lesquelles les téléspectateurs retrouvent foi dans l’humanité et le progrès informatique.

Mais à côté du choc des représentations qui oppose l’utopie de Jobs à la dystopie d’Orwell, foisonne toute une réflexion éthique, alimentée par les hackers, qui se posaient alors une question simple : pourquoi est-ce que nous programmons ? Et leurs conclusions de cheminer vers une commune espérance : l’accès à l’information et à la connaissance doit rester ouvert et gratuit. C’est le temps du logiciel libre. Ce que chacun programme, tout le monde doit y avoir accès pour l’utiliser ou l’améliorer. Un souhait désirable, je crois, mais qui se transforma vite en voeu pieu. Car ces charmantes déclamations ne suffiront malheureusement pas à mater les pulsions utilitaristes de l’homme moderne, et encore moins la soif de débouchés du capitalisme. Certains se permettront de commercialiser l’accès à leurs bouts de code. Le geek l’emporte sur le hippie. Et le logiciel devient un marché.

La décennie 1990 accompagne l’émergence du cyberespace. Les données se représentent alors dans un espace visuel. L’hypertexte augmente la puissance des chercheurs en leur offrant un meilleur accès à la littérature scientifique. Tout va très vite. Les réseaux se développent et dans leur sillage, les microprocesseurs deviennent accessibles à tous, ou presque. Ray Tomlinson permet la première transmission d’un message d’une machine à une autre. Il sépare l’homme de la machine avec le signe @, et invente en quelque sorte le premier mail. Toutes ces informations circulent dans de nouveaux tuyaux et les humains peuvent enfin interagir avec les machines. C’est la naissance du web. Ces volumes de données sont stockés dans d’immenses bibliothèques dont il faut sans cesse protéger l’accès. Et à ce titre, comment ne pas mentionner cet acte ô combien salutaire du CERN, qui en 1993, sous l’effet de Tim Berners Lee, versa son code dans le domaine public. Plutôt que de commercialiser le web sous licences, tout le monde en devient propriétaire.

Un an plus tard, les premiers systèmes commerciaux apparaissent. Amazon se charge de gagner la confiance des internautes afin qu’ils puissent confier des informations aussi sensibles que leurs coordonnées bancaires. Cela marque une étape importante, dans la mesure où apparaît la nécessité de sécuriser des transactions, et donc d’agir sur l’architecture même d’internet, originellement libre et incontrôlable. Des termes qui résonnent volontairement avec l’analyse magistrale de Lawrence Lessig, Code is Law, à travers laquelle il expliquait déjà, en 2000, comment «de nouvelles couches de codes peuvent être superposées aux protocoles de base TCP/IP, afin de rendre l’usage du Net fondamentalement contrôlable.» Le commerce ouvre ainsi la voie à une pratique, qui se normalisera avec la prolifération des applications personnelles et des réseaux sociaux. En clair, ces «nouvelles couches», avec leur système d’identification supposément sécurisé, génèrent, possèdent et exploitent un nouveau genre de données qui ne concernent plus seulement les logiciels. Elles disposent désormais de caractères sociaux, politiques, culturels, parce qu’elles sont centrées directement sur des individus agissants dans une sphère de confiance.

Il me semble qu’ici s’opère le grand basculement. Avec l’introduction du web dit 2.0, l’interaction homme-homme devient possible et dépasse très rapidement, en volume de temps consacré, l’unique dialogue homme-machine que l’on connaissait alors, symbolisé par l’hégémonique Google ou l’épistémique Wikipedia. Les flux RSS, puis les API permettent le mouvement et le partage des informations, nécessaires à la personnalisation de nos interfaces. Facebook impose très vite le régime de la communauté virtuelle de masse et centralise toutes nos données. Au diable, donc, les modèles P2P — et bientôt les blockchains ? — qui fragmentent l’information en paquets pour la distribuer à tous afin d’échapper au contrôle. Les volumes gigantesques de traces générés par notre activité sur les plateformes sont tels, qu’on pense naïvement les stocker dans les nuages, feignant d’ignorer l’existence d’immenses centres de données qui fleurissent un peu partout sur la planète. Et que dire du développement de l’internet des objets, à travers lequel ce ne sont plus seulement nos dires, nos clics ou nos écrits, mais déjà nos gestes et bientôt nos pensées, qui généreront chaque seconde une multitude d’informations grâce — ou à cause — des capteurs que l’on aura — ou pas — acceptés de se poser.

Vous l’avez compris, il n’est plus tellement question d’y échapper. Les «nouvelles couches» prolifèrent à grande vitesse. Elles amassent chacune, en silo, toutes les informations comportementales que nous avons consenties à leur abandonner, dédaignant leurs parcours obscurs vers les super calculateurs de deep learning. Sans en avoir véritablement conscience, nous alimentons sans cesse le développement de l’intelligence artificielle par le truchement des algorithmes de Facebook, Google, Amazon, et autres géniteurs d’humanoïdes qui s’invitent déjà dans les recoins de nos vies quotidiennes. Pire, il arrive même que nous y consentions, sciemment.

En somme, les enjeux numériques de notre siècle contiennent autant d’espoirs possibles que de menaces certaines du point de vue de la démocratie. «Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille», nous enseignait sagement Hannah Arendt. Alors, nous ne devons certainement pas renoncer aux valeurs, ou du moins, toutes les abandonner au marché. L’inertie n’a que trop duré : une conscience collective doit voir le jour pour repositionner l’engagement politique dans le sens de la liberté. En tant qu’Européens, notre responsabilité consiste à nous poser, pour nos données personnelles, les mêmes questions qui animaient la réflexion des pionniers autour du partage du code de leurs logiciels ; gardons tout de même à l’esprit qu’ils agissaient sur un réseau neutre et ouvert, lorsque nous partageons, en fragments, sur des plateformes propriétaires et fermées. Alors, doit-on aller jusqu’à proclamer un droit de propriété numérique sur nos données ? Et pour ce faire, envisager une nouvelle conception de la souveraineté qui prolonge, grignote ou même remplace, la souveraineté territoriale théorisée au XVIe siècle par le juriste Jean Bodin ? C’est-à-dire penser, pour nos communautés virtuelles, l’équivalent des mêmes notions qu’il avait introduites — à l’époque pour légitimer le pouvoir royal — à la définition de l’État moderne ?

Une chose est certaine aujourd’hui : il nous appartient désormais à tous, citoyens européens, de rester vigilant sur l’évolution du cadre législatif encadrant le respect de nos libertés individuelles. Et que la révolte prenne le pas sur la résilience, lorsqu’il souille ostensiblement les fondements de notre idéal humaniste et démocratique.

--

--

Romain Segond

L’ultime rébellion, c’est de savoir prendre son temps dans un monde où tout s’accélère.