Six conclusions comme point d’étape de Freeftopia

Karine Durand-Garçon
free ftopia
Published in
11 min readSep 21, 2016

TL;DR: Ce billet a pour objectif de faire un point sur ce que nous avons appris lors d’une expérimentation imaginée le 18 avril, lancée le 16 mai et achevée le 28 juin, dans le cadre du projet #freeftopia.

Sous le nom de freeftopia nous initions une étrange aventure :

Nous voulons ouvrir et décentraliser une startup. Ftopia est une SAS ; par nature son organisation est centralisée. Nous cherchons à :

  • décentraliser pour répartir le pouvoir de décision suivant des principes de méritocratie, et
  • ouvrir pour accueillir toutes les volontés qui souhaitent y prendre part.

Dans le même temps, nous cherchons à mettre en place un système pour distribuer équitablement la valeur produite par les contributeurs.

A priori, on pourrait penser que cette entreprise est impossible. Des difficultés apparemment insurmontables sautent aux yeux. Par exemple :

  • Est-il possible de concilier le besoin d’agilité d’une entreprise évoluant dans l’écosystème numérique et les lenteurs d’un système de décision collective ?
  • Est-ce qu’une équipe constituée de passagers plus ou moins disponibles et plus ou moins assidus sur le moyen long terme a des chances d’atteindre une vélocité suffisante pour concourir sur un marché aussi occupé que celui du stockage en ligne ?

Nous mettons ces questions de côté car nous faisons le pari que ces difficultés peuvent cacher des opportunités. Et qu’à trop se mettre de limite tout devient à priori impossible. Partons donc de là.

Nous allons construire une organisation lucrative sans tête. Elle existera parce que des individus ou des groupes d’individus y mettent de l’énergie. Cette énergie sera rétribuée justement selon la valeur produite, et même mieux que partout ailleurs.

Au passage, nous allons construire une nouvelle façon de contribuer à des projets collectifs en donnant la part belle à la responsabilité, à la capacité d’initiative individuelle, et en préservant la liberté de s’engager et de se désengager sans mettre en péril la valeur produite.

Un idéal de résilience. Reboot dans 10,9,8…

Alors où en sommes-nous ?

Depuis le mois de mars nous avons organisé plusieurs rencontres.

Rencontre du 18 avril : le choix de la méritocratie et le besoin d’expérimenter

Le 18 avril nous avons échangé de façon assez théorique sur le volet de l’évaluation des contributions et c’était la première fois que nous nous voyions tous IRL (“In Real Life”).

Nous percevons que l’évaluation qui conditionnera à la fois les rétributions monétaires et l’évolution du poids de contrôle dans l’organisation est un sujet structurant et sensible. Il chatouille l’ego et structure la culture. Il peut susciter des désirs, des craintes et de l’émotionnel à des degrés plus ou moins contrôlables.

Nous assumons cela car nous prenons le biais (en tout cas pour le moment) d’adopter le principe méritocratique, ce qui implique que l’évaluation des apports des contributeurs est un sujet incontournable.

La conclusion de nos échanges a débouché sur le fait qu’il était utile d’expérimenter l’acte d’évaluer : pratiquer l’évaluation sur nos propres contributions comme objet et nous-même comme sujet. Nous décidons d’utiliser des cas pratiques car cela nous permettra de forcer nos idées jusqu’ici très théoriques à atterrir dans la vrai vie.

Rencontre du 16 mai : Expérimenter l’évaluation sur des contributions réelles

Nous sommes le 16 mai, il est 18h au 10h10 (si si)

Après un tour de table, Philippe introduit notre rencontre :

“Notre but est de mettre en place une organisation ouverte qui peut accueillir n’importe qui, comme le font les plateformes Facebook, Airbnb ou Uber. En effet, il n’y a pas besoin de demander une autorisation particulière pour commencer à interagir avec une plate-forme.

Il nous faut trouver de nouveaux moyens de fonctionner à la fois sur les plans business, organisationnel et technologique. Notre objectif est aussi de partager avec la communauté au sens large des outils de gestion, des idées, les résultats de nos tests.

Quand on arrive au contact du projet, en tant que personne intéressée à contribuer, il n’est pas simple de répondre à la question : “qu’est-ce que je peux faire ?”. J’ai commencé à réfléchir à une sorte de roadmap, puis nous avons réfléchi à la définition de KPI, des indicateurs de succès mesurables qui établissent si on atteint ou non un objectif : par exemple “plus 100% du chiffre d’affaire”. Mais dans une expérimentation aussi ouverte que la nôtre, il est à ce stade difficile de savoir ce qu’on veut mesurer.

Il est pourtant important de mesurer la valeur que nous créons ensemble, et comment nous y contribuons individuellement. Qui dit “ouvert”, dit aussi “méritocratique”, dans le sens où l’on souhaite offrir à chacun une influence proportionnelle à sa contribution à l’entreprise commune.

Peut-être certains d’entre vous ont-ils lu l’article de Ouishare au sujet de leur expérimentation de décentralisation, basée sur la technologie de Backfeed. L’objectif était d’utiliser l’outil technique pour faire émerger du consensus dans le groupe en charge du programme du Ouishare Fest. L’expérience a rencontré de nombreuses difficultés essentiellement liés à des facteurs humains.

Ce que l’article dit, c’est qu’un outil conçu pour faciliter la décentralisation peut avoir des effets contraires à nos attentes. Avec Backfeed, les membres de l’équipe devaient évaluer le travail ou les idées des autres. Le temps passé à évaluer peut être perçu comme excessif, au détriment du “travail réel”. L’évaluation nous force à être sous le regard des autres, ce qui peut être ressenti très négativement. Elle peut aussi se faire sur des critères qui ne sont pas homogènes, ou peu clairs.

La difficulté de l’expérimentation OuiShare tient donc sans doute au contexte dans lequel l’outil Backfeed a été introduit, plus qu’à la technologie en elle-même. Si l’on cherche à remplacer le contrôle hiérarchique par l’évaluation collective, il faut certainement travailler en amont sur les méthodes d’évaluation.

C’est ce que nous nous proposons de faire à présent, selon une démarche expérimentale. Définissons des activités utiles à notre projet, réalisons-les, puis partageons nos attentes et nos besoins en terme d’évaluation. Que ceux qui prennent en charge une tâche disent eux-mêmes comment ils souhaiteraient que leur travail soit évalué et rétribué.

Nous commençons alors un brainstorming et nous récoltons un ensemble de contributions possibles : Il y en a 26, réparties selon les catégories suivantes :

A la suite de cette session, nous poursuivons le travail en ligne via l’application Stormz, où nous votons afin de déterminer les contributions perçues comme les plus importantes par le groupe :

Nous nous sommes ensuite organisés autour des outils Slack, Part-up, Google Drive, Github, appear.in et quelques réunions IRL pour mener jusqu’au bout quelques contributions.

Un mois plus tard…

Rencontre du 28 juin : structurer les évaluations

L’objectif est, comme prévu, de creuser le modèle d’évaluation des contributions et dans l’idéal de débuter une implémentation.

Sur les 26 contributions proposées le 16 mai nous avons pu en “terminer” 7. Notre rencontre de deux heures nous a permis d’échanger au sujet de deux contributions.

  • La réalisation et la mise en production d’une correction de bug sur le produit ftopia,
  • Le résumé d’un livre permettant de catégoriser les différents types de gouvernance. Cette synthèse a fait l’objet d’une présentation de Mathieu au Blockfest.

L’évaluation de la contribution “correction de bug”

Pour une contribution de type ‘correctif de bug’, nous pourrions l’évaluer globalement, puis ventiler le montant évalué aux différents participants. En effet, un correctif de bug est programmé par une personne, une autre fait une revue du code, une autre teste le correctif et enfin une autre personne pour le mettre en production. Chacun dans l’équipe pourrait évaluer les pourcentages de participation respectifs de chaque participant, la répartition finale étant basée sur la moyenne de ces évaluations. C’est une démarche proche de ce que fait Cocoon Projects dont nous pourrions d’ailleurs envisager d’utiliser l’outil et la méthode LiquidO.

On peut aussi imaginer disposer d’un template “correctif de bug” pour guider la répartition avec des valeurs par défaut. Un tel template consisterait en une grille d’évaluation, permettant à l’évaluateur de noter chacune des parties du travail de l’évalué de manière standardisée. Un template pour un correctif de bug pourrait alors par exemple consister en un ensemble de “points” par défauts alloués aux travaux d’implémentation du correctif, de revue du code, de tests manuels et de déploiement en production.

Ce genre de template permettrait de simplifier l’opération d’évaluation : on n’évaluerait alors que lorsqu’on estime que les valeurs par défaut ne sont pas justes.

C’est Alexandre N. qui a travaillé sur la correction du bug. Nouveau sur le projet, il a passé du temps pour apprendre le fonctionnement de l’ensemble du système. Du coup se pose la question du rapport entre répartition de l’effort et répartition de la valeur. Devrait-on percevoir plus lorsque la contribution demande beaucoup plus de temps, en période d’apprentissage ? Dans le cadre du travail salarié, il est entendu que la rémunération couvre aussi les périodes passées à se former. Comment encourager des contributeurs à investir du temps en dehors des travaux évalués ? Et même s’ils le font pour des motivations intrinsèques (par exemple afin de s’améliorer, d’apprendre, de maîtriser de nouvelles choses), doit-on pour autant “l’ignorer” dans le cadre de l’évaluation des contributions ?

Un autre point était de savoir qui détermine les “templates” de répartition. Qui est l’expert ? Est-ce que l’idée même d’avoir des experts est acceptable, ou bien doit-on les faire évoluer collectivement, par un système de vote par exemple ?

Certain d’entre nous sont réticents à l’idée d’être contraint par de tels templates dont la rigidité perçue a pour eux un effet répulsif. Néanmoins il y a un consensus du groupe pour reconnaître qu’une certaine équité doit prévaloir dans la rémunération des contributions…

Conclusion 1 : s’assurer de la légitimité des évaluateurs et des modes d’évaluation

L’identité des évaluateurs, les éventuels “templates” ainsi que les règles du jeu afférentes doivent être acceptées voire choisies par ceux qui mènent à bien les contributions. Les “templates” peuvent simplifier l’évaluation, mais ils peuvent aussi faire l’objet d’un rejet.

Petite pause à propos d’équité :

L’évaluation de la contribution “catégorisation des systèmes de gouvernance”

Credit Photo Abel Orain

Mathieu G. a travaillé sur cette contribution pour laquelle il n’attend pas de rétribution particulière. Il considère que sa motivation relève du plaisir. S’il devait évaluer quelqu’un d’autre pour cette activité en fonction de son utilité et de sa difficulté, il proposerait sans doute une rétribution plus importante que pour lui-même.

Conclusion 2 : de l’utilité et du coût des contributions

La valeur d’une contribution est fonction de son impact, c’est-à-dire de son utilité pour ceux qui vont la recevoir. Elle a également un coût de production, en amont de son utilité. Coût et utilité sont deux perspectives permettant d’évaluer les contributions.

Selon Mathieu, il est illusoire d’essayer de modéliser précisément les facteurs de coûts des contributions, au risque de buter dans les problèmes relevés par Ouishare dans leur expérimentation.

Mathieu propose alors une autre approche : tous les participants disposent de jetons et les allouent à des projets sur une place de marché. Plus le projet est considéré comme critique par le groupe, et plus il reçoit de jetons. Quand une personne estime que le nombre de jeton est intéressant il s’assigne alors au projet, le mène à bout et gagne alors les tokens qui y sont attachés.

Conclusion 3 : l’évaluation peut se faire a priori et/ou a posteriori

Une évaluation a priori revient à établir un mécanisme de fixation de prix par le marché, en fonction de l’utilité perçue de la contribution. L’évaluation a posteriori fait plus de place au facteur coût, et peut donner lieu à un jugement biaisé par la connaissance qu’on a des personnes ayant effectué la contribution.

La question est alors posée de savoir qui évalue la qualité des livrables du projet, et comment on s’accorde à les accepter. Le groupe concède que c’est une question encore ouverte, et que là aussi un processus équitable doit être trouvé.

Lionel fait justement remarquer que l’impact réel d’une contribution peut s’observer bien après la livraison de ladite tâche. La valorisation des résultats pourrait donc faire l’objet de ré-évaluations successives au fil du temps. Le processus laisserait ainsi une chance à des initiatives qui ne seraient pas forcément reconnues à leur juste valeur au début ; leurs auteurs pourraient néanmoins tirer le fruit de leurs efforts plus tard.

Quatrième conclusion : Valoriser les contributions en continu

Une contribution peut être évaluée et ré-évaluée plusieurs fois. Il n’est pas forcément opportun de l’évaluer à sa livraison, lors d’une étape ponctuelle. L’impact d’une action peut se faire sentir à long terme, et la reconnaissance de la valeur créée doit pouvoir se faire à tout moment.

Philippe constate que le processus décrit par Mathieu ne permet d’initier que des actions votés par le groupe, selon un mécanisme d’attribution prévisionnelle. Ce système peut rendre difficile l’accueil de contributions nouvelles et originales, dont l’opportunité n’est pas forcément comprise, avant d’être démontrée par les faits.

Cinquième conclusion : encourager la prise de risque

Au sein d’une organisation ouverte, un processus d’attribution budgétaire ne favorise pas les contributions audacieuses et risquées. L’évaluation a posteriori et en continu est dans ce cas un complément utile.

La difficulté est alors que le risque sur la réalisation d’une contribution est porté par le contributeur et non par l’organisation. Comment encourager les contributeurs à prendre ces risques ? Peut-on contribuer au risque de ne pas être rémunérés ? Le risque (le temps passé a minima) sera-t-il valorisé, et pris en compte dans la rémunération de la contribution ?

Alexandre H. conclut en proposant d’utiliser le modèle des marchés prédictifs (futarchie) pour combiner les avantages de l’évaluation a priori (pari sur la valeur des contributions) et a posteriori (dénouement du pari une fois la contribution a été délivrée).

Pour finir, la sixième conclusion

Lors du tour de table final, nous avons admis que

  • l’attractivité de la communauté que nous sommes en train de construire est finalement considérée comme prioritaire comparativement à l’évaluation des contributions. Nous devons investir autant sur les motivations que sur les mécanismes d’évaluation et de rétribution.
  • nous allons poursuivre dans une démarche expérimentale et nous resterons flexible. Nous découvrirons et corrigerons nos erreurs au fur et à mesure du défrichement du chemin.

Sixième conclusion : l’attractivité d’abord

Quel est notre ressort commun ? C’est le moment de se retrouver autour de ce qui fait sens pour nous.

Quelle suite donner à toutes ces interrogations, ces échanges, ces scénarios esquissés ? Nous nous engageons à présent dans une phase plus pratique, en visant les objectifs suivants pour la fin de l’année 2016 :

  1. se doter d’un cadre légal pour automatiser l’allocation décentralisée des rémunérations ; ceci pose des questions comptables et juridiques, que nous avons commencé à aborder ;
  2. modéliser et démarrer l’implémentation d’une application de soumission de contributions et d’allocation de contrepartie en crypto-tokens ;
  3. poursuivre l’ouverture de ftopia, en particulier en plaçant le code source des applications sous le régime du logiciel libre.

Vous voulez rejoindre la randonnée ? Nous en serons enchantés ! Financiers, codeurs, juristes, designers, communicants, growth hackers, et vous, venez comme vous êtes… envoyer un email à free@ftopia.com.

Merci à Philippe Honigman, Christophe Gauthier, Alexandre Narbonne, Mathieu Galtier, Francoise Arbelot, Lionel Auroux, Victor Vorski, Simon Polrot, Bill Rice, Bertrand Fritsch, Alexandre Hajjar, Louis Margot-Duclot, Will Schiller, pour vos précieux inputs qui nous ont permis collectivement de déboucher sur ce point d’étape. C’est une joie intense que de découvrir avec vous ces nouvelles façons de produire de la valeur.

--

--