Blockchain, où en sommes-nous vraiment ?

Loïc Poujol
Futurs.io
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5 min readDec 6, 2018

Entre enthousiasme des évangélistes et réserve dubitative des sceptiques qui en ont vu d’autres, entre annonces tonitruantes, dont on peine parfois à voir la réalisation, et lendemains de “hype” difficiles, il est compliqué de se faire une idée précise sur l’état de la Blockchain, sa stabilité technique et sa maturité fonctionnelle.

La confusion avec le sujet des cryptomonnaies en général, et du Bitcoin en particulier, n’y arrange rien, tout comme la fin de l’ère enthousiaste des PoC dans tous les sens, qui ont certes permis de tester rapidement la technologie, mais n’ont pas toujours aidé à éclaircir son utilité concrète. Alors où en sommes-nous réellement, à commencer par le marché français ?

Côté acteurs tout d’abord, une géographie assez claire se dessine avec trois catégories activement engagées dans la technologie et l’écosystème. D’un côté, les (très) grands groupes privés ou institutionnels ; de l’autre, des sociétés récentes ou nouvellement créées, qu’elles soient des pure players Blockchain, ou des startups déjà innovantes (que ce soit en service financier, Internet des objets, traçabilité…), qui investissent dans la “chaîne de blocs” pour ajouter une nouvelle couche fonctionnelle à leur produit.

Les objectifs des uns et des autres sont naturellement très différents : là où les premiers investissent d’abord dans la Blockchain pour miser sur l’avenir, dans une logique proche de la R&D, et pour éviter de voir un jour leur business model dépassé par une technologie non maîtrisée, les seconds parient sur le présent en recherchant des sources de croissance, et de financement (notamment via les ICO), rapides.

À cette typologie il faut ajouter une autre grande catégorie d’acteurs, ceux du monde académique, qui fourmille d’initiatives sur le sujet, que ce soit par exemple du côté de l’Institut Louis Bachelier, du CEA, ou encore du plateau de Saclay. Ce paysage brille en revanche par l’absence des sociétés de taille moyenne et même du SBF 120 — un signe clair que le marché est loin d’être à maturité.

Que dire, ensuite, des secteurs et des sujets impactés par la Blockchain ?

Ces dernières années, les cas d’usage réellement pertinents se sont précisés et structurés autour de 4 thèmes majeurs, que l’on peut définir comme suit, du plus opérationnel au plus disruptif. Tout d’abord, la notarisation, c’est-à-dire le remplacement du tiers de confiance par une Blockchain, pour fournir des éléments de preuve incontestables (qu’il s’agisse de cadastre, de diplômes, de titres de propriété…). Ensuite, la traçabilité, et plus précisément la transparence absolue que permet la Blockchain tout au long d’une chaîne de distribution, physique ou digitale, sans délégation de contrôle à un acteur en particulier. Troisièmement, la contractualisation : l’automatisation de l’exécution de smart contracts — les applications sur la Blockchain — complexes, que ce soit pour du clearing, du règlement de livraison, du transfert de propriété, ou encore du trading énergétique. Last but not least, la “tokenisation”, autrement dit la création d’unités de valeurs — tokens ou assets non financiers — compensables sur des places de marché, avec un foisonnement des acteurs.

Les cas d’usage Blokchain

Sans surprise, on retrouve sur chacun de ces thèmes les grands acteurs habituels — institutions, énergéticiens, financiers et distributeurs -, mais sans que chacun soit cantonné à son secteur habituel — par exemple, la traçabilité du carbone intéresse au-delà du monde de l’énergie, tout comme les infrastructures de marchés ne sont plus le domaine réservé des acteurs financiers.

Enfin, concernant la taille des projets et leur intérêt, on peut faire quelques constats d’ensemble.

Si la notarisation intéresse les équipes en quête d’apprentissage ou de POC, peu de projets basculent en production, car leur apport de valeur est faible en comparaison des systèmes centralisés. La traçabilité et l’automatisation contractuelle, de leur côté, fournissent le gros des sujets : les technologies sont mures et les cas d’usage démontrent une vraie plus-value.

La tokenisation, quant à elle, intéresse beaucoup, mais les projets en production tardent à venir : les ICO des pure players semblent ralentir à mesure que les cryptomonnaies s’effondrent, tandis que les grands groupes restent prudents, dans l’attente d’un cadre juridique stabilisé. On peut d’ores et déjà conjecturer que 2019 sera une année de mise en production de projets d’ampleur, mais principalement dans le domaine de la traçabilité et des smart contracts, et autour de 3 secteurs : banque-assurance, énergie, distribution. L’industrie, les télécoms et les médias semblent à l’affut, mais avec un temps de retard.

Pour finir ce “state of the (French) Blockchain”, quid du nerf de la guerre, c’est-à-dire du cadre technologique ?

En bref : peu de révolution, mais pas mal de progrès. Ethereum et Hyperledger restent les options largement majoritaires. Corda intéresse encore, mais principalement les membres du consortium R3. Quant à Quorum, il reste prometteur. Sur l’ensemble de ces socles technologiques, les développeurs progressent en nombre et en expertise même s’ils et elles restent rares.

Blockchain : problématiques techniques

Par ailleurs, les premiers enjeux relatifs à l’industrialisation apparaissent. Comment définir des gouvernances non énergivores et en phase avec le cadre légal ? Comment mettre en place des process de validation permettant de traiter rapidement de nombreuses transactions ? Comment simplifier le déploiement sur des infrastructures complexes, ou garantir l’interopérabilité ? Autant de questions auxquelles les projets présents et à venir doivent et commencent à apporter des réponses, ce qui est la condition du passage à un stade plus industriel de la Blockchain.

Alors Blockchain, où en sommes-nous, et surtout où allons-nous ?

Les cryptomonnaies peuvent bien vaciller, le débat sur la pertinence même de la technologie est derrière nous. Les prochains chantiers portent sur son ROI, son efficacité, et donc… sa valeur business. Risquons une autre conjecture : les précurseurs d’aujourd’hui détiendront le pouvoir normatif et le potentiel économique de demain. À chacun de prendre ses responsabilités.

Article initialement publié dans Les Echos du 27 novembre 2018.

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Loïc Poujol
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Petit timonier @futurs_io et Pratice Manager @MaltemC_Group. Mes tweets engagent tous les bons développeurs et consultants inspirés.