Le paysage médiatique Tunisien depuis la Révolution

Promotion Ahmed Tlili, Session #7— Le 15/12/2019

Mehdi Cherif
Génération Transition
5 min readDec 21, 2019

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Ce Dimanche, comme chaque Dimanche, nous avons eu la chance d’accueillir un expert pas comme les autres: il s’agit du professeur Arbi Chouikha, spécialiste des médias et ancien membre de l’ L’Instance Indépendante Chargée de Réformer l’Information et la Communication (INRIC), venu nous parler de l’état du paysage médiatique en Tunisie depuis sa soudaine libéralisation en 2011.

Ce sujet, il le connait de première main, étant donné qu’il a participé au sein de l’INRIC à la mise en place du cadre légal qui détermine aujourd’hui le fonctionnement des médias Tunisiens.

Les médias à la Révolution et le travail de l’INRIC

Il faut comprendre qu’en 2011, nous sommes passés d’une situation de verrouillage total des médias à une situation de liberté totale. Les médias Tunisiens et les journalistes n’étaient simplement pas préparés à ce soudain changement. La suppression du Ministère de la Communication et de l’ATCE (Agence Tunisienne de la Communication Extérieure) a créé un vide, qui a rendu possibles certains dérapages.

En fait, l’absence de formation et de culture politique chez les journalistes s’est traduit par une différenciation floue entre information et opinion, ainsi qu’une tendance à propager des informations invérifiées et théories du complot (une “complotite” que nous avons pu observer lors des semaines et mois suivant le 14 janvier).

C’est pour combler ce vide que fut créée l’INRIC, instance qui avait pour missions:

  • de diagnostiquer la situation des médias Tunisiens
  • de préparer un cadre légal de régulation des médias favorisant la transition démocratique
  • d’ouvrir la voie à une instance pérenne de régulation des médias
  • de donner un avis au premier ministère quant aux demandes d’ouverture de médias (l’INRIC avait un statut consultatif à ce sujet)

En collaboration avec les autres instances de l’époque, telles que la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, ainsi que différents experts juridiques, l’INRIC a produit les textes de loi suivants:

  • Le décret-loi n°2011-115: il abroge le code de la presse de 1975, et refonde la régulation des médias en Tunisie. Il demande à la presse écrite et électronique de s’autoréguler; consacre la liberté du journaliste, dans l’accès et la diffusion de l’information; consacre la protection des sources journalistiques (sauf en cas d’instruction judiciaire); institue le régime déclaratif dans la création des publications écrites, il suffit maintenant d’aller s’annoncer au tribunal de première instance local — il est au passage difficile de recenser ces medias écrits, car ces tribinaux ne sont pas coordonnés à ce sujet — ; institue la séparation entre administration et rédaction des médias — de la même manière que dans un hopital, le directeur peut être gestionnaire mais les chefs de service doivent êtres médecins, les chefs de rédaction doivent être des journalistes — ; là où le code de la presse de 1975 prévoyait douze fautes sanctionnées par des peines de prison, il n’y en a plus que 3: incitation au meurtre, à la haine raciale, et diffusion de contenu pédopornographique.
  • Le décret-loi n°2011-116, annonce l’instance de régulation des médias audiovisuels (la HAICA, Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle). Il admet 3 secteurs: médias publics, privés et associatifs; la HAICA statue sur les demandes d’octroi d’autorisation de création de ces médias, et garantit leur liberté et leur pluralisme; toutes les nominations à la tête des médias publics doivent recevoir l’approbation de la HAICA.

Ces décrets apportent des garanties inédites en ce qui concerne la liberté d’opinion, d’information — qui sont aussi garantis par l’article 31 de la constitution. Ainsi, aucun contrôle préalable ne peut être exercé sur ces libertés, notamment en ce qui concerne l’accès aux réseaux de communication (réseaux sociaux tels que Facebook inclus). De même, l’article 6 :dispose que l’Etat protège la liberté de croyance et d’exercice des cultes.

Le paysage médiatique s’est beaucoup enrichi depuis; cette liberté est devenue tangible. Il s’agit d’un des principaux acquis de la révolution. Nous avons aujourd’hui 13 chaines de télévision (11 privées et 2 publiques), de même qu’une trentaine de radios (7 publiques, 19 commerciales et quelques radios associatives, dont la situation est souvent précaire). A cela s’ajoutent une vingtaine de sites internet d’information, et plus de 7 000 000 de comptes facebook, sans compter les pages…

Une réalité qui ne se résume pas aux lois

Le cadre juridique a beau être “très en avance”, la pratique reste problématique, et la qualité des médias Tunisiens reste très critiquable. Le Pr. Arbi Chouikha explique cela par l’absence d’une véritable réforme structurelle du monde des médias.

En effet, les HAICA n’a pas les moyens de faire appliquer la loi et le secteur de la presse écrite ne s’est pas encore autorégulé. Certaines chaînes de télévision diffusent dans l’illégalité, et l’opacité du financement des médias en général reste problématique. L’enveloppe publicitaire en Tunisie n’est assez grande que pour permettre le fonctionnement de 4 à 5 chaînes, or on dénombre 11 chaînes privées. Comment se maintiennent-elles?

De même, les médias dans leur grande majorité n’ont pas défini de ligne éditoriale claire. Cela encourage le recours au sensationnalisme, au buzz et aux fake news qui portent atteinte à la liberté d’information ainsi qu’aux principes juridiques, éthiques et déontologiques du journalisme. Certaines pratiques fondamentales, telles que la tenue de conférences de rédaction quotidiennes, ne sont pas respectées dans une grande partie des médias.

La polarisation politique s’est aussi emparée des médias, comme nous avons pu le voir lors des élections présidentielles de 2019, où certaines chaînes prenaient clairement position pour un candidat ou l’autre, en sacrifiant souvant l’objectivité et la qualité du journalisme.

Enfin les réseaux sociaux deviennent une donnée incontournable et incontrôlable. Ils sont imposants face aux médias traditionnels, et on y trouve “tout et son contraire”. La recrudescence réseaux sociaux est causée entre autres par déclin des médias traditionnels.

Les causes de cet état de fait sont multiples:

  • Un manque de volonté politique de la part des différents gouvernements d’éclaircir la situation.
  • La formation incomplète d’une partie des journalistes, ainsi qu’une absence de culture démocratique plus générale dans le pays.
  • Les moyens limités de la HAICA, de même que la mise en application très partielle de ses décisions.
  • Les réformes n’ont pas été menées en profondeur; le cadre juridique n’a pas été mis en place en concertation avec les acteurs médiatiques Tunisiens. Beaucoup de dispositions qui semblent naturelles dans les démocraties étrangères sont totalement étrangères au contexte Tunisien. Il faut donc impliquer et former les acteurs locaux et en faire les promoteurs de leur propre régulation, dans leur intérêt.
  • La liberté d’information est menacée par le pouvoir financier. Cela s’illustre dans l’opacité des sources de financement des médias, ainsi que dans le manque de séparation entre les structures administrative et rédactionnelle des médias (notamment à cause d’un manque de reconnaissance de la spécificité de la structure rédactionnelle chez les journalistes).

A Dimanche prochain!

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Mehdi Cherif
Génération Transition

Author, communicator and education specialist. Find me on facebook @MehdiAimeLecole.