Tahar Haddad: Une pensée de l’émancipation

Promotion Ahmed Tlili, Session #9 — Le 12/01/2020

Mehdi Cherif
Génération Transition
11 min readFeb 1, 2020

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Ce dimanche, comme chaque dimanche, nous avons eu la chance d’accueillir un invité pas comme les autres: il s’agit du professeur Baccar Gherib, ex-doyen de la Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et de Gestion de Jendouba et chercheur spécialiste de l’Histoire de la pensée politique et économique. Il s’est agi aujourd’hui d’une présentation de son livre “Tahar Haddad: Une pensée de l’émancipation”.

Une biographie de Tahar Haddad

Tahar Haddad naît en 1899 à Tunis, dans une famille originaire d’El Hamma, près de Gabès. Son père, vendeur de poulets au marché central, a quitté son village pour venir travailler à Tunis ; il vivait de son commerce. Haddad étudie à la Zitouna, n’a pas son tatwîi (l’un des diplômes conféré par la Zitouna) du premier coup car il a eu un différend avec un de ses professeurs, le Cheikh-Al-Islam Ahmed Bayrem. En 1920, il fait partie des premiers à intégrer le parti Destour, où il est chargé de la propagande. Il a de bons rapports avec Abdelaziz Thâalbi (le fondateur du parti), à tel point que lorsque Thâalbi part s’exiler en 1923, il dira, sur le quai juste avant son départ, à Haddad : «Nwassik aala tounes» (je te confie la Tunisie). En 1924, Mohamed Ali Hammi, originaire de El Hamma lui aussi, rentre d’Allemagne; ils s’embarquent ensemble dans une aventure syndicale, celle de la CGTT, qui se termine mal. Hammi, Jean Paul Finidori et d’autres seront bannis pour 10 ans de tout territoire français. Haddad échappe à la condamnation, et reprend la CGTT qui cessera définitivement d’exister quelques mois plus tard, en 1925, entre autres car lâchée par le Destour. Les partis Tunisiens et à leur avant-garde Mohieddine Klibi du Destour demandèrent en effet aux travailleurs Tunisiens de rester dans les syndicats français — c’est sûrement à cela que revient le conflit Haddad-Klibi. En 1927, Haddad publie “العمّال التّونسيّون وظهور ”الحركة النّقابيّة (Les Travailleurs Tunisiens et la naissance du Mouvement Syndical). A partir de 1928, il publie différents articles, notamment sur la condition de la Femme. C’est en 1930 qu’il publie son célèbre “امرأتنا في الشريعة والمجتمع” (Notre femme dans la législation islamique et la société) à compte d’auteur. Une semaine plus tard, une cérémonie de soutien à la parution du livre organisée au belvédère ne réunit qu’une centaine de personnes, entre autres choses par peur des représailles: l’ouvrage fait scandale. Commence alors la cavale, l’exil intérieur de Haddad. Il n’aurait selon Ahmed Doraï (un de ses camarades de lutte) jamais été agressé physiquement, même s’il était apostrophé et insulté dans la rue. Protégé par son 3arch (tribu/famille) d’El Hamma à Tunis, il perd toutefois toute vie sociale. Entre mai et juillet 1933 il écrit ses “خواطر” (Pensées). En Décembre 1935, il meurt d’une tuberculose ou d’une autre maladie cardiaque, accompagné sur son lit de mort par 8 personnes, dont Ahmed Doraï, qui lui écrira d’ailleurs une très belle oraison funèbre.

Pourquoi un ouvrage sur Tahar Haddad?

Les travaux portant sur Haddad ont souvent eu pour sujet le livre “امرأتنا في الشريعة والمجتمع” (Notre femme dans la législation islamique et la société) en accordant très peu d’intérêt à son ouvrage de 1927 “العمّال التّونسيّون وظهور الحركة النّقابيّة” (Les Travailleurs Tunisiens et la naissance du Mouvement Syndical) ainsi qu’à ses articles qu’il commence à publier dès 1920–1921. En revenant sur ses oeuvres, j’en ai conclu que Tahar Haddad n’est pas seulement le mosle7 (réformateur) qui cherche à repenser l’exégèse (l’interprétation du texte sacré) pour améliorer la situation de la femme: c’est un penseur de l’émancipation en general, que ce soit celle des travailleurs, des femmes ou des colonisés.

En 1924, Mohamed Ali Hammi revient de Berlin et commence la foundation de la CGTT à laquelle Haddad participe activement. Dans “Les Travailleurs Tunisiens”, Haddad aborde les aspects nationaux et sociétaux de l’émancipation. Un peu à l’image de ce qu’explique Losurdo dans “La lutte des classes”, pour lui l’oppression comprend les luttes entre nations opprimées et dominantes, entre femme et homme autant qu’entre exploitants et exploités. Haddad sans être marxiste était cohérent dans sa pensée, et fait le lien entre ces différentes luttes. Noureddine Sraïeb l’a même qualifié d“intellectuel organique” (intellectuel d’origine modeste défendant les intérêts des classes opprimées), porteur de l’idée d’un “bloc historique” (une alliance entre différents groupes sociaux pour l’émancipation)(concepts issus de la pensée de Gramsci). Haddad est par ailleurs un excellent polémiste et dialecticien (personne qui use de la logique, qui raisonne). Il retourne les armes de ses adversaires contre eux. Quand il polémique avec les colons, il recourt aux principes de la République ; quand il polémique contre les syndicalistes français opposés à la CGTT, il utilise les arguments de l’internationalisme ; enfin contre les cheikhs de la Zitouna, il use des arguments de l’Islam. Cela a posé problème : comment un penseur cohérent peut-il utiliser en même temps les arguments de la démocratie libérale, du socialisme et de l’Islam? N’y a-t-il pas des contradictions ?

Deux penseurs ont tenté de répondre à cette question : dans les années 1990, Zeineb Cherni explique cette hésitation par le fait que Haddad soit le penseur d’une petite bourgeoisie en formation - une caractérisation peu flatteuse. Je (Pr. Baccar Gherib) ne suis pas d’accord. Une autre réponse fut celle de Noureddine Doggui, en 2016: pour lui, Haddad ne réfléchit simplement pas à travers une idéologie, un schéma préconçu. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas de vision du monde : c’est bien là qu’est apparente sa pensée de l’émancipation.

Comment une pensée de ce type apparaît-elle entre les années 1920–1930 à Tunis?

  1. Le contexte est très favorable à ce type de réflexions : c’est une époque de remises en cause et de nouveaux départs, avec la fin de la 1ère guerre mondiale, la révolution bolchévique en 1917, la fin de l’empire ottoman en 1923, les poussées nationalistes et indépendantistes en Egypte… Tout cela est propice au développement d’une pensée qui coupe avec la tradition.
  2. Haddad n’était pas seul. Il faisait partie d’une « constellation » de penseurs en rupture à la fois avec la colonisation et avec la société traditionnelle. Ils portaient ce que Abou el Kacem Chebbi appelle « Iradat el Hayet » (la volonté de vie), dans une société ‘morte’ car victime d’une tradition qui empêche la vie d’émerger. Ils étaient cultivés, jeunes, et n’appartenaient pas aux classes aisées, aristocratiques. Ils ne venaient pas nécessairement de Tunis (Hammi et Haddad de El Hamma, Chebbi de Tozeur…): c’était des ‘outsiders’. Dans la polémique qui suit la publication de “Notre femme” il y a un parfum de lutte des classes et de lutte des générations.

La pensée de Haddad

La philosophie de Haddad se lit à travers ses multiples livres, mais aussi et surtout dans ses “Pensées”, rassemblées en 1975 dans un ouvrage posthume; on ne sait pas s’il envisageait de les publier. Il parle d’occident, d’Islam ou encore de liberté dans 63 pensées sous la forme de paragraphes et d’aphorismes. Ainsi, la philosophie de Haddad s’y dessine. La volonté de vivre est bloquée par des obstacles, à savoir la colonisation, la misère et surtout les chaines cachées de la tradition : une véritable aliénation dans le passé, un passé mythifié qui nous empêche de vivre. On ne peut même pas réfléchir à la résolution de nos problèmes actuels, on est condamnés au recommencement car on ne peut pas critiquer nos ancêtres.

L’arme maîtresse de Haddad dans ses œuvres est d’ailleurs une pensée historique, ce qui à l’époque est remarquable. Son apport de génie est de dire que l’Islam est histoire, évolution, et révolutions. En d’autres mots, qu’il est possible d’aller au delà du texte sacré car il est historiquement situé et que le contexte, les temps ont changé.

A propos de la question nationale

Haddad use effectivement des principes de la France contre la France: il parle de liberté, d’égalité, de fraternité.

Toutefois, il adoptera une position différente lors de la polémique de 1923 autour de la question de la naturalisation, du “tajnis”. Un décret colonial avait permet aux Tunisiens qui le souhaitaient de devenir français. Un ensemble de notables et intellectuels se sont soulevés contre les Tunisiens qui souhaitaient abandonner leur nationalité: Haddad en faisait partie. Il a alors écrit 3 articles de presse contre les Tunisiens démissionnaires.

Cela pose problème, car il s’est autrement beaucoup battu contre le takfir. Il a d’ailleurs dit: « dès qu’on commence le tafkir (la réflexion) viennent les gens du takfir ». Pour un penseur de la nation, lier la religion à la nationalité pose problème. Cela est gênant, même si le contexte, l’enjeu explique cet excès. Cela montre que Haddad reste un penseur traditionnel formé à la Zitouna : il n’est pas laïc comme on peut l’être de nos jours.

A ce sujet, lorsque Haddad sera victime de takfir lors de la polémique autour de son livre “Notre femme”, il écrira une lettre au résident général pour demander son appui. On peut y lire: « maintenant que je ne suis plus tunisien car je ne suis plus musulman… »

La fondation de la CGTT

En 1953, Bourguiba publie un article intitulé « De Mohamed Ali à Farhat Hached ». Il y explique que Mohamed Ali a compris ce qu’il fallait faire, depuis la fondation de la CGTT. Cet article témoigne d’un règlement de comptes avec l’ancien Destour, qui avait abandonné la CGTT. Toutefois, il serait réducteur de penser que Haddad et Hammi étaient seuls dans cette aventure: cette version des faits est rejetée par les communistes par exemple, qui tiennent à ce que l’on reconnaisse le rôle de Ayari ou encore celui des dockers.

La fondation de la CGTT est d’autant plus intéressante qu’on la considère dans son contexte. Haddad et Hammi avaient la vingtaine, et ont fondé un syndicat en pleine colonisation contre l’avis des syndicalistes français. Le meilleur à en parler est Abdelbeki Hermassi. Pour lui, la fondation de la CGTT résulte de la rencontre entre un révolutionnaire professionnel (Hammi), des intellectuels inemployés (entre autres, Haddad) et les dockers de Tunis. Comment les dockers ont-ils fait confiance aux premiers, qui sont venus les voir initialement pour fonder une mutuelle? L’appartenance régionale a certainement joué: les dockers étaient de Gabès, Haddad et Hammi étaient de Hamma, une localité proche.

Les syndicalistes Tunisiens et Français s’opposèrent lors de l’annonce de la fondation de la CGTT. Joachim Durel et Léon Jouhaux, figures importantes de la CGT sont invités par Mohamed Ali à la bourse du travail pour débattre d’égal à égal. Jouhaux, secrétaire général de la CGT, vient de Paris.

Mohamed Ali leur oppose l’argument de l’internationalisme: la CGTT va s’affilier à l’internationale syndicale. Pourquoi les français s’opposeraient-ils à cela, à moins qu’ils ne reconnaissent pas la Tunisie. Il répond à l’argument selon lequel la CGTT serait fondée par fanatisme musulman en expliquant que les travailleurs Français et Italiens sont invités à les rejoindre.

La tiédeur de la CGT face à la question du tiers colonial, tiers de salaire supplémentaire perçu par les travailleurs français, dérangeait alors les Tunisiens membres des syndicats français. Durel et Jouhaux leur répondent qu’ils n’ont qu’a quitter leur nationalité pour obtenir le tiers colonial.

Si le débat a lieu dans le respect, Joaquim Durel s’exprimera plus tard dans un article en disant aux syndicalistes Tunisiens : « Vous avez besoin de nous ». Haddad répondra que finalement, Durel n’est pas un vrai internationalistes: “Pour vous, l’humanité s’arrête aux frontières de l’europe.”.

Haddad et la question sociale

Haddad a-t-il pu écrire “Les Travailleurs Tunisiens” seul ? Lui qui est strictement arabophone, d’où a-t-il tiré l’histoire précise des mouvements sociaux européens, sa compréhension des mouvements marxistes… Pour Kraiem, il s’agit d’une synthèse des débats qui ont eu lieu lors de la fondation de l’UGTT : il s’agit d’idées mises en avant par Hammi, Doraï ou encore Ayari.

Haddad se garde effectivement de rattacher tous les problèmes de la Tunisie d’alors à la colonisation française. Quand on lit “La Tunisie martyre. Ses revendications” de Thâalbi, on a l’impression qu’il suffit que la France parte pour que tout devienne rose.

Or pour Haddad, nous avons été colonisés parce que nous étions colonisables.

Était-il marxiste ? Marx est le seul auteur cité dans « Les Travailleurs Tunisiens ». J’ai conclu que Haddad ne connaissait pas vraiment Marx. Il est influencé par sa pensée, mais il n’y a pas de véritable connaissance de son oeuvre. Ce n’est toutefois pas parce que Haddad est musulman — il y a un passage du livre qui rappelle la citation « la religion est l’opium du peuple » de Marx.

Autre chose, Haddad rejette le recours à la lutte des classes; il parle plutôt de « réforme ». Sous l’occupation, l’unité des classes sociales qui ont toutes souffert de la colonisation est important pour la libération. La structure sociale du pays n’était, selon son appréciation, pas prête pour des conflits internes de ce type.

La question de la Femme

Le chapitre « Historiciser l’islam pour émanciper la femme » présente l’une des idées phares de Haddad : l’Islam a du composer avec l’Histoire. L’Islam vise la liberté, l’égalité, la justice, mais il est arrivé dans un contexte, l’Arabie du 7ème siècle, où il a du faire des concessions pour se faire accepter. Il a donc:

  • Gardé l’esclavage alors qu’il est foncièrement contre
  • Accepté la polygamie en la limitant
  • Accordé à la femme un héritage, mais seulement en moitié.

Pour Haddad, l’Islam se manifeste progressivement. Pendant les 22 ans de la révélation, il y a des versets qui ont été abrogés par d’autres. Si les mentalités évoluent, on peut faire accomplir la volonté vraie de l’islam, même en allant au-delà l’encontre du texte sacré. C’est l’idée de génie que Bourguiba a ensuite utilisé très intelligemment en 1956, avec le code du statut personnel. Pour Haddad, l’Islam est la révolution et la jahiliya (ère pré-islamique) est le conservatisme.

Dans la deuxième partie du livre figure une analyse du vécu social de la femme Tunisienne et de la domination masculine qu’elle subit. L’idéologie qui défend cette domination est l’Islam. Comment la femme peut elle se défendre si le mari peut à tout moment la répudier ou se marier avec une deuxième femme ? Elle est désavantagée. Malgré cela, il y a des femmes rebelles, et Dar Joued (une prison de femmes) existe bien pour les “rééduquer”. Cette partie rassemble des articles publiés depuis 1928 qui n’ont posé aucun problème et ne gênaient pas les cheikhs. Ce qui a posé problème est surtout l’introduction , et l’idée que l’Islam a composé avec l’histoire, donc qu’on peut dépasser la charia et même le texte sacré pour faire advenir sa volonté. Il frappe part là le cœur des cheikhs de la Zitouna, ainsi que leur intérêt matériel, leur aura… Ce scandale n’est pas seulement religieux: il s’agit aussi d’une lutte des classes et des générations, comme en témoigne le fait que Mohieddine Klibi, ténor du Destour, ait alimenté la polémique (comme l’a bien montré Mabkhout dans son livre sur le Takfir). Par ailleurs, une grande partie des critiques relèvent du « chkounek enti » : d’où viens tu, qu’est ce qui te légitime pour parler de ça ?

Pour conclure, c’est pour moi le plus grand intellectuel Tunisien du 20ème siècle. Tahar Haddad a résisté face à l’adversité et notamment face à l’opposition du clergé de la Zitouna, ce qui n’est pas le cas d’autres penseurs comme Ali Abderrazk en Egypte face à Al Azhar. Haddad nous apprend que pour réussir une réforme progressiste dans un pays, il faut qu’il y ait du local, un appui de la population. C’est ce qu’il apprend lors de la fondation du syndicat et ce qu’il applique dans “Notre Femme” : il faut que le projet paraisse interne à la société, sans sembler étranger à l’Islam ou à la société: il doit émerger de son legs.

L’oeuvre de Haddad, cheikh de la Zitouna, penseur de la réforme et de l’émancipation, pose une question intéressante: pourquoi la modernisation est-elle pensée et prise en charge par un traditionnel ? Pourquoi est-ce souvent le cas à travers le monde ? C’est notamment l’objet du travail de Béchir Tlili — un sujet que nous explorerons certainement dans une future conférence Génération Transition.

A dimanche prochain!

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Mehdi Cherif
Génération Transition

Author, communicator and education specialist. Find me on facebook @MehdiAimeLecole.