Charlie Hebdo à Zuckerberg : ‘Débranche Facebook, et va planter des carottes!’

Bertrand Pecquerie
Global Editors Network
7 min readNov 9, 2017

7 janvier 2015: douze journalistes, dessinateurs et caricaturistes de Charlie Hebdo sont assassinés par des terroristes islamistes.

Novembre 2017: l’hebdomadaire reçoit de nouvelles menaces de mort, suite à la couverture sur l’islamologue Tariq Ramadan.

La une sur Tariq Ramadan publiée le 1er Novembre a provoqué un nouvelle vague des menaces de mort

Impossible de considérer que c’est “dans l’ordre des choses” et qu’un jour peut-être nous serons amenés à défiler en criant “Je suis Charlie” après un nouveau massacre.

Il y a deux ans, le Global Editors Network (GEN) avait aidé Charlie Hebdo à diffuser sa une du 14 janvier 2015 “Tout est pardonné” auprès d’une quinzaine de grands médias du monde entier (voir ci-contre) et aujourd’hui nous voulons exprimer la même solidarité car personne ne peut être menacé de mort pour un dessin ou un article.

Nous sommes très loin de nos sujets habituels liés à l’innovation éditoriale et aux nouveaux territoires du journalisme, mais il fallait donner — ici et maintenant — la parole à Gérard Biard, rédacteur en chef de l’hebdomadaire satirique. On pensait parler de la liberté d’information (et de distraire), mais très vite la conversation s’est focalisée sur Twitter et Facebook, ces plateformes qui libèrent la parole tout en banalisant les menaces de mort.

GEN ne se reconnaît pas dans tous les propos de Gérard Biard, mais il fallait lui donner la parole : quand la vie d’une personne est menacée, sa parole devient légitime et elle mérite d’être écoutée.

La une du 14 janvier 2015 de Charlie Hebdo, une semaine après l’attaque terroriste.

Charlie Hebdo a déposé une plainte pour « menaces de mort » alors que régulièrement le magazine en reçoit depuis 2007 et même après l’attentat de janvier 2015. Qu’y a t’il de nouveau et de différent ?

Nous recevons en effet régulièrement des messages d’injures et parfois de menaces, à chaque fois que nous publions un dessin sur des sujets « sensibles ». Nous en avons reçus pour un dessin de Félix sur le tremblement de terre à Amatrice l’an dernier, pour la « une » sur les nazis noyés par les inondations au Texas, pour celle sur les indépendantistes catalans… Le problème est qu’aujourd’hui tout est devenu « sensible » : des catastrophes naturelles aux revendications d’indépendance. Mais dès que l’on touche à l’islamisme, ça devient incandescent. Les insultes sont encore plus violentes et les menaces font l’apologie du terrorisme et sont explicites (« on va venir terminer le travail », « la prochaine fois, on vous égorge », etc.), et elles arrivent en masse. On ne peut donc les ignorer.

Deux des unes critiquées en 2017, sur le tremblement de terre d’Amatrice en Italie et sur l’ouragan Harvey.

Les appels au meurtre se banalisent contre les journalistes en Europe occidentale : avez-vous l’impression que la situation empire ?

Oui. Je pense que les réseaux sociaux et les forums y sont pour beaucoup : il s’y exprime une violence sans contrôle et sans surmoi. L’injure est devenue la règle, l’intimidation et les menaces font office d’arguments. On ne dit plus « je ne suis pas d’accord avec toi », on dit « tu es un fils de pute et je vais te crever ». Et ceci sans que les responsables des plateformes agissent vraiment pour filtrer tous ces appels à la haine. Facebook agit plus rapidement et plus souvent pour effacer une paire de seins que pour supprimer un message antisémite…

Quelles sont les solutions à ce jour face à cette banalisation de l’appel au meurtre ? Sont-elles judiciaires, policières, culturelles ?

Les trois à la fois, évidemment. Il faut des lois pour faire en sorte que les dirigeants des plateformes et des réseaux sociaux soient pénalement responsables de ce qui circule sur leurs outils. De la même manière qu’un directeur de journal est pénalement responsable de ce qu’il publie. Ils savent très bien se débrouiller pour payer moins d’impôts, ils peuvent se débrouiller pour mettre en place des filtres efficaces. Il paraît que ce sont des génies, qu’ils le prouvent. Il faut des moyens humains et financiers pour que ces lois puissent être appliquées efficacement. Enfin, il faut cesser de considérer les « nouvelles technologies » comme une fin en soi applicable à tous les domaines de la vie publique et privée. Ce sont des outils et des supports, rien d’autre. Cessons de les voir comme un « prolongement » de l’humain incontournable.

À Charlie Hebdo, pense t’on que les réseaux sociaux disent « je ne suis pas Charlie » et qu’ils sont devenus une terrible arme de pression contre la rédaction ?

On a le droit de dire « je ne suis pas Charlie », personne n’est obligé de lire Charlie, ni d’être d’accord avec ce qui y est écrit et dessiné.

Ce dont on n’a pas le droit, c’est d’exercer des menaces, à plus forte raison des menaces de mort. Et encore moins d’envisager de les mettre en pratique…

Gérard Biard au GEN Summit 2016 à Vienne. Photo: Luiza Puiu, European Forum Alpbach pour le Global Editors Network.

Si vous aviez une demande à faire à Mark Zuckerberg, quelle serait-elle ?

Qu’il débranche son invention et qu’il aille planter des carottes. Plus sérieusement, qu’il assume enfin ses responsabilités : il a créé un outil dont il n’a visiblement pas mesuré la possible nocivité. Qu’il agisse en conséquence. Lui aussi, qu’il prouve qu’il est bien le petit génie que l’on dit.

Vous recevez des menaces d’internautes, mais le site Charlie Hebdo a t’il subi des attaques DDOS et risqué un détournement ?

Oui, nous subissons régulièrement des attaques informatiques et des tentatives de piratage, et nous avons par conséquent dû nous doter d’un pare-feu adéquat. Nos systèmes informatiques doivent, eux aussi, être protégés, comme nous le sommes…

Pourquoi avez-vous choisi de mettre Tariq Ramadan à la Une? Défendez-vous sa liberté de parole ?

Tariq Ramadan est pour l’instant présumé innocent des agressions et des viols dont il est accusé, mais il ne l’est certainement pas du discours qu’il tient et qu’il a toujours tenu.

Une des menaces reçues par Charlie Hebdo sur les réseaux sociaux après la une sur Tariq Ramadan.

Ce double discours qui consiste à afficher une image cauteleuse et faussement modérée lorsqu’il s’exprime devant les médias occidentaux, et à tenir des propos bien moins ambigus et bien plus radicaux, voire carrément encenser des prédicateurs haineux et antisémites comme Youssef al-Qaradawi, quand il s’exprime devant d’autres assemblées ou en arabe. Tariq Ramadan est un gourou, et il agit comme un gourou. C’est d’ailleurs ce que nous avons dénoncé avec cette « une » : son utilisation, pour ne pas dire son instrumentalisation de l’islam pour exercer un pouvoir et un ascendant sur ses victimes présumées.

Les prochaines « unes » de Charlie Hebdo seront-elles consacrées à des sujets touchant à l’Islam ?

C’est une question un peu étrange… C’est un peu comme si j’interrogeais le rédacteur en chef du New York Times en lui demandant « les prochaines unes du NYT seront-elles consacrées à des sujets touchant les tueries de masse par armes à feu ? ». Charlie Hebdo, contrairement à ce que beaucoup s’ingénient à faire croire, n’est pas obsédé par l’Islam et ne l’a jamais été. L’écrasante majorité de nos « unes » sont consacrées à la politique française. Mais il se trouve que l’Islam, à travers son idéologie politique, l’islamisme, s’invite plus que régulièrement dans l’actualité française, européenne et mondiale, et ce depuis plusieurs décennies, et que notre métier, à Charlie, est de commenter ladite actualité. Le jour où l’islamisme ne sera plus une menace totalitaire globale — faut-il rappeler que ceux qui en souffrent le plus, à travers le monde, sont les musulmans eux-mêmes ? — et sera devenu un folklore religieux inoffensif, nous cesserons de faire des « unes » dessus. Et on cessera, à travers le monde occidental, d’en avoir peur ou de faire semblant de s’offusquer quand on le critique de façon trop virulente.

Que peut faire un journaliste ou un rédacteur en chef qui souhaite montrer sa solidarité avec Charlie Hebdo ?

Ce n’est pas vraiment à nous de dire ce que doit faire tel journaliste ou tel rédacteur en chef. Mais je crois que la meilleure façon de soutenir Charlie Hebdo, au-delà des actions ponctuelles quand nous sommes menacés encore plus explicitement que d’habitude, est de prendre vraiment la mesure de la nature totalitaire de l’idéologie qui est en œuvre, et de la traiter comme telle. Nous, nous ne faisons que nous moquer des religions, nous ne tuons pas en leur nom. C’est aussi la meilleure façon de soutenir des centaines de millions de musulmans à travers le monde.

Pour lire cet article en anglais, cliquer ici.

Si vous voulez republier cet article, merci de contacter Emilie Kodjo, directrice de la communication pour Global Editors Network. ekodjo@globaleditorsnetwork.org

À propos de Gérard Biard

Gérard Biard est journaliste français. Il est le rédacteur en chef de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, dont il fait partie depuis 1992. Il était un keynote speaker at the GEN Summit en juin 2016 à Vienne.

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Bertrand Pecquerie
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Founder of the Global Editors Network, the worldwide association for editors-in-chief (2011–2019)