Comment les influenceur·euse·s forgent l’imagination du public : Leçons tirées de l’expérience du Kenya et de l’Amérique centrale

Fenya Fischler
Global Hive
Published in
11 min readJul 5, 2024

Ceci est une version revue et corrigée des temps forts d’une discussion organisée par la Global Narrative Hive le 16 mai 2024. Cette discussion a réuni des intervenantes de toutes régions, collaborant avec des influenceur·euse·s et des créateur·rice·s afin de transformer la perception de récits en lien avec la justice reproductive, comme l’avortement. Lisez la suite pour découvrir ce qu’elles ont appris de leur expérience et ce qui a fonctionné ou non dans leur contexte, ainsi que les axes de progression. Veuillez contacter fenya@narrativehive.org pour obtenir l’enregistrement de la séance en intégralité.

Illustration colorée de plusieurs personnages aux cheveux longs, l’un(e) faisant du skateboard, l’autre étant assis(e) avec un(e) ami(e). Au centre de l’image, une main tient des pilules contraceptives et autour de l’image sont dessinés divers contraceptifs.
Burcu Köleli for IPPF x Fine Acts

ARYA : Je suis ravie de participer à cette discussion avec Catalina et Mumbi. Je m’appelle Arya Karijo. Je suis une activiste résidant au Kenya et je suis aussi une conteuse de récits. J’aime me présenter comme un être humain qui existe en tant que femme transgenre et aime en tant que lesbienne. Je partage mes expériences par le prisme d’une vision africaine.

MUMBI : Bonjour, je m’appelle Mumbi Kanyogo. J’habite à Nairobi, au Kenya. Je suis consultante en communication stratégique et je coordonne un projet appelé Kenya Coms Hub. Je me considère comme une conteuse de récits et une écrivaine. Je participe également à des projets d’entraide au Kenya. Je porte un regard féministe sur le monde et je participe à de nombreux mouvements socialistes ici, à travers le continent et dans la diaspora.

Le travail de Kenya Comms Hub a commencé en 2022, avec une analyse des discours ambiants sur les droits en matière de santé reproductive au Kenya. Nous avons mené une étude d’audience sur la réaction de la population face à l’éducation sexuelle et à l’avortement légal. En plus du discours de l’opposition, nous avons étudié la façon dont les acteur·rice·s de cette cause (des militant·e·s au sein d’OSC) répondent aux récits adverses et développent leurs propres mouvements. Au-delà des féministes déjà engagé·e·s dans le mouvement, nous avons donc analysé la façon de s’adresser à « la masse modérée » pour renforcer nos mouvements.

Je m’appelle Catalina Ruiz. Je suis féministe, journaliste et philosophe. Je viens de Colombie et j’habite à Mexico. J’ai fondé une ONG qui travaille au changement de discours en faveur des droits humains dans la région, en particulier auprès de publics jeunes et urbains. Pour y parvenir, nous passons par deux projets. L’un est le magazine Volcanicas, un magazine en ligne régional et féministe. Nous couvrons toute l’Amérique latine, le Mexique, la Colombie et toute l’Amérique centrale. Il s’agit également d’une école féministe pour les créateur·rice·s de contenu venant d’Amérique latine. Nous repérons les voix originales les plus charismatiques de la région et nous les orientons vers le féminisme et les droits humains. Beaucoup de ces influenceur·euse·s veulent être des acteur·rice·s du changement, ne savent pas comment s’y prendre. Nous essayons de bâtir des réseaux et de former des influenceur·euse·s qui participent aux mouvements sociaux de la région de manière organique. Nous les voyons déjà devenir des leaders de la communication au sein de leurs communautés. ARYA : Dans une de mes anciennes vies, j’ai travaillé dans les technologies et mes ancien‧ne·s collègues diraient que les métiers que nous exerçons aujourd’hui n’ont rien de nouveau. Influencer et changer les perceptions, les mentalités et les politiques est un travail qui a déjà été accompli par le passé. L’impératrice le faisait, les chef·fe·s de nos communautés le faisaient, et désormais les influenceur·euse·s le font.

Je suis curieuse de voir comment les créateur·rice·s sur les réseaux sociaux peuvent influencer certains aspects, comme les croyances religieuses, qui font parfois partie intégrante des individus depuis leur naissance. J’ai mes propres influenceur·euse·s préféré·e·s et je suis surprise de leur capacité à me faire réfléchir à mes propres croyances, alors que je pensais qu’elles ne changeraient jamais. CATALINA : Tout contenu sur la vie et le style véhicule une idéologie. Par exemple, une influenceuse qui parle de sa robe de mariage, d’aller à la chapelle et de parler avec le prêtre. D’une certaine façon, il s’agit d’une promotion de pratiques spirituelles. Nous en avons le parfait exemple : une créatrice du Guatemala qui habite dans une petite ville et qui se dit chrétienne. Elle exprime des idées féministes dans les termes utilisés par les communautés chrétiennes au Guatemala. Il existe d’autres façons d’utiliser le langage, les symboles et les valeurs chrétiennes qui soient compatibles avec le féminisme. Trois des piliers du catholicisme sont la foi, l’espoir et la charité. À mon avis, ils sont

parfaitement compatibles avec les mouvements en faveur des droits humains. D’ailleurs, cette influenceuse a beaucoup de succès.

Nous construisons nos imaginaires sociaux sur les réseaux sociaux, notamment à travers des discussions sur la vie et le style qui ne sont pas innocentes. Ces discussions nous donnent des idées sur ce qui pourrait constituer notre idéal, les types de famille que nous voulons et les valeurs que nous devrions soutenir. Ainsi, on voit bien par exemple que le mouvement « Tradwife », qui prône le retour de la femme au foyer, a généralement des racines religieuses. Renforcer les rôles genrés par le biais de la spiritualité ou de pratiques culturelles est un piège, mais dont on ne peut nier l’influence. D’ailleurs, on constate cette influence chez les jeunes actuellement. MUMBI : J’ai réalisé que dans notre pays, les gens étaient attachés à la religion pas forcément pour des raisons liées à la foi, mais plutôt pour des raisons de survie. Avec l’effondrement des services publics et des aides sociales, les églises sont souvent le lieu où trouver de la nourriture, rester en contact avec la communauté et profiter de services, ce que l’État n’est pas capable de fournir. Ainsi, lorsque les gens ont l’impression que leur religion est attaquée, ils décèlent une contradiction entre ce qui est dit de leur religion et leur propre expérience, car c’est leur religion qui leur a fourni des ressources auxquelles ils n’auraient pas eu accès autrement. Ils considèrent ces critiques comme une attaque à l’encontre de leur communauté.

Nous voyons également beaucoup plus de messages religieux de la part d’hommes que de femmes. L’avortement est davantage une question de survie qu’une problématique philosophique pour de nombreuses femmes, contrairement aux hommes, qui ont tendance à théoriser sur le sujet car il ne les affecte pas directement. Nous nous sommes demandé dans quelle mesure cette attitude était une question d’image, car nous constatons une plus grande tolérance dans les messages privés, même parmi les hommes plus âgés. Ce sont souvent les jeunes hommes qui utilisent la religion pour couper court aux discussions sur les sujets controversés.

Quand je pense à la menace des réseaux sociaux, je ne pense pas à des acteur·rice·s organisé·e·s, comme Family Watch International. Je pense aux « incels ». Il ne s’agit pas d’une communauté organisée et il est donc difficile de déterminer qui est l’adversaire. En tant que féministes, nous n’avons pas toujours la bonne réponse pour empêcher la radicalisation des jeunes hommes et garçons.

ARYA : Dans les deux cas, ce n’est pas vraiment une question de religion, si ? Qu’il s’agisse d’un influenceur faisant le rapprochement entre mode de vie et foi, d’un homme patriarcal qui fait le lien entre la religion et sa position dans la société, ou d’une femme faisant partie des fidèles d’une église qui défend sa source de soutien financier et sa communauté… La religion est instrumentalisée à des fins spécifiques, par exemple aux États-Unis avec le « Make America Great Again », ou ici au Kenya où notre président a dit qu’il avait « accédé au pouvoir grâce à la prière ». Pourtant, quand le pape déclare que nous devons respecter les personnes LGBTQ+, on dit qu’il se fourvoie.

Je m’intéresse également aux personnalités. Est-ce que le fait de mettre un individu ou une personnalité en lumière fonctionne encore ? Ou pouvons-nous transformer un quidam en célébrité des réseaux sociaux ? Mumbi : Dans le contexte des droits LGBTQ, s’agissant d’une problématique controversée, elle est souvent associée à des donateurs étrangers. Les gens détournent la conversation en disant : « vous êtes payé·e·s par untel et untel », alors qu’en réalité, nombreux sont les individus qui sont payés pour interagir sur les réseaux sociaux. Cela ne vaut pas seulement pour les questions de justice sociale, mais bien entendu, c’est la tactique utilisée pour détourner le sujet et ainsi empêcher toute discussion.

J’ai compris qu’il était plus pertinent de recourir à plusieurs micro-influenceur·euse·s qu’à des individus disposant d’une large audience. Nous essayons de créer des réseaux d’audiences. Au lieu d’avoir un influenceur ou une influenceuse avec 500 000 abonné·e·s, nous préférons rassembler un groupe d’influenceur·euse·s plus modestes, avec 5 000 ou 10 000 abonné·e·s. L’idée est de réunir plusieurs influenceur·euse·s différent·e·s avec tout un réseau d’abonné·e·s, plutôt que n’en avoir qu’un·e seul·e. Nous avons constaté que les gens étaient davantage disposés à écouter le message s’il provenait d’une personne avec qui ils avaient déjà interagi par le passé, car la confiance est déjà établie. Nous avons besoin d’influenceur·euse·s capables de créer un environnement bienveillant dans l’esprit du public, afin qu’il soit plus réceptif à leur message.

Arya : J’adore cette idée ; c’est comme un essaim d’abeille au lieu d’un gros oiseau ! Il est intéressant de voir différentes personnes diffuser le même message. C’est presque comme une influence entre pairs.

CATALINA : Il y a malgré tout un aspect de la création de contenu qui ne peut pas s’enseigner, car sur les réseaux sociaux, on n’a que trois secondes pour interagir. La première étape consiste à convaincre les gens de rester lorsqu’ils vous voient pendant ces trois premières secondes. Il ne s’agit donc pas seulement de beauté normative, cela peut être tout autre critère aléatoire susceptible de capter l’attention. Il vous faut le petit truc en plus, impossible à définir, qui ne peut pas s’apprendre.

La deuxième chose, c’est que la visibilité n’est pas forcément synonyme d’influence. C’est parfois le cas et c’est bien sûr un facteur favorable. Cependant, certain·e·s influenceur·euse·s avec 10 000 abonné·e·s (qu’on appelle micro-influenceur·euse·s) ont un engagement plus important que d’autres ayant 100 000 abonné·e·s. Cela s’explique par le fait que cette personne ne sera pas forcément capable de répondre aux messages et de tout lire. Son contenu sera donc moins personnalisé en fonction des réactions de son audience. En gagnant des abonné·e·s, on perd en engagement et on instaure une plus grande distance avec son audience. Ces relations sociales ont une grande influence sur votre vote et votre façon de penser. Il s’agit d’informations qui parviennent probablement jusqu’à votre famille et votre entourage social immédiat. Ce sont ces personnes-là qui sont susceptibles d’influencer vos décisions dans une démocratie.

Les réseaux sociaux sont totalement axés sur la personnalité. On en voit le résultat dans les élections récentes. Parfois, il n’est même pas nécessaire de produire un contenu riche d’idées ; il suffit d’inepties qui deviennent virales et vous permettent d’accéder à la présidence. On l’a vu avec Milei en Argentine, ou Trump. De manière générale, ils ont des personnalités très controversés et cela fonctionne très bien, car ils génèrent des discussions. Comment couvrir Trump sans lui donner plus de visibilité et de portée ? Ne pas en parler et l’ignorer ne marche pas non plus. La diffusion de l’information aujourd’hui via les réseaux sociaux constitue donc un véritable défi.

Tout le monde semble être contre la polarisation et on nous demande de produire du contenu plus consensuel. Oui, mais les algorithmes montreront-ils ce contenu ? Il est probable que non… Nous sommes donc coincé·e·s dans une situation où le mécanisme de diffusion de l’information a évolué et favorise des environnements clos qui ont remplacé l’espace public de discussion. Mumbi : Les réseaux sociaux reposent en grande partie sur la performance. Même si avez convaincu une personne, comme elle se sent observée par ses pairs, il est peu probable qu’elle change d’avis en public. Nous avons donc massivement investi dans la modération. En plus des influenceur·euse·s produisant du contenu, nous menons une réflexion critique sur les espaces privés, comme les messages privés, qui offrent l’opportunité d’aller plus loin pour des personnes qui auraient été réticentes autrement.

Quand vous produisez un contenu controversé, vous prenez le risque que l’ensemble de vos contenus soient ignorés. Nous avons donc intégré le sujet de l’avortement dans notre discussion plus générale sur l’éducation sexuelle, car il existe des préjugés communs qui sous-tendent tous les sujets en lien avec la justice reproductive. Catalina : Il y a plusieurs années, en Colombie, nous avons lancé une campagne en ligne avec le hashtag #JuntasAbortamos. Les gens racontaient comment ils avaient accompagné quelqu’un lors d’un avortement. C’était une belle campagne, car elle consistait à partager des témoignages d’amitié et de solidarité, au lieu d’exhiber les victimes. Toutefois, il était impossible de faire la même chose en Amérique centrale, où l’avortement est totalement criminalisé. C’est dans les endroits où les lois sont plus libérales qu’il faut repousser les limites. Avant, le récit qui entourait cette question avait forcément une connotation négative. Avec #JuntasAbortamos, nous avons dit que les femmes avortent, que c’est normal, et que cela ne fait pas nécessairement d’elles des victimes. Parfois, les femmes avortent accompagnées d’ami·e·s. Ils et elles regardent un film, commandent une pizza, reste la durée du week-end, et c’est tout. L’acte en lui-même est inconfortable, voire douloureux, mais ce n’est pas pire qu’une maternité forcée. Nous avons déplacé le sujet de discussion vers la normalisation de l’avortement et le nombre de semaines de grossesse auquel il devrait être effectué. Cette stratégie a été déployée avant la décision de justice, qui nous a accordé la possibilité d’avorter jusqu’à la 24e semaine. Nous n’aurions probablement pas pu obtenir ce résultat si nous n’avions pas banalisé l’avortement. Cette normalisation a fait l’objet de controverses, mais en fin de compte, elle a

aidé à recentrer la discussion en l’amenant un peu plus vers nos positions, en parlant du nombre de semaines plutôt que de la légalité même de l’avortement.

L’Équateur est une société très conservatrice, mais nous avions une créatrice de contenu qui parlait de maquillage et de vêtements. C’était très intéressant, car son positionnement n’était pas l’univers du luxe. Au contraire, elle s’adressait à la classe ouvrière et aux gens qui n’avaient pas beaucoup d’argent. Son contenu était également axé sur le mouvement « body positive ». Dans ses séminaires, les participant·e·s ont commencé à partager leur expérience de violences conjugales, car elle avait réussi à créer un espace bienveillant. L’influenceuse les a ensuite mis en contact avec des organisations qui pouvaient les aider. En créant une relation de confiance, elle a créé des passerelles permettant à son audience de venir vers elle. Les stratégies de ce type sont très intéressantes et fonctionnent bien dans les pays les plus restrictifs. ARYA : Ici, les groupes ont dépensé très peu d’argent pour les influenceur·euse·s, mais ils ont eu un effet important sur la lutte contre les politiques de santé reproductive. Comment présenter la situation et de combien d’argent avons-nous besoin pour que ce type de projets soient réalisables ?

Catalina : De combien d’argent avons-nous besoin pour ceci ? Nous défendons les droits humains ; nous le faisons sans financement et sans argent, mais ce n’est pas viable à long terme. Nous avons vraiment besoin d’une communauté de financement mondiale pour investir dans le changement de discours. Nous voyons déjà beaucoup d’investissements dans la politique, les procédures juridiques stratégiques et la recherche, mais nous avons besoin de financement pour le changement de discours et la création de contenu sur les réseaux sociaux. Au sein du mouvement pour les droits humains, ce chapitre est toujours considéré comme un domaine collatéral, adjacent, secondaire, alors qu’il ne l’est pas.

Il y a une bataille idéologique sur les réseaux sociaux. Les gens puisent leurs informations sur les réseaux sociaux, et non plus directement auprès de journalistes. Nous avons également besoin de financer d’autres formes de journalisme qui atteignent les jeunes ayant des valeurs féministes. C’est ce qui permettra de changer la donne. Nous devons créer des informations de qualité et les diffuser de manière créative et dynamique.

MUMBI KANYOGO : Nous avions un budget très restreint. Nous avons simplement besoin de davantage de financement pour ce type de projets. Le plus important est de générer des informations sur ce qui fonctionne ou non. Espérons que cela prouvera aux personnes qui peuvent influencer l’allocation de ressources qu’il s’agit d’une stratégie utile pour faire changer les mentalités.

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