La vérité est importante, mais elle a besoin de coups de pouce

Abi Knipe
Global Hive
Published in
11 min readOct 4, 2023

Nous présentons ici un extrait d’une conversation entre Lucila Sandoval, Āryā Jeipea Karijo et Ishtar Lakhani, qui s’est tenue lors du lancement de la Global Narrative Hive, le 13 septembre 2023. Ensemble, elles ont discuté de la manière dont elles ont réalisé qu’elles faisaient du travail narratif, de ce que cela signifie pour elles et de la manière dont les récits sont omniprésents dans notre vie quotidienne et dans notre organisation. À travers les expériences vécues et les récits provenant des mouvements de défense des droits des travailleur·euse·s du sexe en Afrique du Sud, des mouvements étudiants et de justice reproductive au Mexique, ainsi que des communautés LGBTQ au Kenya, elles remettent en question les notions conventionnelles selon lesquelles les récits sont un domaine réservé aux « expert·e·s » de la communication, et élargissent notre compréhension au-delà des perspectives souvent priorisées des pays du Nord.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux récits ?

Ishtar : Je vais être honnête. Je ne pense pas être allée vers les récits, je pense que ce sont les récits qui sont venus à moi. J’étais occupée à mener des actions militantes en Afrique du Sud pour défendre les droits des personnes ayant survécu à des violences sexuelles. Notre travail de plaidoyer reposait sur le principe suivant : « Rien sur nous sans nous ». Nous nous sommes rendu compte qu’il existait des guides et d’autres ressources rédigés par des avocat·e·s, mais aucun par des survivant·e·s. Peut-être devrions-nous rédiger nos propres guides ? Pourquoi les personnes au cœur du problème ne racontaient-elles pas leur propre histoire ? C’est ce que nous avons fait. Nous avions l’intuition que c’était la façon la plus efficace de défendre les droits de ces personnes.

Quelques années plus tard, quelqu’un est venu me dire : « Ishtar, vous faites un travail narratif tellement puissant ! » Et j’ai répondu : « Ah oui ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? » Ils m’ont répondu : « C’est du travail narratif, parce que vous créez des histoires, vous les partagez, vous vous intéressez aux personnes qui en sont les protagonistes. » Donc, pour être tout à fait honnête, oui, les récits sont venus à moi bien plus que je ne suis allée vers eux.

Arya : Dans mon contexte, on entend souvent dire « Vous n’êtes pas africaine ». Vous menez une vie « à l’occidentale » ou d’autres propos de ce genre.

J’ai commencé à fouiller dans le passé culturel africain, y compris dans celui de mon peuple d’origine. J’ai appris que les personnes queers Africain·e·s existaient vraiment avant la colonisation. Nous essayons de nous opposer à toutes les histoires négatives qui sont racontées à notre sujet par les mouvements hostiles aux droits et les groupes chrétiens fondamentalistes. Pour moi, la boucle a été bouclée par ma contribution à la création de ce qui est aujourd’hui devenu la Global Narrative Hive. C’est à ce moment que j’ai compris ce qu’étaient les récits.

J’ai réalisé que, pour mon peuple, même si le mot « récits » n’est pas explicitement utilisé, c’est bien à travers les récits qu’avait lieu la transmission de notre culture d’une génération à l’autre.

Je suppose que les récits existaient bien avant nous et que nous redécouvrons aujourd’hui leur pouvoir ! En soi, il s’agit aussi d’une décolonisation.

Lucila : J’aime l’idée comme quoi les récits existaient avant nous, car c’est ainsi que je les ai découverts. Mes parents étaient tous deux activistes, ma mère l’est toujours. Mais mon père faisait partie du mouvement étudiant au Mexique en 1968, qui a connu beaucoup de répression, d’assassinats et de violence. Le mouvement étudiant était très ancré dans les esprits et c’est dans cet environnement que j’ai grandi. Lorsque j’avais 19 ans, un autre mouvement étudiant a vu le jour. Ce qui est intéressant, c’est que nous ne nous sommes pas battus pour promulguer une loi ou pour mener des actions de plaidoyer plus directes. Nous étions plutôt préoccupé·e·s par les médias et la manière dont ils véhiculaient des récits bien précis. En tant que très jeunes gens, nous estimions que ce n’était pas juste et que nous devrions pouvoir raconter nos propres histoires. Nous ne devrions pas nous contenter de recevoir des nouvelles ou des informations d’une ou deux sources seulement. Ce n’est pas ça la démocratie.

Ce nouveau mouvement est arrivé à point nommé, mais il paraissait étrange qu’il soit tant axé sur la communication et la démocratisation des médias. Ces aspects pourraient ne pas sembler très attirants en matière d’activisme, mais ils étaient nécessaires compte tenu de la situation actuelle. Nous avons commencé à travailler sur le sens à donner aux moyens de nous représenter et de raconter des histoires basées sur nos réalités.

C’est une personne d’un pays du Nord qui m’a dit que je faisais du travail narratif. C’est ainsi que j’ai réalisé que c’était ce que je faisais. Je pense que cela illustre bien ce dont nous avons parlé, à savoir que de nombreuses personnes qui travaillent avec des récits et qui racontent des histoires n’utilisent pas nécessairement le jargon ou ces concepts. C’est une barrière importante que nous voulons faire tomber.

Parlons de ce que représentent les récits pour nous et de la manière dont nous les vivons.

Ishtar : Ma compréhension de la narration a évolué au fil du temps. Je travaille avec des stratégies narratives et c’est pour moi un élément vital qui me permet de mener à bien d’autres tâches telles que faire évoluer les politiques et les lois en Afrique du Sud, en particulier celles qui concernent la criminalisation du travail du sexe.

Je pense que ce que j’ai compris très rapidement dans mon travail de plaidoyer politique, c’est que la vérité ne nous libère pas.

Nous pensons parfois que si les gens connaissent les faits, s’ils connaissent les informations, ils prendront les bonnes décisions. Tout ce que nous avons alors à faire, c’est de nous assurer que les décideur·euse·s politiques disposent des faits afin qu’ils puissent prendre de bonnes décisions politiques. Nous savons que ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent. Nous savons qu’aucun·e d’entre nous ne ferait ce travail si la vérité nous libérait.

La vérité est importante, mais elle a besoin de coups de pouce. C’est là que les récits entrent en jeu. Les récits et les histoires créent un sentiment d’empathie et une connexion, afin que les gens puissent entendre les faits et que nous puissions créer les changements que nous souhaitons. En ce qui concerne les droits des travailleur·euse·s du sexe en Afrique du Sud, nous devons changer la perception qu’a l’opinion publique des travailleur·se·s du sexe et de leur travail. Pour cela, il y a beaucoup à faire pour combattre les stéréotypes négatifs accumulés depuis des générations. Nous devons créer nos propres histoires au sein du mouvement des travailleur·euse·s du sexe, afin que celles et ceux qui sont impliqué·e·s, les personnes que les politiques et les lois affectent le plus, soient en mesure de faire entendre leur voix, en particulier auprès des personnes au pouvoir. Le travail que nous effectuons en tant que narrateur·rice·s consiste à essayer de faire évoluer la culture, d’amener les gens à changer de comportement.

Nous savons que les gens ne changent pas de comportements en fonction des faits. Ils changent de comportement en fonction de leurs sentiments. Nous savons que c’est en combinant les faits et les sentiments que nous obtiendrons les changements que nous souhaitons voir se produire.

C’est le sens que je donne à cette notion dans mon travail et le rôle qu’elle joue dans la défense stratégique des intérêts.

Arya : Oui, nous avons aussi eu des exemples de ce que l’on appelle aujourd’hui des « récits » dans ma société, mais je ne les avais pas encore nommés ainsi. Je pense que le mot « récits »vient d’une personne d’un pays du Nord. Les récits ont toujours fait partie de ma culture et de ma vie. En effet, les récits ont joué un rôle crucial dans la manière de vivre des sociétés traditionnelles en Afrique et ils nous ont appris comment les choses fonctionnaient. Autrefois, les lois et les politiques n’existaient pas dans nos sociétés africaines. C’est grâce aux récits que nos sociétés ont réussi à perdurer. De nos jours, je prends conscience de l’importance puissante des récits dans la société, mais aussi du fait que ce pouvoir peut être exploité de manière abusive. En Afrique, même si les personnes sont conscientes que les personnes queers ont toujours existé avant la colonisation et malgré les preuves et faits disponibles, 27 gouvernements africains continuent de criminaliser notre existence.

Comme l’a souligné Ishtar, même si toutes ces vérités existent, la vérité a besoin d’un petit coup de pouce. Elle a besoin d’un nouveau récit. Un qui porte sur l’humanité et la nature humaine. Pour ce faire, nous devons revenir aux racines et construire des récits puissants, car les récits peuvent donner l’impression que les choses ont toujours été ainsi ou sont censées l’être.

Lucila : ma conception des récits a également beaucoup évolué. Au début, je pensais que les récits étaient uniquement axés sur des idées plus traditionnelles de communication. Mais ma perception a vraiment évolué au fil des rencontres avec des personnes du monde entier qui travaillent avec des récits et qui ne mènent pas nécessairement des campagnes. Parfois, la démarche est beaucoup plus incarnée et comprend de nombreux processus qui, à première vue, ne semblent pas relever du travail narratif. Par exemple, j’ai une amie en Afrique du Sud qui travaille avec les graines et la fermentation. Elle récupère des connaissances ancestrales, ce qui fait partie du travail narratif.

Raconter des histoires peut nous aider à accéder à de nombreux espaces. Tenez, voici l’une des choses qui me l’a vraiment appris [lève un pañuelo — mouchoir vert] — celui-ci vient tout droit d’Argentine et est devenu le symbole du mouvement pour l’avortement et les droits reproductifs en Amérique latine. C’était comme une vague. J’ai commencé à l’étudier. Il est apparu en Argentine, puis au Chili, au Brésil, en Colombie et enfin au Mexique. C’était comme une vague qui nous rattrapait.

Je me souviens d’une des manifestations que nous avons organisées dans ma ville, qui est très conservatrice et très opposée au droit à l’avortement. Nous avons discuté de la manière dont nous pouvions surfer sur cette vague et de ce que nous devions faire. Nous avons discuté du fait que nous ne devions pas nous contenter de parler que de la loi, parce que c’était déprimant et complexe et que cela ne menait à rien. À la place, nous avons décidé qu’il fallait décriminaliser l’avortement socialement. Nous avons donc organisé une manifestation en arborant tout ce que nous pouvions trouver de vert. C’était une façon d’entrer dans ce récit et d’en faire partie. Non, nous n’avons pas fait de discours sur la place publique. En revanche, nous avons clôturé la manifestation avec du reggaeton et une fête dans la rue ! Ce fut un tel changement, une telle prise de conscience que mon travail ne consistait pas seulement à expliquer pourquoi telle ou telle chose est « super-importante » ou pourquoi l’avortement doit être un droit inaliénable. Il s’agissait aussi de créer un espace pour nous permettre d’exister, de danser et de tisser des liens. La notion de récit est passée de « nous sommes ici pour raconter cette histoire et ces faits servent ces vérités » à un processus de vie, de communauté, d’art et de connexion. Cela m’a vraiment donné un regain d’énergie et m’a fait comprendre que nous sommes en permanence en train de créer des récits et de raconter une histoire. Nous sommes toujours dans cet état d’être.

Comment utilisons-nous les récits dans l’ensemble de notre travail ? Qu’est-ce qui est utile et qu’est-ce qui ne l’est pas ?

Ishtar : Ce qui me pose problème, c’est le jargon qui accompagne souvent le monde de la narration. Je sais que nous savons tous·tes de quoi nous parlons puisqu’il le faut. Nous voyons des opportunités de financement pour des travaux narratifs et nous cherchons comment les intégrer dans une proposition. Ce qui me pose problème, c’est la perception que nous avons de la situation et des propriétaires, des créateur·rice·s et des façonneur·euse·s de récits. Trop souvent, ce sont les médias et les services de communication qui s’en chargent. J’ai trouvé cela très utile dans mon travail, mais je ne me définirais absolument pas comme une spécialiste des médias et des communications. Je suis une militante de terrain et je travaille dans le domaine du plaidoyer. L’une des difficultés que j’ai rencontrées a été d’essayer de communiquer la valeur du travail narratif, mais aussi d’essayer de communiquer qui est véritablement à l’origine des récits, qui raconte des histoires et qui crée la culture. Dans nos communautés, ce sont les mères, les coiffeur·euse·s, les personnes qui travaillent à l’épicerie du coin. Ce sont les personnes qui parlent de choses et d’autres et qui utilisent un langage particulier. Ce sont elles qui façonnent les histoires, qui les partagent et qui veillent à ce que tout le monde connaisse les ragots du quartier.

Ainsi, lorsque nous discutons au sein de nos organisations de la manière dont nous pouvons nous assurer que notre travail remet en question les récits problématiques, nous devons nous rappeler qu’il ne s’agit pas que du travail des médias et des spécialistes en communication, il s’agit aussi de celui des avocats qui parlent d’êtres humains et qui racontent des histoires à leur manière. C’est aussi celui des pair·e·s éducateur·rice·s, des personnes qui travaillent pour les services d’assistance téléphonique, des formateur·rice·s. Ce sont toutes des personnes qui travaillent à la narration et à la culture. Notre travail consiste à faire comprendre que les personnes chargées de la communication ne sont pas les seules à façonner les récits. Cela dépend de nous tous·tes. Ce qui me passionne vraiment dans cet espace et son potentiel futur, c’est qu’il élargit notre horizon. Il favorise une réflexion plus large sur notre compréhension des récits. Ce n’est pas juste cette chose technique que les gens des pays du Nord nous disent que nous faisons. En réalité, nous sommes tous·tes impliqué·e·s dans la création des récits. Nous avons tous·tes le pouvoir de les façonner, soit de manière problématique, conservatrice et oppressive, soit en utilisant nos pouvoirs pour faire le bien et en les modelant de manière progressiste, étonnante, inclusive et empathique. Nous avons tous·tes ce pouvoir. Pour l’avenir, c’est ce qui me réjouit dans cet espace. C’est une invitation à laisser tomber les étiquettes et le jargon pour se rassembler et apprendre les un·e·s des autres à créer des espaces plus progressistes, empathiques et connectés, où nous pouvons nous unir pour résoudre nos problèmes. C’est un autre rôle puissant que jouent les récits : raconter nos histoires en tant qu’êtres humains à part entière. Ils nous unissent par-delà les problèmes, par-delà nos pays, et c’est vraiment, très passionnant.

Line art illustration of a crowd with protest signs.
Shutterstock. rob zs. Line art illustration of a crowd.

À propos des intervenantes :

Lucila : Je m’appelle Lucila, je suis une communicante originaire d’Amérique latine, plus précisément de Guadalajara au Mexique, une ville déjà très chaude et qui se réchauffe de jour en jour. Je suis féministe, queer et spécialiste des mots. Plus qu’une conteuse de récits, j’estime être une tisseuse d’histoires, de personnes, de projets, de grands récits universels et de petites phrases croisées sur la toile ou portées par le vent. J’offre des services de communication et un soutien aux organisations qui luttent pour les droits fonciers, défendent la communauté LGTBI et combattent les violences basées sur le genre.

Āryā : J’aime me présenter en utilisant des absolus. Je suis un être humain, c’est un absolu (qui ne changera jamais). Je décris également des parties de mon humanité, j’existe en tant que femme transgenre, j’aime en tant que lesbienne. Je parle aussi de ma façon d’être dans le monde : je me bats en tant que féministe et je vois le monde à travers le prisme du féminisme africain. Je m’appelle Āryā. Je suis maman de cœur à plein temps de quelques jeunes adultes non binaires géniaux·ales. Sur mon temps libre, je raconte des histoires et je travaille pour les communautés auxquelles j’appartiens en tant qu’activiste des droits humains. Je suis aussi une convive idéale pour un dîner.

Ishtar, née en Afrique du Sud de parents engagés dans la lutte contre le gouvernement d’apartheid, a l’activisme dans le sang. Son parcours universitaire lui a permis d’obtenir un master en anthropologie, mais a surtout fait naître en elle le désir de briser le patriarcat. Au cours de sa carrière, elle a travaillé aussi bien à la coordination d’une campagne féministe de défense des victimes de violences sexuelles, qu’à la fabrication de sandwichs révolutionnaires ou à la lutte pour les droits des travailleurs et travailleuses du sexe. Sa passion réside dans l’activisme créatif et la fusion audacieuse entre l’imaginaire et le réel, l’art et l’activisme, afin d’imaginer et de donner forme à une société plus équitable.

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