Entreprises agiles : Le “droit à l’erreur” est une impasse

juliendreher
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7 min readAug 22, 2018

Transformer son entreprise demande d’adapter la culture de travail pour embarquer l’ensemble des collaborateurs. La valorisation de la réussite est l’un des mécanismes prioritaires à repenser. En période de crise et/ou de transformation, il faut prendre plus de risques pour sortir du lot. Or, beaucoup d’entreprises restent inhibées. Si le “droit à l’erreur” est devenu le nouveau moto, cette stratégie reste de fait souvent vaine : le collaborateur préférera toujours réussir du premier coup. Comment changer radicalement les comportements des collaborateurs et des managers ? Comment faire évoluer sa culture de travail pour tenter d’innover ? S’il se confirme que ce “Droit à l’erreur” est une impasse, la véritable solution pourrait alors vous surprendre et vous mettre mal à l’aise…

Le défi culturel est probablement le défi le plus important et le plus complexe à relever quand une entreprise veut se développer ou se transformer en adoptant des modèles agiles à l’échelle.

On entend par “Entreprise agile à l’échelle”, une organisation dans laquelle les équipes fonctionnent dans son ensemble et sur la base de modèles partagés, en auto-organisation et en amélioration continue, centrés sur le client et la valeur produite. Autant l’auto-organisation et l’amélioration continue sont aisées dans une équipe de 10, autant le défi est complexe quand on dépasse la centaine, et a fortiori pour les grandes entreprises de plusieurs milliers de collaborateurs qui sont historiquement structurées en directions métiers.

La culture est un socle commun indispensable à la réussite du passage à l’échelle car elle permet aux équipes de se comprendre et de se faire confiance. Une culture d’entreprise est un ensemble de valeurs, de principes et d’expériences partagés par le plus grand nombre et ancrés dans les pratiques. Ces principes guident les actions et les décisions quotidiennes de chaque collaborateur partout dans l’entreprise. Par ailleurs, la culture d’entreprise est le socle dans lequel est ancré la confiance réciproque entre tous les collaborateurs.

Au final, une culture d’entreprise forte et partagée permet à la fois de réduire naturellement les frictions, les dissonances et de distiller une ambition forte dans les initiatives de tous les collaborateurs. Une des caractéristiques majeure d’une culture est la durée sur laquelle elle se construit et se consolide. Mais c’est aussi parce qu’elle met du temps à s’installer dans une organisation que la culture est également longue à faire évoluer. Comme le dit Peter Drucker “culture eats strategy for breakfast”, les velléités de changements dans les entreprises sont donc souvent mises à mal par la culture de celle-ci.

Le succès, culture historique et dominante, comme gage du mérite

Si la culture est le socle nécessaire pour une entreprise agile, c’est aussi le socle qui peut la faire échouer si la culture historique repose sur des principes, ancrés dans les expériences des équipes, incompatibles avec un fonctionnement en autonomie et en coopération. Un des éléments qui forment cette culture est la question de la valorisation de la réussite et des échecs.

La culture dominante historiquement dans les entreprises est celle du succès. Les managers qui arrivent le plus haut dans la hiérarchie sont souvent ceux qui ont connu le moins d’échecs — ou ont su mieux que personne valoriser leurs réussite. D’ailleurs, après un échec, a fortiori si l’auteur assume son erreur et sa responsabilité, les choix sont souvent le “placard” ou le départ. Le côté négatif de ce type de culture est sa propension à valoriser artificiellement et au final à s’écarter de la réalité. Ce delta peut causer des dommages à long terme sur la performance business notamment dans une période changeante et incertaine comme nous le vivons actuellement.

Les comités décisionnels (Codir, Copil, etc.)sont une bonne illustration de cette capacité à se focaliser sur les éléments positifs. Les managers y font des présentations de projets aux indicateurs et bilans positifs et encourageants. Généralement, personne ne remet en cause ces « vanity metrics » (métriques qui flattent l’égo des équipes sans apporter de connaissance sur la réussite réelle) et ne demande des informations complémentaires sur les échecs ou les problèmes. Cette culture du succès est logique car toutes ces entreprises se sont construites autour du modèle bureaucratique “wébérien” qui repose avant tout sur la méritocratie (diplômes, résultats, ancienneté). Ces modèles d’organisation méritocratiques ont accompagné les transitions démocratiques au XIXème siècle pour sortir de l’arbitraire des sociétés autocratiques.

Le raisonnement est logique et implacable : si je dois mon poste uniquement à mon mérite, comment je fais pour assumer mes échecs sans nuire à ma carrière ?

Pascal Picq décrit ainsi les mécanismes de valorisation et leurs conséquences dans son ouvrage Un paléoanthropologue dans l’entreprise : “ Les individus ne peuvent que monter les échelons jusqu’à ce que se manifeste leurs incompétence (Principe de Peter), ce qui donne droit à une dernière promotion dorée. En effet, cette conception verticale du monde n’admet pas l’erreur, ce qui nuirait aux fondements mêmes du système.”

Le Principe de Peter, une loi empirique qui illustre le mécanisme de récompense dans les organisations bureaucratiques

L’émergence du Droit à l’erreur

Avec la révolution digitale et la vague de la transformation agile, de nombreuses entreprises ont intégré le fait qu’il fallait valoriser l’échec et l’erreur pour désinhiber les collaborateurs dans leur initiatives d’innovation et de créativité. L’intention est louable : prendre plus de risques pour innover et tenter de changer les choses.

Cela se traduit souvent par des séminaires, des affiches, des discours autour du fameux “Droit à l’erreur”, qui signifie : « allez y , prenez des risques, sortez des sentiers battus, si vous vous plantez, vous aurez une deuxième chance, on ne vous sanctionnera pas »

Malheureusement, ce genre d’initiatives, qui partent bien évidemment d’une volonté de bien faire, ne fait que renforcer la dimension négative de l’erreur en la consacrant dans un registre négatif. Le droit à l’erreur, comme le droit de redoubler, devient une tolérance, mais qui a envie de se satisfaire de ce droit ? Le réflexe du collaborateur est en général de se dire : « ok j’ai le droit de me tromper, mais je préfère quand même réussir du premier coup ». Vous n’aurez alors aucun effet d’entraînement avec ce genre d’initiatives et en plus, vous continuerez à nourrir votre culture de travail basée sur le paradigme de la réussite.

L’erreur n’est pas un droit… c’est un devoir, et la seule issue pour votre survie

Le vrai changement culturel que doit accompagner un passage agile à l’échelle est de faire comprendre que l’erreur est l’outil incontournable du succès. L’erreur est l’outil de travail au quotidien, une obsession qui doit guider chacun pour apporter le plus d’apprentissages à l’entreprise.

Si vous n’êtes pas en capacité de faire des erreurs, vous n’êtes pas en capacité de réussir. Tout simplement.

Faire comprendre aux gens que, dans un environnement qui comporte des incertitudes, il n’existe qu’un seul outil pour réussir : l’échec. La logique est simple et on l’expérimente au quotidien : on tente, on se trompe, on apprend, on comprend, on ajuste, on retente et on finit par trouver une solution.

Tout se construit grâce aux erreurs, l’erreur est l’outil incontournable pour inventer, créer, innover. Sans erreur pas de création, donc l’erreur ne doit pas être un droit, mais un devoir, une obsession, un objectif !

Un des dangers est de prendre au pied de la lettre la mythologie de l’innovateur visionnaire, du créateur qui invente son produit dans son garage et qui, le jour du lancement, obtient un succès franc et massif du premier coup. Toutes les innovations Produit sont basées sur des échecs et de nombreuses erreurs avant de connaître le succès. Mais bien au-delà, toute l’humanité, ses inventions, ses créations, ses progrès se sont construits grâce aux échecs et aux erreurs.

« Je n’ai pas échoué. J’ai simplement trouvé 10 000 solutions qui ne fonctionnent pas. » Thomas Edison sur son invention de l’ampoule

Cela peut paraître surprenant, mais la révolution copernicienne à faire dans la culture d’entreprise est celle-ci : faire en sorte que tous les collaborateurs puissent faire le maximum d’erreurs, le plus rapidement possible et les partager au reste des collaborateurs pour que l’apprentissage soit le plus rapide et le plus coopératif. Non seulement il est important de faire des erreurs, mais il faut impérativement le faire savoir au plus grand nombre pour profiter de la multitude et de la diversité des apprentissages.

L’innovation c’est comme une partie de Memory

Une bonne analogie pour comprendre ce mécanisme est le jeu du Memory. Vous savez, le jeu où les cartes sont retournées et vous devez reconstituer des paires pour gagner. Le bon joueur de Memory n’est pas celui qui est capable de deviner les cartes retournées et qui va découvrir les paires du premier coup, tout comme le meilleur collaborateur n’est pas celui qui lance le MVP parfait du premier coup.

Le bon joueur de Memory est celui qui va faire le plus d’erreurs différentes et qui va observer celles de ses adversaires pour lever avant les autres les incertitudes du jeu (positionnement des paires). Le moment où il a compris où se situaient toutes les cartes, c’est comme le Product-Market Fit, la moisson peut commencer et la croissance des paires est lancée !

Lorsqu’un membre de votre équipe viendra vous voir pour vous parler de sa nouvelle idée qu’il veut expérimenter, ne le rassurez pas en lui disant qu’il a le droit de se planter, cela ne sera probablement d’aucun effet. En revanche, demandez lui quel est son plan pour se planter le plus rapidement possible et les apprentissages qu’il compte faire de son échec certain. Bien entendu, il faudra le formuler de manière plus opérationnelle :

- Quelles sont les incertitudes ?

- Quelles sont les les hypothèses à tester ?

- Que pouvez-vous mettre en oeuvre pour vérifier ces hypothèses le plus rapidement possible ?

- Quels échec permettront d’invalider les hypothèses ?

Vous lui rendrez un grand service et vous commencerez à poser les premières pierres de votre nouvelle culture d’entreprise agile. Imaginez si tous les collaborateurs intègrent ce changement de culture et partagent leurs erreurs et leurs apprentissages à l’échelle de l’entreprise. Dans ce nouveau monde complexe, vous réduirez rapidement le nombre d’incertitudes et vous créerez une organisation puissante et créative capable de produire les innovations qui feront les usages de demain.

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