La productivité individuelle, une boîte noire dans l’entreprise.

(et pourquoi il est crucial de l’ouvrir).

Victor Fouqueray
Ground
11 min readAug 23, 2018

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Les entreprises sont des organisations de plus en plus complexes, et les outils collaboratifs ne semblent plus suffisants pour y faire face. La question se pose donc: avec toujours plus d’informations et de décisions à gérer au quotidien, chaque collaborateur peut-il vraiment garantir sa productivité individuelle? Si cet enjeu touche directement à la réussite d’une entreprise, il reste pourtant souvent un non-sujet. Et ce n’est pas une bonne nouvelle, ni pour les entreprises, ni pour leurs collaborateurs.

Les outils collaboratifs ne sont plus suffisants pour gérer la complexité dans l’entreprise.

Notre vie professionnelle, toujours plus en ligne.

Il y a encore une dizaine d’années, les activités de chacun dans l’entreprise se structuraient principalement autour de trois sources bien identifiées: les mails, le téléphone, les réunions.

Aujourd’hui, travailler implique l’utilisation d’outils en ligne toujours plus nombreux, et ce quelque soit la maturité digitale de l’entreprise, son secteur d’activité, ou le poste qu’on y occupe.

Le cap des 10 outils en ligne utilisés chaque jour par un collaborateur est très vite dépassé, qu’il s’agisse d’outils à l’échelle de l’entreprise ou confinés à une équipe ou à un métier spécifiques.

Faites le compte: combien d’outils en ligne utilisez-vous chaque jour?

Ce que outil collaboratif veut vraiment dire.

Ces nouveaux outils ne sont pas uniquement une façon plus rapide ou plus simple de répondre à un besoin. Pour la plupart, ils sont collaboratifs: ils permettent à plusieurs personnes, voire à toute l’entreprise, d’accéder et de travailler sur les mêmes missions et les mêmes supports.

Cette combinaison inédite “en ligne+collaboratif” permet la mise en réseau des collaborateurs, ce qui leur apporte d’immenses bénéfices. Et au même moment, cette mise en réseau révèle la complexité des interactions qui animent une entreprise.

L’organigramme officiel d’une entreprise (à gauche) versus son fonctionnement dans la réalité (à droite).

Invisible sur un organigramme trop souvent idéalisé, la complexité de l’entreprise est devenue une réalité indéniable pour chaque collaborateur. Le volume, la variété et la vitesse des flux d’informations échangés dans une entreprise atteignent aujourd’hui des niveaux inédits.

“Chaque jour, nous sommes bombardés de plus d’informations et de choix que nos ancêtres durant une vie entière.” *

Au-delà du collaboratif, la question de la productivité individuelle devient incontournable.

Oui, les outils collaboratifs résolvent une partie de la complexité dans nos entreprises, en rendant possibles de nouvelles façons d’interagir et de produire.

Mais les flux de sollicitations que ces outils génèrent, et auxquels chacun est exposé individuellement, sont autant de sources de tâches de travail. Au bout du compte, ces flux peuvent facilement représenter plusieurs dizaines de sollicitations par jour.

Pensez-y: via un simple tag ou une mention, vous pouvez générer une tâche de travail pour un voire plusieurs de vos collègues! Même s’il ne s’agit parfois que d’une demande de feedback ou de validation…

Que celui qui n’a jamais envoyé un “@channel” sur Slack lève la main! 😄

Dans certaines entreprises, on atteint carrément un stade proche du “binge-tasking”. Sur le modèle du binge-drinking ou binge-watching, le binge-tasking désigne l’overdose de tâches de travail. Globalement, on peut observer que l’équilibre est en train de rompre entre d’un côté notre propension à générer des tâches de travail et de l’autre côté notre capacité à les gérer de façon satisfaisante.

La seule collaboration n’apparaît plus comme une réponse suffisante à la complexité des entreprises. Ce sujet s’est déplacé au niveau du collaborateur et exige d’être abordé sous un nouvel angle pour répondre à la question:

Comment garantir un niveau de productivité individuelle satisfaisant face à des flux de sollicitations ininterrompus?

Pourquoi il est temps d’aborder la question de la productivité individuelle dans l’entreprise.

Productivité individuelle: de quoi parle-t-on?

La productivité individuelle renvoie aux processus selon lesquels chacun dans l’entreprise collecte, organise, priorise et exécute ses tâches de travail au quotidien, pour contribuer de façon optimale aux produits, services et projets auxquels il participe.

Une définition de la productivité individuelle pourrait être: la capacité à maximiser en permanence la valeur de son travail en (1) sélectionnant les tâches prioritaires et (2) en les exécutant de façon optimale.

Être productif est une capacité qui s’apprend, se cultive, mais peut aussi se perdre. D’ailleurs, d’un jour à l’autre, vous pouvez facilement vous rendre compte que votre productivité n’est pas toujours au même niveau!

Au passage, il faut souligner que chacun est donc responsable de sa propre productivité. Cette responsabilité ne devrait pas être déléguée — de façon explicite ou implicite — à son équipe ou à son manager. En effet, qui de mieux placé que chaque collaborateur lui-même pour décider à tout instant de l’action la plus pertinente à engager, sur laquelle concentrer toute son attention?

Le lien entre la mission d’une entreprise et la productivité individuelle de ses collaborateurs.

La productivité permet de répondre aux priorités de la mission d’entreprise. **

Pour démontrer l’importance de la productivité individuelle dans les environnements complexes, le secteur de la distribution se prête parfaitement à une analogie.

Dans ce secteur d’activité, le “dernier kilomètre”, qui doit aboutir à la livraison finale d’un colis, est particulièrement complexe: il faut notamment avoir une adresse valide, pouvoir effectivement déposer le colis, et disposer d’un volume significatif de colis à distribuer dans une même zone pour des raisons de rentabilité.

Si cette dernière étape est mal exécutée, c’est toute la stratégie de distribution qui est remise en cause: une logistique parfaite sur des milliers de kilomètres peut être ruinée par un dernier kilomètre défaillant. De nombreuses entreprises en ont payé le prix jusqu’à faire faillite.

Dans une entreprise, le raisonnement est le même. Vous pouvez avoir les produits aux propositions de valeur les plus adéquates, le cadre de travail le plus inspirant qui soit… si les collaborateurs ne parviennent pas à garantir un niveau de productivité satisfaisant, tout le reste est remis en cause. L’ingénierie collective permettant le bon fonctionnement de l’entreprise peut être ruinée par des productivités individuelles défaillantes. Et la mission que vous vouliez atteindre avec votre entreprise, d’autres l’auront sûrement mieux remplie que vous, et avant vous.

La productivité individuelle est à la stratégie de l’entreprise ce que le dernier kilomètre est à la distribution: l’ultime étape d’un processus complexe, dont la bonne exécution décide de la valeur de tout ce qui a précédé.

Elle est ce trait d’union qui doit relier toute action engagée par un collaborateur à la mission supérieure de l’entreprise: “A business can’t have unproductive people yet magically still have an immensely profitable business. Great businesses are built one productive person at a time.” *

La productivité individuelle génère la confiance nécessaire à l’agilité de toute l’entreprise.

La productivité individuelle est aussi et surtout un vecteur de confiance dans l’entreprise: elle permet de garantir que chacun dispose des bons réflexes et des bonnes pratiques pour exécuter ses tâches.

Cette garantie est cruciale pour toute entreprise qui veut rester agile à l’échelle, car qui dit agilité à l’échelle dit distribution des responsabilités et autonomie réelle des équipes sur leur périmètre de valeur. Or,

La productivité individuelle permet de générer la confiance à l’échelle qui est nécessaire à toute entreprise qui veut être agile à l’échelle.

À l’inverse, lorsqu’aucun collaborateur n’a l’assurance que ses collègues gèrent leurs tâches de travail de façon satisfaisante, le capital confiance de chacun envers les autres heurte rapidement un plafond de verre, ce qui compromet durablement l’agilité de toute l’entreprise.

Car si certaines équipes travaillent en confiance grâce aux bonnes relations de leurs membres, ces relations interpersonnelles deviennent impossibles à partir d’une certaine taille d’entreprise. Et à ce moment-là, c’est la garantie de la productivité individuelle qui doit prendre le relais pour générer la confiance fondamentale au fonctionnement en agile.

La productivité individuelle reste une boîte noire, aux dépens du collaborateur comme de l’entreprise.

Un non-sujet dans la plupart des entreprises.

À quand remonte votre dernière discussion, avec l’un de vos collègues ou managers, sur votre workflow? Sur votre manière de visualiser toutes vos tâches de travail? Sur les catégories que vous avez imaginé pour les classer, et les critères sur lesquels vous vous appuyez pour les prioriser? Sur les automatisations que vous avez mises en place pour ne pas toujours répéter les mêmes tâches? Sur vos outils préférés pour gérer tout cela?

Probablement n’avez-vous jamais eu cette discussion (ne serait-ce lors d’un entretien d’embauche), et sans doute personne d’autre que vous n’a accès à votre intimité professionnelle.

L’intimité professionnelle reste manifestement une “no-go zone” dans la majorité des entreprises aujourd’hui.

Pourtant, derrière les noms de postes, les rôles, les responsabilités, les processus en place… c’est bien dans l’intimité professionnelle qu’est produite la plus grande part de la valeur de notre travail. Et même le collaborateur le plus productif a besoin de feedback pour améliorer sa façon de travailler, ne serait-ce que pour adapter les critères de priorisation de ses tâches de travail au contexte de l’entreprise.

Ne pas aborder ce sujet revient à laisser exister des comportements qui oscillent entre l’inutile et le dangereux, mais dont le point commun est de laisser chaque collaborateur tenter de survivre face à la complexité qu’il affronte.

N.B.: les observations qui suivent proviennent de

- plusieurs dizaines d’entretiens menés avec des personnes occupant des postes différents (Product ou Project Manager, CEO, Designer, Office manager, Online marketer, Developer, Gestionnaire de formations…) dans des types d’entreprises variés (startups, grands comptes, freelances, SSII).
- multiples
expériences de coaching dans des entreprises de toutes tailles/secteurs auprès d’équipes produit/projet.

Dans une entreprise, il existe généralement autant de façons de gérer sa productivité que de collaborateurs, si tant est que chacun ait pris un minimum de recul sur sa façon de travailler. Ces pratiques relèvent généralement de l’artisanat: chacun construit son propre système de productivité en s’appuyant sur les outils et les pratiques qu’il maîtrise.

De fait, les systèmes mis en place répondent rarement à la complexité des informations et des décisions à gérer au quotidien. Privés des conditions leur assurant une productivité individuelle satisfaisante, les collaborateurs ressentent rapidement une perte de motivation et/ou de confiance dans leur capacité à exécuter leurs tâches de travail.

Et face à cette situation se dégagent 3 stratégies, non exclusives:

(1) Sur-délivrer, inutilement.

Photo: Alain DELORME.

Nous parlons là des fameux “héros”, qui compensent leur manque d’organisation et de productivité par de longues heures de travail, sans créer la valeur correspondante. Car oui, il faut le rappeler: la productivité ne se mesure évidemment pas au nombre d’heures passées au bureau.

“Les bourreaux de travail n’abattent pas plus de boulot que ceux qui travaillent normalement. […] Le véritable héros est déjà rentré chez lui parce qu’il a trouvé une manière plus rapide de faire les choses”. ***

Cette stratégie finit malheureusement par porter atteinte à la santé des collaborateurs, que ce soit psychologiquement avec le manque de sens (constamment trop de sujets à traiter sans pouvoir les aborder pleinement) ou physiquement avec l’épuisement et le stress. Les syndromes de type burn-out ne sont d’ailleurs pas une anomalie, mais une conséquence de l’organisation de certaines entreprises.

Or, être productif individuellement constitue un rempart face à ce risque. Cela apporte en effet la confiance, dont chacun à besoin, dans sa capacité à créer de la valeur et à faire avancer les sujets qui comptent. Ce qui est un début de définition de l’épanouissement au travail. 😊

(2) Enchaîner toutes les tâches, superficiellement.

Nous rêvons tous d’une boîte mail constamment vide, le fameux graal du “Inbox Zero”. Et nous sommes parfois prêts à tout pour y parvenir: qui n’a jamais répondu à un mail sans franchement réfléchir à sa réponse, uniquement pour le voir disparaître de son Inbox?

Pour les tâches de travail, il en est de même avec la stratégie qui veut qu’une bonne tâche de travail est une tâche “done”, quitte à ce que la qualité du travail réalisé laisse à désirer. Plus connu sous le nom de travail “à l’arrache”, ce travail superficiel peut prendre plusieurs formes: manque de priorisation, faiblesse de la valeur produite, absence de documentation…

Le piège de cette stratégie est de donner l’illusion du travail bien fait, en évitant au collaborateur des heures supplémentaires tout en lui permettant de garder le coeur léger. Car de son point de vue, il va sans dire qu’il a fait “tout ce que l’on lui demande de faire”.

Mais au-delà du collaborateur qui l’adopte, cette stratégie se révèle surtout toxique pour le reste de l’entreprise. Car pour un collaborateur qui travaille de façon superficielle, ce sont tous les autres qui se retrouvent handicapés dans la réalisation de leurs propres tâches. Jusqu’au jour où les excuses et les “renvois de balle” de l’un ne tenant plus, les tensions avec tous les autres finissent par éclater.

(3) Ignorer la complexité, carrément.

Si vous vous reconnaissez dans cette photo, merci de ne pas le prendre mal.

Combien de collègues connaissez-vous qui ont tout bonnement coupé leurs alertes et leurs notifications, ou qui réservent des journées entières hors du bureau pour limiter les flux de sollicitations provenant de l’entreprise?

Quand bien même ce serait pour protéger leur “bande passante” et avancer sur leurs sujets en mode deep work, cette stratégie reflète une incapacité à s’interfacer convenablement avec un environnement de travail complexe.

S’isoler du reste de l’entreprise ne peut pas être considéré comme une solution viable à terme. Car multipliée par un nombre croissant de collaborateurs, cette stratégie empêche la nécessaire collaboration et finit par remettre en cause la capacité de l’entreprise à répondre à sa mission.

Ouvrir la boîte noire: la suite logique pour permettre l’agilité à l’échelle de l’entreprise.

Malheureusement, il n’est pas si étonnant que la question de la productivité individuelle reste une boîte noire dans la plupart des entreprises. Pourquoi? Car ces entreprises n’ont pas encore pensé de façon aboutie leur modèle de fonctionnement agile.

N’ayant pas encore adopté une logique d’Ownerships (distribution transparente des responsabilités et reconnaissance de l’autonomie des équipes), les décisions de type “command and control” continuent de réguler les tâches de travail des collaborateurs. Par conséquent, personne ne ressent le besoin de transparence sur le système utilisé par les uns et les autres pour garantir leur productivité. Dit autrement,

Quel est l’intérêt pour les collaborateurs de vouloir améliorer leur productivité individuelle quand au même moment l’entreprise ne leur délègue ni la responsabilité de leurs décisions, ni l’autonomie dans leur façon d’exécuter leurs tâches, ni même parfois les outils pour y procéder?

Dans ce contexte, il est délicat de venir demander aux collaborateurs de s’investir personnellement dans l’amélioration de leur productivité. C’est déjà une bonne chose s’ils montrent de la motivation pour réaliser les tâches qu’on leur assigne et à ensuite en faire le reporting.

Demain, il sera crucial pour les entreprises de parvenir à changer de discours et de pratiques. La façon dont sera abordée la question de la productivité individuelle sera un bon indicateur de l’évolution de la culture de travail. Cette boîte noire doit en effet être ouverte pour restaurer la confiance dans toute l’entreprise, et permettre un fonctionnement agile à l’échelle de tous ses collaborateurs.

Dans notre prochain article, nous regarderons de plus près les principes fondamentaux de la productivité individuelle. Ce sera aussi l’occasion de démystifier certaines pratiques (spoiler: do you still multitask?).

[*] The ONE Thing, G. Keller et J. Papasan (traduction libre.)
[**] Schéma librement adapté de celui présenté dans The ONE Thing, de G. Keller et J. Papasan.
[***] Rework, de Jason Fried et David Heinemeier Hansson.

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