Transparence dans l’entreprise: pourquoi il faut aller au-delà de la simple posture

juliendreher
Ground
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8 min readNov 6, 2018

Dans un climat de défiance généralisé, de plus en plus d’entreprises prônent et valorisent une transparence parfois totale. Ces démarches vont probablement dans le bon sens et tendent à rebâtir la confiance au sein des organisations qui la mettent en place. Malheureusement, en se contentant souvent “d’ouvrir” l’information sans prendre le temps de la mettre en forme et la rendre accessible, les équipes passent à côté d’une opportunité de création de valeur insoupçonnée : se connecter à leurs communautés internes et externes et profiter de leur feedbacks.

La transparence c’est tendance !

Depuis plusieurs années, la tendance est à la transparence. Donner accès à ce que l’on fait, accéder à l’historique, que ce soit dans le monde politique ou le monde de l’entreprise, les principes de transparence et de traçabilité sont particulièrement valorisés. Dans le même temps, cela devient socialement et culturellement compliqué de valoriser les principes de secret, de protection, de prudence qui sont rarement perçus comme des principes qui apportent de la valeur.

Dans un monde révolutionné par le numérique et les réseaux, dans un monde ouvert et connecté, l’heure est donc à la transparence. De nombreuses entreprises travaillent sur cette notion aussi bien vis à vis de leurs clients que de leurs collaborateurs. Certaines vont très loin dans leurs démarches de transparence : salaires, organisation, clients, résultats, actionnariat. Buffer par exemple, une des entreprises précurseurs et des plus radicales, illustre cette tendance, rien n’est caché y compris au grand public. Plus proche de nous, en France, Payfit par exemple a “ouvert” son modèle salarial.

Pour beaucoup, « être transparent » signifie simplement « ne pas cacher les choses »

Il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui « nous travaillons dans la transparence, tous les documents sont partagés (sur un serveur ou dans le cloud), tout le monde en interne peut y accéder, trouver ou vérifier une information ». Mallheureusement, si les initiatives sont bonnes et partent d’une bonne intention, l’essentiel se perd souvent en chemin.

Pourquoi être transparent ? Est-ce uniquement pour créer les conditions de la confiance et dire : « nous n’avons rien à cacher, la preuve nous nous permettons de tout mettre en accès libre donc tout peut être potentiellement contrôlé par celui qui le veut »

Effectivement, dans un climat de défiance qui est devenu la norme dans les entreprises, il est clair que ces initiatives sont de nature à recréer les conditions de la confiance, conditions sine qua non pour créer une culture de travail favorable à l’engagement, la coopération, le collaboratif et l’innovation. En revanche, en se contentant uniquement de « ne pas cacher les informations » beaucoup passent à côté d’une énorme opportunité : profiter de la multitude pour faire grandir plus vite tous les sujets de l’entreprise. (lire et relire Colin/Verdier, l’âge de la multitude) et limiter l’inertie liée à la recherche d’information dans un contexte de sur-information massive.

Tout comme l’open-source ou l’open-data, “l’open-information” profite d’abord à son émetteur car il s’offre la possibilité de profiter de tous les usages, de toute la créativité et la diversité des contributeurs qui s’emparent de l’information, de la data ou du code. Encore, faut-il réaliser un véritable travail de mise en forme, de structuration et d’accessibilité de cette information, investir dans la recherche et l’analyse du feedback.

Les puissantes vertus de la transparence

Dans le monde de l’entreprise, la transparence ne doit pas uniquement être un levier pour rétablir la confiance, elle doit constituer surtout un véritable levier de performance. En rendant accessible au plus grand nombre l’ensemble de son information, l’organisation créée de puissants leviers de création de valeur. La transparence, au sens de l’accessibilité de l’information, permet de favoriser l’usage et ainsi de générer du feedback. Dans un monde systémique, le feedback est le carburant indispensable pour améliorer en continu. C’est uniquement parce que l’on me renvoie un signal d’erreur ou de succès (boucle de feedback) que je suis capable de savoir si ce que j’ai produit est conforme aux attentes ou non, et donc d’améliorer ce que je produis.

Il y a d’ailleurs 2 formes de feedbacks :

- Un feedback actif : je donne mon avis et fait état de mon niveau de satisfaction. Est-ce que j’ai trouvé l’information que je cherchais ? Ai-je accédé à des informations qui m’ont été utiles ?

- Un feedback passif : je ne donne pas mon avis, en revanche mes usages génèrent de la donnée qui révèlent mon niveau de satisfaction. Suis-je resté suffisamment longtemps sur la page ? Est-ce que je reviens régulièrement consommer l’information ? Quels sont les liens cliqués et les zones lues ?

Idéalement, il est préférable d’avoir les 2 types de feedbacks pour améliorer ce que l’on produit, les 2 étant particulièrement complémentaires.

Concrètement, si je ne rends pas accessible ce que je produis, je me coupe mécaniquement de toute la diversité des collaborateurs. Je risque alors de passer à côté de leurs remarques, voire d’une information clé qui peut changer ma vision des choses et surtout enrichir ce que je produis.

Un exemple simple : vous êtes dans une entreprise de 50 personnes, et dans une équipe de 5 personnes. Vous travaillez sur une nouvelle version de votre produit. Vous priorisez les fonctionnalités dans une roadmap co-construite avec votre équipe. En facilitant l’accès à cette roadmap aux 50 personnes, vous recevrez potentiellement un nombre de feedback 10 fois supérieurs (vs l’ouvrir à 5) et ainsi vous donnerez toutes les chances de prioriser les meilleures features, au profit des utilisateurs et de l’entreprise. Et si vous rendez cette roadmap accessible à tous vos utilisateurs, là encore vous augmentez fortement le potentiel de feedbacks et donc vous captez de la valeur.

Roadmap publique de Buffer

Il suffit d’observer les commentaires sur chaque carte de la roadmap de Buffer pour se rendre compte de la richesse qu’apportent les feedbacks : voir l’appétence des utilisateurs pour telle ou telle feature et tester le marché, estimer la compréhension des nouveaux services, préparer les utilisateurs à la réception des nouvelles fonctionnalités, faciliter la synchronisation des équipes ou encore le soutien des actionnaires.

Passer d’un flux d’information poussé à un flux d’information tiré et offrir des possibilités au plus grand nombre

De plus, dans un monde complexe où l’information massive circule de plus en plus vite, y compris dans les entreprises, il devient urgent de changer de modèle dans l’accès à l’information. La plupart des entreprises sont encore dans le vieux modèle “push” où c’est celui ou celle qui a l’information qui est chargé de la transmettre à celui ou celle qui en a besoin. Ce modèle génère beaucoup de gaspillages et de complexité. Par définition, il vous oblige parfois à transmettre de l’information à des personnes qui n’en ont pas besoin et ne vous permet pas d’envoyer à toutes les personnes qui en ont besoin.

Il convient alors de passer à un modèle “pull” où celui ou celle qui s’intéresse à un sujet vient chercher l’information. Ce modèle permet d’améliorer la vélocité et la créativité dans toute l’entreprise car il favorise l’accès à l’information de tous en fonction des besoins de chacun. Toutes les organisations qui ont investis sur ce modèle ont toutes réduit massivement l’inertie dans l’accès et la recherche d’information.

“Ultimately, if you want people to make smart decisions, they need context and all available information. And certainly if you want people to make the same decisions that you would make, but in a more scalable way, you have to give them the same information you have.” (CEO Buffer)

En revanche, le modèle nécessite au préalable que toutes les informations soient lisibles, compréhensibles et accessibles. Cela impose là encore de ne pas se contenter de « libérer » l’information mais de produire un travail de structuration, d’indexation et de mise à jour des informations.

« Tout est transparent chez nous, s’il quelqu’un cherche une information, il vient me voir et je lui donne… »

Au final, cela veut dire que la transparence ne doit pas s’arrêter à l’effort de « ne pas cacher » mais doit être vécu comme une dynamique permettant de rendre l’information accessible au plus grand nombre et de la manière la plus simple possible. Il est facile de comprendre que cela demande un investissement d’UX design pour comprendre les personas, les chemins d’accès, les types de lecture, les manières de réaliser du feedback ou encore de le partager. Cet investissement est en général profitable. J’ai rarement vu des équipes regretter ce choix. J’irai même plus loin. Les entreprises (souvent des startups en scale) qui m’ont le plus impressionné dans leur organisation, l’empowerment de leurs équipes et leur performance ont toutes un point commun : elles investissent massivement dans la mise à disposition et l’accessibilité de l’information. Cela est finalement logique. Dans un monde devenu très complexe et très changeant, les organisations ont besoin de toute l’énergie, l’engagement et la diversité de leurs équipes pour trouver le bon chemin, pour concevoir l’expérience qui va toucher le client.

Comment passer d’une organisation “transparente” à une organisation “accessible”

Je sais bien que parfois cela fait peur car prendre ce chemin suppose de réaliser un travail initial de documentation de l’ensemble de son information. Et pour certains, la dette de documentation est très importante. Une fois ce travail réalisé, il faut être très rigoureux pour intégrer cette dimension dans tous les travaux de chaque équipe. Cela suppose effectivement de mettre en place une culture de travail partagée par tous, basée sur l’écrit, la rigueur, la recherche du feedback et l’amélioration continue. Le framework Xpedition propose par exemple des guidelines pour faciliter la documentation et l’accessibilité de l’information au plus grand nombre.

Pour affronter ces défis, sur tous les cas que nous avons pu observer, il existe à chaque fois une condition du succès (et à l’inverse une condition de l’échec). Ne pas penser que cet investissement puisse être assumé par une (ou un groupe de) personne chargée de documenter la connaissance. Cela repose évidemment sur une distribution forte du travail de documentation. Cette distribution ne fonctionne que si, au préalable, l’ensemble des responsabilités qui contribuent à créer de la valeur dans l’entreprise a été cartographiée et attribuée à un responsable. Documenter ses informations ne fonctionne que si, au préalable vous avez identifié qui est responsable de quoi.

Map des ownerships de Frontier généré par Crystal.work
Map des responsables de tous les ownerships de leur objectifs et leur documentation généré par Crystal.work

Une fois que ce travail préalable a été effectué, il convient alors de passer un deal avec les responsables : autonomie contre transparence. Libre à vous de mener votre sujet comme vous l’entendez à 2 conditions : le sujet doit toujours être en phase avec la Vision de l’entreprise et le sujet doit être totalement accessible pour générer suffisamment de feedbacks interne (pour être constamment aligné avec les autres) et externe (pour être constamment en phase avec le marché). La seule possibilité pour réussir ce pari sera que chacun des responsables prenne le temps de documenter et rendre accessible l’ensemble de ses informations. Vous aurez ainsi mis votre entreprise sur la voie de la transparence au service de la performance. Vous aurez également réduit considérablement votre Bus Factor ! ;)

Map de la qualité de la documentation de Frontier, réalisé avec Crystal.work

Le point rouge qui met en valeur un défaut de documentation sur un sujet — la data — a disparu depuis grâce à l’action de son responsable.

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