Happy Ending

Jena Pham Selle
Yarrow
Published in
7 min readJun 17, 2018
“A long row of hangers with clothes in a store in Shoreditch” by Artificial Photography on Unsplash

Une boutique Emmaüs, près de la Place de la République.

Je rentre dans l’échoppe, commence par le fond pour y regarder les objets qui ne sont pas des vêtements. J’aime les vieilles machines à coudre, machines à écrire, machines dont je ne connais pas le nom ni même la fonction, que je n’ose pas actionner, et que je n’achète pas parce que je sais qu’elle prendra la poussière sur une étagère (dans le meilleur des cas, si on lui trouve de la place) une fois que je l’aurai comprise. Je passe un peu de temps avec les sacs à main, craque presque sur l’un d’entre eux, décide de le laisser parce que je réalise que spontanément, je sélectionne les produits que j’aime et que, en fait, j’ai déjà. Je vérifie le même problème devant un manteau rouge, et une robe violette.

Je m’apprête à partir, fière de ne pas grêver mon budget fragile. Un rapide examen des chaussures me fait penser qu’en ce moment, je trouve que mes chères Dr Martens me font des pieds plus massifs qu’ils ne sont vraiment, et mon passing n’a pas besoin de ça. Alors que je m’approche des étagères de talons pointus, mon regard est attiré par une jolie personne qui tient dans sa main une bottine, et qui semble chercher quelque chose. J’ai envie de l’aider mais je n’ose pas parler, ce qui donne une danse étrange où je tente de sourire nerveusement en pointant du doigt l’autre moitié de la paire de chaussures, alors qu’elle sourit aussi nerveusement en me montrant la semelle de manière incompréhensible.

Soyons honnête, j’ai envie de faire sa connaissance, son sourire éclatant me donne envie de vérifier si sa peau est aussi douce qu’elle en a l’air.

“Vous cherchez quelque chose ?” Je trouve instantanément ma question stupide, je ne travaille pas ici, je serais incapable de l’aider si ce qu’elle cherche n’est pas la chaussure vers laquelle je pointe bêtement mon doigt, de manière finalement presque insultante vu que ladite chaussure est à moins de trente centimètres d’elle.

Elle répond par une question qui me surprend.

“C’est combien, 9 et demi ?”

Par chance c’est ma taille en Dr Martens, dont les tailles sont inscrites en britannique et que j’ai fini par noter pour ne pas avoir à chercher un tableau de conversion à chaque fois que j’ai envie de nouvelles chaussures, ce qui n’est pas si rare. Je peux répondre sans une seconde d’hésitation “Entre 41 et 42”, ce qui me surprend moi-même.

Elle me répond qu’elle fait du 38, qu’elle aurait bien aimé les prendre, et qu’elle cherche une autre paire à la place. Je trouve que ce n’est pas perdu pour tout le monde et je lui demande si je peux les essayer.

“Oui bien sûr, si elle te vont !”

Elle continue à parcourir les rayonnages mais semble très intéressée par mon essayage. J’entends avec palpitation que je l’ai vouvoyée deux fois mais qu’elle m’a tutoyée en retour.

“Alors, est-ce qu’elle te vont ?”

J’hésite.
“On dirait qu’elle sont peut-être un petit peu serrée… — j’ai l’impression d’avoir des scrupules à ce que les chaussures qu’elle n’a pas pu prendre à cause de leur taille, m’aille parfaitement. J’ai subi des réaction incompréhensibles de personnes qui vivent mal les différences de chance… Mais c’est elle qui a proposé, alors j’opte pour la vérité — Non en fait elles sont parfaites.”

Je lace la première, en remontant sur la cheville je repense aux lacets de patins à glace, et je partage mon souvenir avec elle. Elle suggère de retrousser mon pantalon, trouve que la chaussure me va bien, m’enjoint d’essayer la seconde. Pendant que je l’enfile, elle choisit des brogues noires à bouts ronds et deux glands et me demande mon avis :

“J’ai peur que ça fasse un peu mamie, dit-elle.
- Non ça fait plutôt… — flatterie ou honnêteté ? la voie médiane semble compliquée — dans la tranche 45–55 ans ?” Je sens que c’est nul et que ça pourrait être pris très mal, mais son rire me rassure. Je lui suggère que peut-être ce sont les glands qui datent un peu le style de la chaussure. Elle les remonte pour les cacher, et nous constatons que la couture verticale visible juste dessous n’est pas du tout jolie. Je lui propose alors de remplacer les glands par autre chose, qui tranche, par exemple de petites cerises rouges, ou pire, des grelots.

Nous arrivons à avoir une conversation complète à propos de glands tout en ne mentionnant jamais aucun sous-entendu. Est-ce que c’est ça être adulte ?

Je retrouve le souvenir d’une paire de chaussures que mon père m’avait léguées du sien, qui étaient trop petite d’une pointure, douloureuses mais tellement jolies. La forme de mes pieds, fine et brillante. Adoptées.

J’espère que vous aimez le suspense, j’ai envie de faire durer.

J’ai choisi mes nouvelles bottines, je pourrais donc partir, mais elle est encore en train de chercher un modèle pour elle, et c’est avec plaisir que je réponds à ses questions sur les autres chaussures qu’elle désigne ou qu’elle essaie. J’ai encore peur d’être le forever creepy dude qui reste quand il n’est plus désiré. Et puis mon regard tombe sur un escarpin noir verni orphelin sur une étagère, qui semble plus grand que ses voisines. Alors que j’avais déjà remis mes grosses bottes, je les enlève de nouveau avec émotion pour tester cette nouvelle candidate, et quand je glisse mon pied dedans, je suis Cendrillon. Il ne faudrait pas un millimètre de plus ou de moins, l’escarpin est moulé sur moi, ou c’est moi qui suis coulé dedans. J’ai littéralement trouvé chaussure à mon pied, au singulier malheureusement. Je demande à une employée de l’aide pour trouver l’autre, et pendant ce temps ma partenaire de magasinage a trouvé des bottines qui lui plaisent.

“Comment tu les trouves ?

- Très jolies, je crois que ma sœur a les mêmes — C’est un peu tôt pour impliquer la famille ? Quelle message ça envoie ? Je n’ai pas du tout envie qu’elle soit ma sœur. Je me flagelle intérieurement.

- Elles sont à la mode ? — Elle n’a pas l’air sûre d’elle — Je veux dire, je vois des gens dans la rue qui sont à la mode et c’est le genre de truc qu’elles portent.

- Je crois que je suis imperméable à ce genre de considération, mais maintenant que tu le dis, c’est une bonne corrélation. — Ça a l’air de lui faire plaisir.

- Pour être honnête, si je pense que c’est à la mode, c’est sûrement passé depuis deux ans.

Notre complicité n’a pas de limites.

On m’apporte le second escarpin et je peux enfin ne plus être bancale. Je virevolte sur mes hauts talons sous ses yeux admiratifs. Nous sommes d’accord sur le bénéfice que nos talons apportent à nos silhouettes respectives.

Elle part essayer quelques vêtements, et me revoici devant le même dilemme. Je ne sais pas ce que j’espère et je ne sais pas ce que j’oserais. Je décide de l’attendre. Nous nous retrouvons à la caisse, je passe juste avant elle. Nous attendons mon tour.

“Je m’appelle Jena — et je lui tends la main.

- Louise. — elle ignore ma main, ou ne la voit pas, ou ne la comprends pas, et je ne peux pas lui en vouloir, moi non plus je ne comprends pas ce que je fais. À la place, elle s’approche, se penche, et nous nous faisons la bise. Douceur des joues, check.

- C’était un plaisir.

- Oui !” J’ai le réflexe de mettre des smileys au moment où j’écris tout ça, pas facile à transmettre à l’oral… Alors que les smileys sont là pour transmettre à l’écrit mon sourire béat qui répond au sien. Je voudrais lui demander de la revoir et je n’ose pas. Lui donner plus que mon prénom ? Un numéro ? Au moment de payer mes achats je me souviens que je n’ai plus de cartes de visite dans mon sac. Derrière mon portefeuille je trouve un flyer pour un film dans lequel j’ai joué, à l’affiche en ce moment dans une unique salle à Paris.
“Tiens, je fais ma pub.
- Qu’est-ce que c’est ?” Je lui explique le film, et ma petite participation, avec enthousiasme. Est-ce un moyen de me retrouver si elle cherche ? Peut-être. Je n’ose pas être plus directe.

Elle me montre ses achats, une jupe dont la transparence la stresse, une chemise, une veste d’inspiration asiatique. Je mentionne ma moitié vietnamienne, elle dit qu’elle y a passé du temps.

Je passe en caisse.

“Auriez-vous une sorte de sac ?”, demandé-je à la caissière, qui me sort en riant une pile de sac de récupération dans lequel je choisis celui qui portera mes quatre nouvelles chaussures à la maison. J’ai payé, je suis prête, je ne veux pas mais je suis à court d’excuses, j’attrape mon sac…

“Attends-moi, j’ai presque fini”, me dit-elle. Absolution.

Je l’attends, elle a presque fini. Nous sortons ensemble. Enfin, de la boutique.

Nous marchons dans la même direction, moi vers le métro, elle vers chez elle, discutons du film et des prochaines ventes Emmaüs les 4 et 5 mai. Je voudrais lui proposer plus et je ne sais pas comment. Devant la bouche de métro, nous sommes face à face, et je crois que dans notre silence j’entends l’écho de nos timidités.

“À une prochaine fois chez Emmaüs peut-être !, lance-t-elle.
- J’espère !”

Je descends les marches en la regardant s’éloigner.

Je suppose que vous aussi vous auriez aimé une fin heureuse, mais —

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