Quand ton violon devait être un violoncelle : l’histoire de ma transition

Jena Pham Selle
Yarrow
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9 min readJun 17, 2018
Photo by Ali Morshedlou on Unsplash

L’original, écrit par Sam Dylan Finch est ici. J’ai traduit le texte, et adapté à mon genre, et finalement réécrit la moitié pour correspondre à ma vie.

Quand je suis venue au monde, mes parents ont mis une radio près de mon berceau.

“On te passait de la musique classique, m’ont-ils dit, tu adorais Bach”. Pendant des années, je me suis endormi au son de 12 différents concertos pour violon, la musique résonnait sur les murs dans mes toutes petites oreilles.

Ma mère jure que c’est pour ça que j’ai commencé le violon.

Mes parents m’ont exposée avec enthousiasme à toute chanson avec un violon, sans exception. C’est allé de Bach à Riverdance aux Dixie Chicks, la musique me captivait. À 12 ans, j’ai dit à mes parents que je voulais faire de la belle musique comme les gens sur les CDs.

Ils m’ont fait promettre que je n’abandonnerais pas après seulement quelques semaines. Je leur aurais promis la lune ou tout l’argent de poche de ma vie pour avoir mon propre violon.

Ils ont accepté. Nous sommes allés dans un magasin plein de violons de tous les pays du monde. Un violon d’Allemagne me faisait très envie. Je me souviens le tenir, je m’attendais à un son triomphant comme celui de tous les musiciens que j’avais écoutés depuis mon enfance. J’ai été choquée de ne le faire grincer qu’avec peine.

Ça ira mieux après quelques leçons, m’ont-ils dit.

Et après avoir mis du colophane sur l’archet, bien sûr, a ajouté le vendeur avec un clin d’œil.

Il était un peu trop grand pour moi, mais le professeur de musique au conservatoire m’avait promis que je grandirais avec lui. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas.

* * *

Je trouvais que Jean-Sébastien était le plus beau garçon de mon collège privé catholique pour garçons. Et j’en déduisais que j’étais l’élève avec le plus de chance de mon collège, parce que j’étais un de ses amis les plus proches. Nous étions dans la même classe, dans la chorale, dans le groupe de musique, dans le club de modélisme, nous étions inséparables.

Je me souviens le regarder avec beaucoup d’envie.

Dans mon esprit, il était parfait.

Je me coiffais comme lui, avec une raie sur le côté et du gel qui fixait une vague de cheveux au dessus de mon front. J’ai construit un avion en balsa et un bateau en bois, les mêmes qu’il avait choisi, pour être plus proche de lui.

J’ai traîné ma mère dans la boutique qui vendait des pull bleu foncé, comme lui, qui devaient avoir le logo avec le canard Chevignon, comme lui.

J’ai essayé de faire toutes les mêmes choses — comme si c’était une équation, et si mes calculs étaient correctes, le résultat serait le même — mais j’avais l’impression diffuse d’être dans une imposture.

Quand Jean-Sébastien est devenu ami avec Florent en cinquième, je me suis sentie mise sur la touche. J’ai commencé à me sentir de moins moins en moins importante.

Nous grandissions tous, lui était de plus en plus populaire, son style évoluait avec celui de tous les autres, et j’étais à la traîne en permanence. Je les ai entendu dire, plusieurs fois, que deux garçons ensemble, ça n’était pas naturel, et j’espérais secrètement pouvoir le faire changer d’avis.

Un jour que j’espérais m’asseoir à côté de lui à la cantine, il a dû me faire comprendre qu’on n’était pas ensemble, et qu’il pouvait s’asseoir avec n’importe qui — de préférence des gens fun. Qu’il fallait que je grandisse, que je m’intègre.
Tu ne crois pas que t’es un peu bizarre ?

J’ai mis du temps à comprendre qu’il était évident pour tout le monde que j’avais un crush sur lui, que ça faisait de moi quelqu’un à éviter, ou dont on pouvait se moquer ouvertement.

Mon visage brûlait tellement il était rouge, ma vue est devenu floue à cause des larmes. La question de Jean-Sébastien m’était familière. C’était une question que je m’étais posée régulièrement : quelle que soit l’équation, ou la formule, ou le nombre de chemises et de pulls dans lesquelles j’ai inséré mon corps, pourquoi je n’arrivait pas à être un garçon ?

Pourquoi n’arrivais-je pas à m’intégrer ?

Je n’ai pas répondu, et lui non plus. Il avait montré de la patience, du tact même, plus de délicatesse que tous les autres, ce qui le rendait encore plus beau à mes yeux, mais l’imposture était confirmée.

* * *

Le prof de musique a dit que j’étais douée.

J’étais premier violon dans l’orchestre du collège. La meilleure. J’étais très heureuse d’être la meilleure à quelque chose. J’étais en bonne voie pour faire de la très belle musique, comme les violonistes que j’écoutais sur mon lecteur CD dans le bus tout les matins.

J’essayais de bouger mes poignets comme eux, de faire trembler les vibrations, de faire pleurer mon violon comme les leurs.

C’est dans l’orchestre de l’école que j’ai entendu un violoncelle pour la première fois. Alors que le violon m’avait toujours excitée, le violoncelle avait un effet étrange sur moi. Le violoncelle était plus profond, plus émouvant, et il tordait mon cœur parfois jusqu’à l’impression d’exploser.

Tous les jours pendant les répétitions, je regardais les violoncellistes avec admiration. Alors que je pensais maîtriser mon violon, leur musique rendait le violon criard, inadéquat, vide.

Mais c’était trop tard, j’essayais de me raisonner. Mes parents avaient acheté le violon, et ils n’accepteraient pas d’investir dans un autre instrument plus cher, de payer d’autres leçons, de recommencer.

Par ailleurs, c’était ma destinée. Depuis le berceau, vous vous souvenez? Je me suis rappelé des histoires que ma mère me racontait, quand les concertos pour violon de Bach me berçaient pour m’endormir. Je me suis rappelé du concert des Dixie Chicks diffusé à la télévision, quand ils ont montré du doigt le violoniste en pleine lumière et ils ont dit : ça sera toi un jour !

Je me suis entraîné studieusement tous les jours après l’école. J’avais en tête, alors que je répétais mes gammes, la façon dont ma mère pressait ma main quand le violoniste de Riverdance jouait de plus en plus vite.

Mais parfois, quand j’étais seule, je posais le violon debout sur mes genoux et je faisais semblant, juste pour un instant, de jouer du violoncelle. Je fermais mes yeux et j’imaginais les vagues profondes de la suite de Bach numéro un résonner dans ma poitrine, la mélodie la plus captivante et étourdissante que j’ai jamais entendu.

Mais les vibrations du violon contre ma poitrine, bien trop aiguë, étaient un rappel douloureux de ce qui me manquait.

J’étais en deuil. Ce chagrin était à l’époque inexplicable. Je contemplais une erreur que je ne pouvais pas prononcer à voix haute. L’erreur, le fait indéniable que mon violon ne pourrait jamais produire des sons si magnifiques, riches et profonds.

Mon violon ne serait jamais un violoncelle.

* * *

Je voulais réussir la à être un garçon, le style de masculinité que les garçons comme Jean-Sébastien et Florent et Thibaut portaient sans effort et auquel je n’accédais pas.

J’ai continué à essayer de porter les vêtements qu’il fallait, avec acharnement, jusqu’à ce que tout le monde me vois comme un garçon normal, surtout le garçon qui me faisait envie.

Je savais que c’était une performance, et je faisais de mon mieux. Je voulais un compliment, un rappel, de n’importe qui, quelqu’un qui me dirait que j’avais réussi quelque chose.

Je ne voulais pas être moi-même, et ça m’allait bien. Je voulais juste être magnifique, je voulais valoir quelque chose.

Alors je me suis entraîné à être un garçon comme je me suis entraîné à faire mes gammes : répétitivement, avec persistance, avec une grande attention à chaque chemise et chaque note. Des années plus tard seulement, j’ai fini par admettre à voix haute : je ne suis pas un homme.

* * *

Mon meilleur ami du collège, Lucas, était violoncelliste. Notre chef d’orchestre nous a incité à participer à une compétition nationale en duo. Lucas a choisi un concerto de Mozart, et il m’a invité chez lui un jour après l’école, pour l’essayer.

Il m’a amené dans sa cave, salle de répétition de fortune, avec des partitions éparpillées sur le sol, et son violoncelle en équilibre précaire. Avec soin, il la redressé, il s’est assis, et il l’a posé contre lui.

Alors que je sortais mon violon de son étui, il a commencé à s’échauffer sur une gamme en sol majeur. Je me suis arrêtée, j’ai laissé les notes m’envelopper et résonner dans mes oreilles.

Je me demandais ce qu’on pouvait ressentir, quand on tient son instrument si près du cœur.

Il a levé les yeux vers moi, il a baissé son archet en souriant.

Hey, dit-il en riant. Est-ce que tu voudrais échanger d’instruments ? Pour rigoler ?

Oui ! Je me suis exclamé, avec un petit peu trop d’excitation dans la voix.

J’ai tendu le violon à Lucas, et j’ai fait quelques pas vers le violoncelle, les mains tremblante.

Et si c’était horrible et si tous mes rêves se dissipaient en un instant ? Mais… et si, par miracle, j’arrivais en jouer si bien que je pouvais convaincre mes parents de me laisser changer d’instrument ? L’instant était à la fois pesant, et plein de possibilités.

J’ai approché le violoncelle, j’ai penché ma tête, j’ai mis mon oreille aussi proche des cordes que possible, et j’ai pris une grande inspiration. J’ai passé l’archet sur les cordes dans un lente mouvement hésitant, et j’ai senti le poids de chaque note dans ma poitrine.

La richesse et la profondeur du son, qui se répercutait dans chacun des os de mon corps, semblaient exceptionnellement juste.

En jouant chaque note avec attention, j’ai regardé Lucas et j’ai confessé : j’aurais dû jouer du violoncelle. La confession s’est noyée dans les vibrations qui remplissaient la pièce.

En une seule gamme, je me suis brisé le cœur.

* * *

Je peux vous dire l’exact au moment où j’ai réalisé, sans aucun doute, que je n’étais pas un homme.

C’est quand j’ai porté des seins pour la première fois, seule dans ma chambre, je venais de recevoir le maillot de bain rembourré qu’un contact Twitter avait recommandé.
J’étais choquée par ma propre silhouette, je pouvais sentir le changement en moi. J’ai passé les doigts sur ma poitrine, je me suis étudié dans le miroir avec intensité, en essayant de résister la joie qui était en train de m’envahir. Je ne voulais pas aimer ce que je voyais, mais je ne pouvais pas l’ignorer.

Qu’est-ce que tu en penses ? Mon partenaire m’a demandé alors que je postais les photos en ligne.

Qu’est-ce que serait le futur maintenant? Maintenant que je savais la vérité?

Je pense que… je retenais mes larmes. Je suis trans. Je suis vraiment trans.

Oui, je sais. Pourquoi es-tu triste ?

Je me suis souvenu du moment où j’ai tenu le violoncelle de Lucas contre moi, et toutes ces années après, même si je jouais parfaitement du violon, je ne me suis jamais sentie complète ou satisfaite. La façon dont mes gammes ont fané sur pied, la façon dont chaque passage de l’archet sur les cordes était vide, et combien les notes étaient toujours trop stridentes.

Et le regret qui m’a submergé, intense, sans relâche, quand je regardais Lucas chaque après-midi, se balancer doucement avec son violoncelle en face de moi.

Je murmurais : parce que rien ne sera plus jamais pareil.

Un millier de concerto pour violon de Bach qui dansaient autour de mon berceau, qui ont imprimé ces mélodies dans mon cerveau, n’ont pas changé le fait que j’aurais dû être une violoncelliste. Et un millier de IL depuis l’instant de ma naissance, n’avait pas changé le faite que j’étais ELLE.

C’était à ce moment, en train d’imaginer qui je pourrais être, et les possibilités terrifiant et glorieuses que ça impliquait, que j’ai réalisé que l’instrument qu’on nous donne n’est pas toujours l’instrument qu’on devrait jouer.

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