A La Défense, la légende numérique des rituels sataniques

vincent d'internet
hello les gens,
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20 min readFeb 6, 2021

Sous la dalle de La Défense, capitale financière du pays, auraient lieu de sombres rituels. Une légende urbaine, une creepy pasta qui poppe régulièrement sur internet, et dont j’ai essayé de comprendre l’origine.

[MAJ : On m’a signalé que le roman La Panse de Léo Henry, se déroule justement dans les profondeurs du quartier. Je l’ai donc ajouté comme référence dans cet article, et je l’updaterai à nouveau si d’autres éléments surviennent à ce sujet.]

Contrairement à beaucoup de monde, je pense, j’adore le quartier de La Défense. Non pas parce qu’il détient le record français du nombre de costard-cravate au mètre carré, et encore moins parce que la tour Total y règne en maître. Si j’aime ce quartier, c’est parce qu’il a longtemps représenté ma porte d’entrée vers Paris, étant originaire de l’ouest parisien et donc usager malheureux du RER A. En grandissant, j’ai appris à m’arrêter à La Défense et m’éloigner du centre commercial, pour me faufiler entre les tours de verre et explorer les interstices piétons qui les séparaient, toujours en proie à un vent colérique. Avec mon appareil photo, j’essayais de capter la lumière qui se reflétait sur les tours scintillantes Between Les Mirroirs (c’est leur nom), ou au contraire de montrer les murs usés par le temps de cette capitale de la finance que l’on croit à tort, ultra moderne.

“Énormément de gens ne perçoivent La Défense qu’à travers ses gratte-ciels, son côté aérien, très vertical, m’a expliqué Louis Moulin, chef d’édition au Parisien, dans les Hauts-de-Seine depuis cinq ans maintenant. C’est un quartier qui n’a aucun équivalent en France, et même en Europe, si on exclut la City de Londres. Mais c’est un endroit difficile à lire, avec des passerelles, des entresols, où l’on a du mal à se repérer.”

C’est en découvrant le triste sort qui attend les tours des Damiers, que je me suis pris de passion pour l’histoire de La Défense. J’ai avalé les vidéos YouTube à ce sujet, des archives de l’INA aux documentaires télé uploadés illégalement en passant par les explorations urbaines d’amateurs. C’est ainsi que j’ai découvert la vie souterraine de La Défense, sous la dalle du parvis, où l’on peut croiser des personnes sans domicile fixe ou “Le Monstre”, installation artistique de Raymond Moretti, peintre et sculpteur français décédé en 2005. Mais assez vite, sous les vidéos évoquant ces sous-sols, j’ai commencé à remarquer d’étranges commentaires. Régulièrement, des internautes y mentionnent l’existence de “rituels sataniques” dans les sous-sols, impliquant des enfants, des animaux, et des tenants du pouvoir financiers en France.

En tapant quelques mots-clefs sur d’autres réseaux, j’ai pu constater que le sujet revenait sous différentes formes et avec une étonnante régularité. On n’avait pas affaire ici à un “délire” d’internet comme les autres, oublié quelques heures à peine après avoir émergé. Cette histoire-là était tenace. Une vidéaste, on y reviendra, y a même dédié deux longues “enquêtes”.

Bien sûr, je n’ai pas cru un instant à ces histoires, et j’ai constaté que beaucoup d’internautes y voyaient plus une source de rires que d’inquiétudes. Pour autant, j’ai continué à penser régulièrement à cette légende du XXIe siècle, et j’ai voulu savoir comment avait pu naître une rumeur aussi folle.

Partie 1–La Cathédrale

A la fin des années 1950, ce qu’on appelle La Défense n’était alors constitué que de quelques usines et ateliers dédiés à l’automobile, de fermes et d’habitations sur le déclin, organisés autour d’un grand rond-point et du fameux axe routier en provenance de l’Arc de Triomphe. Un plan gigantesque, lancé dans la foulée de l’inauguration du CNIT en 1958, va pourtant bouleverser cette zone encore paisible de l’Ouest parisien :

“Aucun bombardement, même atomique, n’aurais pu mener à bonne fin ce qui a été entrepris là : l’anéantissement total, mur après mur, mètre après mètre, les déblayages des ruines à succéder au départ des habitants”, pouvait-on entendre dans un reportage de l’ORTF, diffusé en 1967.

Le quartier de la Défense, à l’aube des années 1970 (image : Ina.fr).

En quelques années à peine, les tours vont s’élever vers le ciel, mais d’une façon bien particulière. Le terrain a été complètement retravaillé et même surélevé pour permettre la circulation et le stationnement, sur cinq niveaux, des voitures, mais aussi des transports en commun, bus comme métro. “Tout s’est construit en strates, on rajoute des couches les unes après les autres, et ça crée forcément des espaces vides, qu’il est difficile de percevoir au premier abord, et qui dérange quand on s’en aperçoit, note Louis Moulin. Cela casse l’idée de ce quartier aérien, vertical.”

Sous la “dalle”, cet espace central de trente hectares réservés aux piétons, et outre les espaces connus des usagers du métro ou du RER, on compte en effet un entremêlement vertigineux d’installations techniques, de parkings, de voies de livraisons, de tuyaux. Des recoins cachés où certains sans domicile fixe passent la nuit, profitant des courants d’air tièdes qui les parcourent. Je vous conseille d’ailleurs le long format de La Croix, publié fin 2018, où deux journalistes allaient à leur rencontre, racontant l’extrême paradoxe des lieux, entre l’opulence des cols blancs en surface et la misère des habitants du “dessous”, parfois victimes de conflits ou d’agressions. Fin 2019, un homme sans domicile fixe, qui menaçait des policiers avec une arme et souffrait de problèmes psychiatriques, a été tué par les forces de l’ordre. “Il y a un peu un fantasme à propos de La Défense, qui fait que l’on croit qu’il s’agit d’un coupe-gorge, estime néanmoins Adrien Teurlais, créateur du blog Défense-92.fr, qui connaît le quartier comme sa poche. Ca a pu l’être à une époque, mais ce n’est pas plus dangereux d’être à La Défense que dans le XVIe arrondissement.”

Les sous-sols comptent aussi de vrais espaces vides, complètement inutilisés et abandonnés. C’est par exemple le cas d’une gare “fantôme”, décrite ainsi en 2010 par le magazine des Hauts-de-Seine, HDS.mag : “30 mètres sous béton, sur 400 mètres de long, de la terre battue. Creusée il y a soixante ans pour prolonger la ligne 1 du métro avant que le tracé ne soit modifié, la gare fantôme de La Défense n’a jamais servi… Si ce n’est à quelques policiers venus s’entraîner au tir dans ce décor de film noir.”

A côté, on trouve aussi, et notamment sous la statue de Louis Ernest Barrias, des “volumes résiduels”, plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés inexploités depuis des décennies.

La zone de la dalle sous laquelle sont situées les fameux volumes résiduels (image : Google Maps).

Ces espaces sont divisés en quatre zones principales : une cathédrale et sa crypte (qui n’en sont pas vraiment et doivent leur nom à une hauteur de plafond allant de 6 à 11 mètres), des bassins, le FNAC (pas le magasin, mais le Fonds National d’Art Contemporain qui sert de dépôt à 90.000 pièces d’art) et donc l’Atelier Moretti, où l’on peut tomber sur le fameux Monstre, long de 20 mètres et dont le râle voisin du RER A lui insuffle sa vie à chaque passage.

Image : Paris La Défense.

Ces zones, la plupart du temps inaccessibles au grand public, ont néanmoins été régulièrement explorées ces dernières années par les photographes, journalistes, promoteurs immobiliers mais aussi par des teufeurs, des amateurs d’urbex ou de graffitis, les murs étant recouverts de tags et de messages en tout genre.

Pour différentes raisons, et malgré une demande formulée à Paris La Défense, l’établissement public local, je ne me suis pas rendu moi-même dans ces sous-sols. On m’a encouragé à y pénétrer par l’une des entrées encore accessibles, mais l’idée d’une garde à vue, même courte, ne me tentait pas, surtout pour un blog que j’alimente sur mon temps libre. “Il faut savoir que, avec la pandémie et le confinement, la sécurité a été renforcée parce que certaines personnes organisaient des soirées illégales, précise par ailleurs Adrien Teurlais. Ils font des rondes presque tous les jours.”

Plusieurs vidéos, accessibles sur YouTube, en proposent une visite assez détaillée.

Paris La Défense (fusion de Defacto et de l’EPADESA) a par ailleurs récemment choisi l’agence belge d’architecture Baukunst pour aménager ces volumes et valoriser des espaces de création artistiques, installer un mur d’escalade et bien sûr permettre à des commerces de s’installer. Voilà où nous en sommes pour l’histoire de ces sous-sols. Ou du moins l’histoire “officielle” de ces espaces.

Partie 2 — Comme dans “Full Metal Alchemist”

Car cet endroit a désormais une autre histoire, numérique et populaire : les sous-sols seraient en effet le lieu où se déroulent des rituels sataniques. Une légende qui ne repose sur aucune preuve, mais dont on retrouve les premières traces sur le compte Twitter d’un jeune homme de 25 ans qui affirme, au détour de quelques messages postés en juillet 2018, y avoir aperçu des traces de “sacrifices humains”. Celui qui se fait appeler Jim, mais aussi parfois Wissem, répondait à un thread horreur (un fil de tweets racontant une histoire ou des rumeurs inquiétantes) publié par une internaute appelée Béné. Il y mentionnait explicitement les fameux sous-sols et précisait : “Des salles avec des murs hauts de 2/3 étages remplis d’inscriptions à la craie blanche , des cercles de rayon énorme dessinés sur le sol, etc.”

J’ai pu contacter Jim sur son compte Twitter actuel. S’il est impossible de vérifier qu’il s’agit bien de la personne à l’origine de cette rumeur, je dois souligner que le jeune homme m’a fourni des éléments vidéos et des captures de messages privés qui m’ont laisser penser que je parlais à la bonne personne.

“Il y a quatre ans, je faisais surtout des stories Snapchat qui comptaient entre 2.000 et 3.000 vues, m’a-t-il raconté en préambule. J’ai étudié aux Etats-Unis, donc je filmais mes aventures là-bas, tous mes potes me suivaient pour ça.” A son retour à Courbevoie, juste à côté du quartier de La Défense, il commence à pratiquer l’urbex et filme ses explorations sur Snapchat. “Le week-end on faisait de l’urbex avec des potes, on filmait des trucs marrants. On aimait aussi beaucoup aller sur les toits des tours de La Défense, la vue est incroyable.”

En décembre 2016, avec ses amis et “pour la blague”, il décide de monter en haut de la Tour First. “On sait que c’est illégal, mais c’était notre but. Et sous la tour, il y avait des travaux et des égouts accessibles. On s’y baladait, et à un moment, en passant entre deux tuyaux, on a atterri sur un autre axe.” Quelques jours plus tard, la bande d’amis, qui continue d’explorer la zone, débouche sur les fameux sous-sols.

Extrait de l’animé “Full Metal Alchemist — Brotherhood”

“On appelait la zone le Cauchemar, parce qu’il n’y avait aucun bruit sauf quand le RER passait.” En suivant un escalier descendant près de la Cathédrale, ils commencent alors à apercevoir des inscriptions, sans pourtant remarquer de symbole étrange. Deux jours plus tard pourtant, affirme-t-il, de nouveaux messages recouvrent les murs en béton. “Il y avait des noms de personnes, d’astres, de planètes, de dieux égyptiens, et encore, je spécule : “Ra” pouvait totalement désigner autre chose. Sur le sol, on pouvait voir un cercle alchimique, comme ceux qu’on peut voir dans le manga Full Metal Alchemist.”

Il raconte aussi avoir trouvé un panier en osier contenant “des petits os d’oiseaux, ou de rats peut-être. Et dans une poubelle, on a trouvé des documents parlant d’un plan de réhabilitation de la Cathédrale. A l’époque on ne savait pas que ça s’appelait la Cathédrale, on a tout de suite pensé à une cathédrale satanique !” Le groupe, très excité par ces découvertes, a néanmoins du mal à cacher une certaine inquiétude, comme le montrent plusieurs vidéos privées que Jim me présente comme étant tournées sur les lieux. Pendant de longues minutes, on les voit observer les murs, y lire certains messages, jouer à se faire peur, filmer des documents au sol. “Regarde, regarde ! Téma toutes les traces de pas, c’est frais ça”, lance l’un d’entre eux dans une première vidéo. “Ça, c’est pas des trucs Illuminati !”, lance un autre dans une seconde.

“Je suis quelqu’un de très croyant, je suis musulman, et je crois au monde de l’occulte et à l’existe de rituels”, précise Jim, qui confie avoir eu très peur ce jour-là. “Je suis parti au commissariat et j’ai laissé un mot disant “en dessous de la dalle côté tour W il y a une salle qui pue le sang sous l’escalier principal”. Je ne l’ai pas signé et je n’ai pas voulu les voir en personne parce que j’avais peur de me faire arrêter pour le fait d’explorer simplement cet endroit.” Dans une note audio, il accusait pourtant la police, dont le commissariat se situe sur l’esplanade, d’être complice des rituels.J’ai en effet pensé un moment que la police pouvait être d’une certaine manière complice de ce qu’il se passe, car la proximité des entrées par rapport au commissariat m’intrigue toujours, m’explique-t-il. Mais au final, c’est bien la police qui a du commanditer la fermeture des entrées donc ce que je disais était très probablement faux.” Plusieurs entrées ont été condamnées pour empêcher les intrusions dans les volumes résiduels.

Adrien Teurlais s’est rendu lui-aussi à plusieurs reprises dans ces sous-sols ces dernières années, dans le cadre de son blog Defense-92.fr. “J’ai vu un Vélib, deux trottinettes Lime, un banc et un monticule de canettes et de déchets, raconte-t-il. Dans la crypte, il y a effectivement beaucoup de graffitis, de symboles et de mots dessinés, et les néons ont été peints en rouge. Mais cela ne veut rien dire : tu prends un crayon, une craie, tu fais un rond, un triangle et tu peux faire croire que c’est satanique. Ce n’est pas parce qu’il y a ces graffitis que cela prouve qu’il s’est passé quelque chose.”

Vidéo d’urbex publiée en février 2019, où l’on aperçoit notamment la Cathédrale et ses tags.

Dans les mois qui suivent, l’histoire des explorations de Jim et ses amis se répand chez certains de ses proches, quelques captures d’écrans Snapchat tournent sur Twitter, sans pour autant créer de “buzz”.

Il est intéressant de noter que, en 2017 et en parallèle de cette histoire, sort le roman La Panse, de Léo Henry. On y suit Bastien, parti à la recherche de sa soeur jumelle Diane. Une enquête qui le mènera dans les profondeurs du quartier d’affaires, où il découvrira l’existence d’une secte secrète…. Contacté, l’auteur m’a fait savoir que ses recherches préparatoires précèdent, a priori, l’émergence de cette histoire.

L’histoire de Jim, elle, explose avec le thread horreur de Béné à l’été 2018.Pour raconter son exploration à la jeune femme, il enregistre des notes vocales. Béné va alors les partager sur son compte dans la foulée, engrangeant une centaine de retweets, comme elle me l’a expliqué par message. Mais l’histoire n’explose vraiment qu’en octobre 2018, car la période s’y prêtait particulièrement. “Fin octobre j’ai fait un autre thread qui parlait d’Halloween, j’ai aussi fait mention des sacrifices humains et j’ai copié-collé le lien de ses audios pour les glisser dans mon thread. Comme mon thread sur Halloween a gagné en visibilité, ses audios ont pris beaucoup plus d’ampleurs qu’au mois de juillet. De là beaucoup de gens ont fait des tweets par rapport à son histoire. Je pensais pas que ça allait exploser comme ça !” “Il y a eu un gros compte, un pote de @ReubeuDeter je crois, qui l’a partagé aussi, ajoute Jim, ça a vraiment donné beaucoup de visibilité d’un coup.”

C’est aussi le moment où les audios et vidéos sont repris sur YouTube par un étrange compte, appelé “Evolution Spirituelle”. On y voit un jeune homme affirmer sans détour, mais toujours sans preuve, que de nombreux réseaux pédo-sataniques existent notamment en France. Ces supposés réseaux sont, du côté des Etats-Unis, eux aussi souvent mis en avant par QAnon, groupe complotiste et soutien de Trump, dont certains membres ont participé à l’assaut du Capitole début janvier.

Le récit de Jim va continuer son chemin sur internet, se mélanger à d’autres rumeurs (sur Chatelet notamment) et s’éloigner de plus en plus du propos originel. Mais c’est une autre vidéo YouTube, tournée par une certaine Liv, qui va lui conférer le statut de légende urbaine.

Partie 3 — Liv

Sur YouTube, les vidéos dédiées aux “trues crimes”, aux histoires d’horreur et de paranormal représentent chacune un genre à part entière, l’évolution numérique de séries comme Fais-moi peur ! et d’émissions comme Faites entrer l’accusé. Squeezie en a fait un format phare de sa chaîne, et d’autre vidéastes leur spécialité. C’est le cas de Liv, jeune femme de 23 ans, qui propose “des histoires paranormales, des enquêtes criminelles, des mystères en tout genre et bien d’autres concepts intrigants”. Fin février 2020, cette étudiante en infocom, qui explique dans une FAQ se destiner à un parcours journalistique, publie un tweet où elle annonce une “enquête en profondeur” sur les sous-sols de La Défense.

“Elle avait fait un tweet pour demander à ses abonnés s’ils connaissaient des histoires flippantes sur des lieux parisiens, et des gens m’ont mentionné”, explique aujourd’hui Jim, qui m’avoue regretter désormais de l’avoir aidé pour sa vidéo.

https://twitter.com/TheBriightLife/status/1233492546313228288

“J’ai tellement eu peur de la tourner”, confia Liv plus tard dans sa FAQ à propos de cette vidéo. “J’ai fait un petit post sur Twitter pour annoncer la vidéo, et il y a pleins de gens qui ont commenté, qui m’ont envoyé des DMs en disant : “Oh toi tu vas disparaître !” “Il faut que tu fasses attention à toi !” “Ne fais pas n’importe quoi !”.”

L’attente était forte, et comme prévu, sa vidéo a cartonné, cumulant à ce jour plus de 827.000 vues. La vidéaste a gagné dans la foulée plusieurs dizaines de milliers d’abonnés.

Sans donner son avis sur les histoires de sacrifices, elle affirme vouloir simplement partager des informations sur le sujet. S’ensuit alors une étrange vidéo, mêlant une discussion avec certains de ses proches, l’extrait d’une interview de Nicki Minaj, un commentaire YouTube obscur et une référence maçonnique repérée dans un article du Figaro datant de 2012. L’essentiel de son propos reposant sur l’une des vidéos de Jim et sa fameuse note vocale, deux éléments, on l’a vu, difficilement vérifiables.

De là, après avoir mentionné le parcours de l’architecte Johan Otto von Spreckelsen, qui a conçu la Grande Arche, Liv change de sujet pour s’intéresser à des affaires criminelles passées et supposément liées au satanisme, en France ou à l’étranger. “Elle prend vraiment des éléments qui n’ont rien à voir entre eux, estime Adrien Teurlais, qui a consacré un article à la vidéo sur son blog. Elle parle de La Défense 30% du temps, et pour le reste, elle évoque des affaires qui n’ont rien à voir. En fait, pour elle, si des rituels ont existé quelque part dans le monde, cela veut dire qu’ils peuvent exister à La Défense. C’est n’importe quoi.”

Liv, tout au long de sa vidéo, jongle entre un discours de prudence, mettant en doute ces rumeurs, et un refus de fermer totalement la porte aux théories les plus farfelues. J’ai tenté de contacter Liv à plusieurs reprises pour discuter de cette vidéo, sans recevoir de réponse. “A ce moment-là, l’histoire n’était plus du tout la même, estime Jim. Même ma petite soeur a cru que j’y étais retourné quand elle a vu la vidéo, tellement tout a été déformé.”

Quelques mois plus tard, à l’occasion d’Halloween, Liv sort une seconde production sur le sujet. Mais cette fois, elle l’a met en ligne sur une plateforme payante, Nighty.tv, où se côtoient true crimes et documentaires sur le paranormal. Comme sur certaines chaînes télévisées, et notamment américaines, ces contenus brouillent régulièrement la frontière entre propos journalistique et sensationnalisme. Sur Nighty.tv, on vient avant tout chercher des frissons.

Dans la bande-annonce de sa vidéo, Liv explique vouloir faire “l’anatomie d’une théorie du complot”. Pourtant, sa vidéo, que j’ai visionnée, continue d’entretenir cette même théorie. Après avoir diffusé une autre vidéo de Jim, elle va là encore déclarer que le “lieu importe peu” et s’éloigner de La Défense pour aller chercher d’autres affaires, notamment l’affaire Epstein, sans jamais revenir sur son sujet principal. Comme l’écrit Adrien Teurlais sur son blog, “l’enquête de Liv s’arrête là sans rien apporter de concret ou de nouveau”.

A mon sens, les vidéos de Liv sont le fruit d’un paradoxe, le mélange de deux intentions opposées. Sur la forme, Liv présente régulièrement son travail comme une “enquête” de type journalistique (elle détaille ses recherches, puise dans des extraits de journaux télévisés ou de livre de témoignages). Mais sur le fond, ses vidéos ont avant tout pour but de divertir son audience en partageant une histoire semblable à celles que l’on se raconte autour d’un feu de camp. En entretenant le doute, elle garde l’attention de son audience. Malheureusement, ce flou sur ses “informations” et leur mise en scène alimente aussi, selon moi, les croyances d’internautes persuadés de l’existence de ces rituels ou susceptibles de se laisser convaincre. Surtout quand on sait que ces vidéos touchent un public jeune et qui n’a pas toujours les outils pour distinguer les vraies informations des fausses.

Partie 4 — Rebonds numériques

L’une des forces de la légende urbaine, c’est d’exister sous plusieurs formes, d’arriver à flotter dans l’air, de n’appartenir à personne, et donc à tout le monde.

C’est ce qui arrive, peu à peu, à cette histoire des sous-sols de La Défense. Le récit originel n’appartient plus à ses auteurs. Grâce aux réseaux sociaux, il passe de main en main, de smartphone en smartphone, s’altérant un peu plus à chaque fois. Chaque nouvelle itération lui permettant de consolider ses fondations, elles-mêmes déjà imaginaires, subjectives.

Toutes les semaines ou presque, un nouvel internaute évoque les sous-sols. Parfois très sérieusement pour partager son inquiétude, invoquer la religion, demander plus d’informations ou prétendre en détenir de nouvelles. Certains vont réaliser des threads pour tenter de ramener des faits dans la discussion générale, d’autres pour résumer chacune des théories existantes. Un internaute, qui affiche fièrement une red pill (symbole très lié à l’extrême-droite américaine) en image de profil, affirme que deux gardiens de tours avaient “témoigné discrètement”, sans pour autant apporter des éléments permettant de l’étayer.

@UrbanLePharaon, 715.000 abonnés, participe à l’écriture de l’histoire malgré lui.

L’immense majorité des messages que l’on trouve à ce sujet, néanmoins, s’amusent joyeusement de cette théorie complotiste. Des influenceurs relaient ainsi l’histoire pour en rire, tout en lui offrant un nouveau coup de projecteur. La pseudo-secte de La Défense est devenue, pour ses aficionados, un Ramponneau numérique, un Ganipote urbain.

Un exemple de faux témoignage, écrit pour divertir les internautes.

“Je ne crois pas à 90% des choses que je lis sur les reprises du thread, continue Jim. Pour moi, il a pu y a voir des choses qui se sont déroulées, mais de là à parler de sacrifices pour ressusciter des gens ou avoir des promotions comme j’ai pu le lire, je trouve ça un peu ridicule.” Pourtant, dans ses notes audios, il avait en effet lui-même sous-entendu l’existence de sacrifices organisés par des hommes en costumes. Le jeune homme avoue avoir eu, à l’époque, des mots “assez extrêmes”.Non je ne regrette pas, car c’était employé avec sincérité et dans la spontanéité des événements, estime-t-il néanmoins. C’était la première fois que j’en reparlais, et sans recul c’était difficile de trouver les bons mots. J’aurais juste aimé que certains termes soit moins ressortis que d’autres.” Il déclare même aimer les déformations faites autour de son récit :

“Je me dis que plus c’est gros, et plus les gens vont dire que c’était du mytho. Et donc qu’on va arrêter de me soûler avec ça.”

Car Jim continue pourtant de recevoir de nombreux messages privés, certains bienveillants, d’autres insultants ou menaçants. Des jeunes aussi, qui lui demandent comment trouver l’entrée des sous-sols, d’autres qui lui proposent d’aller “casser la gueule” aux responsables des supposés sacrifices. “Je n’alimente plus le sujet car je ne veux pas que des jeunes y aillent, c’est illégal, ils pourraient avoir des problèmes et moi aussi.” Récemment inquiété par la justice pour ses sessions d’urbex, il a depuis abandonné cette activité et n’est jamais retourné dans les sous-sols.

Partie 5— Légendes franciliennes

En explorant les tweets, les vidéos, les captures d’écran, j’ai pensé aux légendes et mythes qui peuplent les régions françaises. Et je me suis demandé : pourquoi La Défense, plutôt qu’un autre lieu territoire parisien ou même français, a-t-elle nourri ces fantasmes ? Qu’est-ce qui, dans sa symbolique, a permis à cette histoire d’émerger ?

L’ouvrage de Quentin Girard et Louis Moulin (Arkhê éditions).

Louis Moulin n’est pas seulement journaliste dans les Hauts-de-Seine et parfait connaisseur de La Défense. Si je l’ai contacté, c’est aussi parce qu’il a publié, l’année dernière, un excellent ouvrage en collaboration avec Quentin Girard, également journaliste. Dans Paris Démasqué (Arkhê éditions), ils explorent vingt légendes et figures mythologiques qui ont marqué l’histoire de la capitale, des rats d’égouts aux pétroleuses de la Commune. Et je me disais que Louis aurait donc forcément un regard très intéressant à partager sur cette légende des sous-sols de La Défense.

Très vite dans la discussion, il évoque l’histoire du pâtissier et du barbier des Marmousets, dont sera inspiré Sweeney Todd. Les auteurs ont réalisé que cette légende a pris naissance au XIIIe siècle, dans un délaissé urbain, un terrain vague en plein de l’île de la Cité. “Le terrain était vide depuis un siècle, ce qui est énorme à cette époque, note Louis. Des rumeurs commencent à vouloir trouver une explication à cet abandon et des gens ont affirmé qu’il s’agissait de l’ancien lieu d’habitation du pâtissier et du barbier, un lieu où l’on avait retrouvé leurs victimes.” Les vides résiduels de La Défense répondent, selon lui, à une logique similaire. La dénomination même de cathédrale et de crypte se prêtait parfaitement à la transposition d’histoires inquiétantes, obscures et violentes. “On a remarqué que dès qu’il existe un espace vide, dont tu as connaissance et qui est peu accessible, l’esprit humain va vouloir le remplir symboliquement, avec des mythes, des histoires, des légendes.” Le journaliste mentionne également un autre élément qui, peut-être, a pu participer au besoin de peupler cet espace : pendant longtemps, les GPS ne fonctionnaient pas à La Défense à cause des buildings et de ce qu’on appelle l’effet canyon.

“Je pense que cette rumeur convoque aussi l’image du rat, ajoute-t-il. Symboliquement, c’est un animal lié au mal, au diable. Et puis, c’est un animal du dessous, qui vit dans l’envers de la ville, dans ces espaces qu’on cache, mais qui font la ville : les égouts, les caves, les canalisations, les conduits d’aérations…”

L’une des plus grosses spéculations autour de la rumeur des sous-sols, nées du bouche-à-oreille sur internet, concerne le lien qu’entretient La Défense au pouvoir, économique comme politique. “La Défense est certainement le lieu qui symbolise le plus le pouvoir dans une société contemporaine, plus encore que l’Elysée : sur un tout petit territoire, on y trouve le siège de grands groupes, des bâtiments qui rivalisent de hauteur, et la Grande Arche. C’est un bâtiment très chargé symboliquement, qui vient commémorer le bicentenaire de la Révolution française. Mitterrand, qui voulait cette Arche, était très versé dans le symbolisme en architecture et plus largement à tout ce qui touchait “aux forces de l’esprit”. Et comme les mythes nous disent qu’un grand pouvoir est le fruit de sacrifices, comme dans Faust, certaines personnes ont voulu peupler ce lieu de son envers maléfique et symbolique.” Le quartier tient également une place particulière dans l’urbanisation francilienne, dans l’axe qui part de la Grande Arche, traverse l’Arc de Triomphe et fil jusqu’à la pyramide du Louvre en passant par la Concorde. “Tout cela nourrit un terreau extrêmement fertile pour nourrir l’imaginaire”, constate Louis Moulin.

La Défense est un quartier jeune, un nouveau-né même, à l’échelle de l’histoire du pays. Et comme pour n’importe quel recoin de France, de la Bretagne au Cantal, des Pyrénées aux Ardennes, les récits historiques s’écrivent toujours aux côtés des légendes populaires et locales. Il n’est donc pas impossible, et notamment grâce aux réseaux sociaux et leur capacité à archiver de façon détaillée nos vies et nos fantasmes, que l’on parle encore de la rumeur des sous-sols dans cent ans. Après tout, comme me l’a dit Louis, “il y a vraiment mille histoires fantastiques à écrire sur La Défense”.

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