Comment écrire un jeu grandeur nature pour Twitch

Cette semaine je vous propose une discussion avec FibreTigre. Auteur dans le milieu de la fiction interactive, il a dirigé l’écriture du live Twitch “La Roue du Temps”, un jeu diffusé en direct le 18 novembre et inspiré de la série Amazon du même nom. Un concept inédit, mêlant Escape Game et Roleplay, et un challenge qu’il a fallu relever en quelques semaine à peine.

vincent d'internet
hello les gens,
11 min readNov 30, 2021

--

FibreTigre

Comment décris-tu le métier que tu fais aujourd’hui ?

Il y a un terme qui existe, Narrative Designer. Cela veut dire que je peux écrire des dialogues, parfois même juste cinq lignes sur un projet, mais cela peut aller beaucoup plus loin dans l’abstrait avec la structuration d’une histoire, d’énigmes etc. C’est un métier qui n’est pas encore très normé et c’est très dur car, si j’ai de l’expérience, elle est difficilement tangible et je me bats contre des gens qui ne comprennent pas encore la différence entre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas sur un projet de fiction interactive.

Qu’est-ce qui t’intéresse justement dans la fiction interactive ? Pourquoi avoir choisi cette branche plutôt que l’écriture scénaristique plus « traditionnelle » ?

Aujourd’hui, si tu veux être auteur dans les médias traditionnels, il faut que tu sois passé par les bonnes écoles et que tu aies les bons réseaux. Et moi je n’ai pas ça, je n’ai pas de réseau dans ce milieu. Je travaille sur des domaines nouveaux, les nouvelles écritures comme on dit. Par exemple, si je n’avais pas d’autres choses à faire en ce moment, je travaillerais sur Tik Tok, parce que la fiction sur Tik Tok, c’est vraiment le futur. Et comme on est pas beaucoup, et qu’il y a beaucoup de jeunes encore peu expérimentés, c’est très facile pour moi de percer.

Ce qui est très agréable avec ce domaine aussi, c’est que rien n’est normé. On peut faire des trucs fous sans qu’un financier ou qu’un commercial te censure ou te dise comment faire les choses. Et Game of Roles [une émission de jeu de rôle en direct, notamment sur la chaîne de MisterMV, NDLR] nous permet de gagner de l’argent grâce à Darty, notre partenaire. Et on m’offre une liberté absolue, c’est vraiment le rêve. Mais un rêve qu’on a obtenu après cinq ans d’émission.

L’une des particularités de plusieurs de tes projets, c’est leur leur lien étroit avec internet et les communautés d’internautes. Tu mentionnais notamment « Game of Roles », diffusé sur Twitch. Que changent le chat et les interactions avec les internautes ? Comment les engager dans un jeu de rôle qui, traditionnellement, ne doit pas briser le quatrième mur de son récit ?

On a fait deux ans de pilotes non publiés pour Game of Roles, avec Mister MV. Il m’a transmis sa connaissance d’une émission qui fonctionne : sans temps morts par exemple, ce qui fait qu’on a transformé des choses évidentes pour le JDR mais moins pour l’actual play, comme la longueur des combats. On ne voulait pas non plus faire un univers ultra-complexe, on a opté pour de la fantaisie très simple, sans elfe ou nain. Avec un seul lancé de dés pour tout résoudre. On a aussi décidé de ne pas faire de voix, de ne pas théâtraliser. On a créé des systèmes qui permettent aujourd’hui d’éviter les moments de blanc, de malaise, et qu’on peut publier sans montage ensuite sur YouTube. Et cela nous permet d’avoir de vrais moments de barres de rire et une communauté très soudée. Qui en plus comprend totalement que la nécessité aujourd’hui d’avoir un partenaire commercial, et qui est reconnaissante envers ce partenaire, car c’est par lui que l’émission à laquelle ils tiennent existe.

Et pour les impliquer, il y a trois éléments de stimulation du direct. D’une part, on intègre les subs dans des personnages non-joueurs du récit. Par exemple, si toi tu prends un abonnement payant à Game of Roles, le patron de taverne que les joueurs croise portera ton pseudo. Mais tu peux aussi subs et malheureusement devenir un personnage qui va se prendre une flèche très vite après ton apparition. Mais il y a des gens qui ont sub au premier épisode et qui étaient encore là au dernier épisode.

Ensuite, on pose des questions au chat. Quand les joueurs rencontrent un prince par exemple, on demande aux viewers si ce prince doit être gentil, méchant, etc. Ce sont des choix qui ont un impact, parfois de vie ou de mort. Et cela créé une relation forte avec le chat.

Et enfin, le direct. Il suffit que quelqu’un réussisse un coup exceptionnel, alors qu’il n’avait qu’une chance sur cent d’y arriver, pour qu’on devienne tous fous. Par ailleurs, parce qu’il y a la peur du spoiler chez les internautes qui regarderaient plutôt les épisodes en replay sur YouTube quelques jours après, le direct prend une place très importante pour eux. Ils veulent suivre ça au moment où ça se produit.

Comment es-tu arrivé sur le projet de La Roue du Temps qui, je le rappelle, a été produit par Webedia pour Amazon Prime ? Qui est venu te chercher et quel était l’objectif ?

Mon métier, c’est de structurer ce genre de projet. Par exemple, en général, on vient me voir en disant « Mercedes aimerait un projet de fiction sur Tik Tok », je fais des propositions, on fait pas mal d’aller-retours et ensuite on lance la production.

Amazon, qui a contacté Webedia, souhaitait faire une sorte de Fort Boyard en temps réel, qui soit cohérent avec le lore de La Roue du Temps, qui est une série inspirée de livres. Mais un Fort Boyard en temps réel, ça n’existe pas. On est donc parti sur une sorte d’escape room, pour limiter ça dans le temps, avec une énigme toutes les cinq minutes environ et une émission totale de 1h30 (qui a finalement duré deux heures).

Le timing était serré, si j’ai bien compris. Comment avez-vous structuré ce travail dans l’urgence ?

Le contrat a été signé un mois avant l’événement. Mais il fallait que je leur livre tout deux semaines après. On a réussi, avec l’auteur qui travaillait avec moi, à leur envoyer une semaine et demi après. Cela incluait le scénario, mais aussi les énigmes, les listes de comédiens, de décors, d’objets etc. Et cela voulait dire que dès qu’on écrivait qu’un personnage saisissait un objet, il fallait le référencer dans le fichier Excel des objets à acheter et dans l’Excel des objets à placer.

De plus, on a appris en cours d’écriture que l’on n’avait finalement que quatre pièces au lieu de cinq dans le château où avait lieu le jeu. Cela a demandé pas mal d’adaptation.

Etait-ce complexe d’impliquer la communauté très nombreuse d’Amine, qui hébergeait le live en parallèle de la chaîne d’Amazon Prime ?

Pour cette soirée, on s’est reposé sur un « maître du temps », un personnage qui freinait les talents quand ils allaient trop vite et les booster quand ils étaient trop long. Et il était en relation constante avec le chat, qui pouvait voter pour les ralentir ou les aider.

Mais on est arrivé aussi aux limites de Twitch. Cinq minutes avant le début, il y avait déjà 34.000 personnes sur le live d’Amine, et on est monté vite à 90.000. Sur la chaîne d’Amazon, qui diffusait aussi, on est était à 6.000, et on a observé un déplacement en provenance de celle d’Amine. Tout simplement parce qu’il y avait trop de personnes pour que chacun puisse s’exprimer, même en mettant le mode lent qui permet de n’envoyer un message que toutes les dix minutes.

Bien sûr, tout streamer rêve d’avoir un million de viewers. Mais tu n’es plus sur Twitch, tu ne peux plus échanger avec tes abonnés. C’est pour ça que je compare plus Twitch à une salle de concert qu’à la télé. Quand tu vas voir un concert, en vrai, c’est mieux quand c’est dans une petite salle, parce que ça te permet d’être plus proche de la star que tu viens voir. Il y a donc un équilibre à trouver, pour permettre un bon succès d’audience tout en permettant à chacun de s’exprimer. Mais aujourd’hui, pour l’instant, ce sont évident les chiffres qui intéressent les marques.

Comment avez-vous choisi les influenceur.euse.s (Amine, Billy, Maghla, BahgeraJones et MisterMV) et pourquoi avoir décidé qu’ils ne joueraient pas un rôle, comme c’est traditionnellement le cas dans les jeux de rôle, et qu’il y aurait donc un anachronisme ?

Ce qu’il faut savoir, c’est que ce genre de projet se construit autour des talents. On savait qui allait être là, et c’est en fonction que l’on a développé les énigmes, leur difficulté, et les consignes qui les accompagnent.

Prenons l’exemple d’Amine, que je connaissais déjà car il travaille comme moi avec Gozulting [société de production notamment spécialisée dans le streaming, NDLR]. Il a une vraie personnalité, ce n’est pas un caméléon, il est lui-même. Alors, quand Webedia m’a dit qu’on allait déguisé les talents, on a senti que ça ne marcherait pas : si tu les déguises en chevalier ou paysan et que tu leur donne un texte à lire, il y avait un risque de cringe, de malaise. Ce qui comptait, c’était que les talents passent un bon moment pour que leur audience soit heureuse et donc que le client soit content.

Assez rapidement, j’ai donc introduit le terme de « isekai ». Dans la culture japonaise, c’est un genre où le personnage principal est transporté dans un autre monde et recommence tout à zéro. Et c’est ce qu’on a fait là, on a dit aux talents de rester eux-mêmes, de ne pas hésiter à faire des anachronismes. Et c’est précisément dans ces moments-là que l’audience se marre, qu’elle retient ce qui est dit. Et je l’ai écrit noir sur blanc dans mon document de travail : il vaut mieux qu’un talent s’amuse, quitte à perdre quinze minutes où il ne se passe rien, plutôt qu’à tenter de résoudre une énigme dont le public n’a rien à faire.

C’est dans ce genre de chose qu’on remarque les différences entre la télé et Twitch. A la télé, la production veut tout maîtriser. Sur Twitch, la production sait que tout est possible. Et si une partie du public voulait que ça soit beaucoup plus « RP », role play, on a eu 100.000 personnes et la courbe d’audience ne faisait que grimper, donc c’est un succès.

Le direct, c’était 28 caméras, 25 figurants, 21 micros, sept kilomètres de câbles et plus de cents personnes impliquées. Où étais-tu durant le direct, et comment avez-vous géré les éventuels imprévus ?

Normalement, dans un jeu de rôle ou un escape game, tu as un maître du jeu qui te fait avancer. Je ne l’ai pas fait ici, car je n’étais pas payé pour et parce que je n’avais pas les compétences. Je les avais prévenus : je n’intervenais pas, même s’il y avait une grosse connerie. C’était le travail de la scripte, qui a été engagée pour ça, et de l’équipe audiovisuel, et ils étaient très bons pour gérer ça.

Mais j’ai appris que sur Twitch, tu fais de l’audience quand ça part en couille. Donc, si Amine avait volé la couronne du roi et se serait enfui, l’audience aurait été là. L’important, pour Amazon, c’était que ce soit amusant, qu’il n’y ait pas de scandale, et qu’il y ait 100.000 personnes qui soient là au moment où l’on dit que la série commençait sa diffusion le lendemain. Et ils ont eu tout ça.

Une partie des internautes, et Amine et Billy ont dénoncé ces comportements par la suite, a publié des messages misogynes et sexistes à l’égard des deux streameuses participantes, BagheraJones et Maghla. Comment as-tu réagi à cet aspect très problématique de la soirée, symbole par ailleurs d’un problème plus large sur Twitch ?

Amine et Billy viennent de Twitter, et ils ont encore peu d’expérience sur Twitch, paradoxalement. Gérer un chat en direct, c’est très complexe. Même si tu as 90 modos, ça ne suffit pas face à 90.000 personnes. Tu n’a pas le temps de bannir les gens qui écrivait « OnlyFans ». Il est donc nécessaire pour eux d’éduquer leur communauté petit à petit. Et pour les éduquer, il faut faire le constat du problème. Et je trouve que le fait qu’ils aient, le soir-même, retiré le replay de la soirée, et qu’ils en parlent dans la foulée, ça montre une certaine maturité de leur part. C’était ce qu’il fallait faire, ils n’ont pas le choix.

Amine a parlé en live de cette soirée comme une version beta, une façon de tester des choses, de voir ce qui marche ou pas. Quel bilan, au final, fais-tu de ce projet ?

On avait tous peur que cela se passe mal, honnêtement. Et pourtant, ça s’est bien passé, tout le monde était content. Mais à titre personnel, c’était très fatigant, et je ne pense pas que je le referais, ou alors en devenant plutôt encadrant.

Mais au-delà de ça, cela nous interroge beaucoup sur l’arrivée de la télé sur Twitch et la survie de notre façon de produire. On se pose la question de l’entertainment du futur : qu’est-ce qui sera la série Netflix de demain ? Qu’est-ce qui donnera envie au gens de s’asseoir et de suivre tel ou tel programme ? On n’a pas encore d’idée précise, mais on pense que ça sera quelque chose d’interactif, en direct, et fictionnel, avec une part d’improvisation. Finalement, donc, quelque chose d’assez proche du jeu de rôle. Et où la publicité aura un rôle à jouer aussi. C’est ce vers quoi on tend, même si ce n’est pas quelque chose vers lequel je veux évoluer à titre personnel.

Tu mentionnais la télévision. Comment perçois-tu son arrivée sur Twitch ?

Le problème de la télé, c’est qu’elle n’est désormais regardée que par des vieux. Et beaucoup de marques n’ont pas envie de passer leurs pubs à côté de Justin Bridou ou d’être vues dans les maisons de retraite. Les marques qui ont de l’argent, et notamment les marques de luxe, mettent des skins sur Fortnite parce qu’elles veulent parler à des jeunes qui, dans vingt ans, se rappeleront d’elles et auront envie d’investir chez elles. Nous sommes en très bon termes avec notre partenaire Darty qui a constaté un retour sur investissement concret, c’est à dire des ventes, mais aussi en images. Quand j’écris Darty dans le chat, il y a une pluie de coeurs postés par les viewers. Les marques découvrent peu à peu que, en investissant dans le stream, elles ont des retours sur investissement bien supérieurs à ce qu’elles auraient avec la télévision ou la radio, qui proposent des tarifs plus élevés.

Je vais même aller plus loin : quand tu entends les audiences Médiamétrie sur la radio, tu peux t’interroger un peu sur l’audience. Alors que sur Twitch, tu as ça sous les yeux. Et dans la rue à Paris, tu ne peux pas marcher sans croiser quelqu’un qui porte un tee-shirt du Z Event. Personne n’a de tee-shirt d’émission iconique de la télé. Pour moi, un million de viewers au Z Event, c’est l’équivalent de vingt millions à la télévision, c’était considérable.

Souhaites-tu rajouter quelque chose, sur ton expérience avec Twitch et le milieu des streamers ?

Je viens du monde du jeu vidéo, où il y des contrats très établie, une solidarité, de l’amitié entre les gens. Tu veux parler au directeur de Mass Effect, il va venir te parler. Il sera en jogging, mais il viendra te parler. Chose inimaginable au cinéma.

Dans le stream, on est tous potes, mais on est jamais vraiment potes. Prenons un exemple : chaque soir, tu vas avoir disons un million de personnes qui regardent Twitch. Et quand tu as quelqu’un qui en prend 100.000, il va forcément prendre sur tes milles du soir. Et quand tu as besoin de 700 subs pour vivre, et qu’on te prend une part de marché, ça peut créer un peu de tension. En public ça lance des « Masterclass », des « T’es trop le boss », mais ils ne sont pas si potes que ça. Le mardi soir, quand y’a Popcorn [émission Twitch présentée par Domingo, NDLR] en face, ça devient un soir compliqué. On dit même qu’il n’y a plus, aujourd’hui sur Twitch, un soir de libre.

Il y a un malaise, à mon sens, par la nature même de cette concurrence omniprésente et frontale. Mais quand des amitiés se créent, avec le temps, elles deviennent sincères.

En fait, Twitch c’est une dystopie capitaliste par essence : c’est une radio-crochet, t’es pas bon, tu dégages. Mais comme on souffre tous, entre nous, et notamment les petits streamers, on en devient solidaires.

Retrouvez Fibre sur Twitter et sur Twitch.

Et si ça vous dit, je fais des lives tous les dimanche à 18h.

--

--