Les enfants influenceurs de YouTube, vus par Delphine de Vigan

vincent d'internet
hello les gens,
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8 min readMar 7, 2021

“Enfants influenceurs”, “YouTube”, “réseaux sociaux”. Quelques mots suffisent à me rendre attentifs le matin, quand j’écoute sans écouter la radio. La journaliste à l’antenne parlait ce jour-là du dernier roman de Delphine de Vigan, Les enfants sont rois, paru chez Gallimard. L’histoire d’une mère influenceuse, qui compte plus de 5 millions d’abonnés sur YouTube et gagne sa vie en filmant ses enfants. Une “vie de rêve” vite bouleversée par l’enlèvement de Kimmy, sa plus jeune fille et star de la chaîne.

Mes alertes Google et mes abonnements Instagram pourraient en témoigner : ce roman est taillé sur-mesure pour moi. Je l’ai acheté dans la foulée et lu étonnamment vite. Mais sans arriver à le parcourir comme un roman, bien trop intrigué par la vision de l’autrice sur le milieu de l’influence et des chaînes YouTube “famille”. Derrière chaque nom fictif, derrière chaque rebondissement, je guettais une référence aux vrais influenceurs, ceux que je suis quasi-quotidiennement sur internet.

Je me suis donc dit qu’il serait intéressant, plutôt que de tenter d’écrire une critique qui se voudrait littéraire, de parler de ce que je connais un peu plus : les réseaux sociaux et leurs usages.

Tout est parti d’un reportage

Delphine de Vigan l’a raconté chez Laure Adler sur France Inter, elle a très tôt été fascinée par la mise en scène de l’intimité sous le regard des caméras. À l’époque de Loft Story, l’autrice était une spectatrice fidèle de Loana et Jean-Edouard et envisageait déjà un roman sur la télé-réalité. Les enfants sont rois s’ouvre justement avec la finale de l’émission culte pour présenter ses deux héroïnes (Mélanie Claux, future mère influenceuse, et Clara Roussel, enquêtrice pour la brigade criminelle) mais aussi pour annoncer ce qui vient : une ère où il n’y a “nul besoin de fabriquer, de créer, d’inventer pour avoir droit à son ‘quart d’heure de célébrité’. Il suffisait de se montrer et de rester dans le cadre ou face à l’objectif.”

Il était donc logique que, vingt ans après le premier Loft, Delphine de Vigan nous emmène sur YouTube et Instagram, les deux réseaux phares de la fin des années 2010, et antichambre de ce fameux “quart d’heure de célébrité”. C’est en découvrant un reportage télé sur deux enfants influenceurs, dit-elle dans plusieurs interviews, que l’idée du roman lui est venue. “J’ignorais absolument tout de ce phénomène, expliquait-elle sur RTL. J’ai été assez saisie par les images.” Reportage qui, selon toute vraisemblance, correspond à celui d’Envoyé Spécial, qui était allé en 2018 à la rencontre de Néo, Swan, leur mère, mais aussi de Studio Bubble Tea, tenu par un père et ses deux filles. Leurs chaînes, et leurs comptes annexes qui en ont découlé, totalisent des millions d’abonnés et ont régulièrement alimenté des polémiques sur le travail des enfants. “Et comme souvent quand un fait de société me percute, l’idée de l’écriture vient assez vite, ajoutait l’autrice. J’ai fait ensuite des recherches et j’ai découvert cet univers, cet écosystème qui existe autour des enfants influenceurs.”

Et il faut reconnaître que Delphine de Vigan, 55 ans, n’a pas grandi avec internet. Pourtant, elle réalise ici un travail minutieux sur les réseaux sociaux. Beaucoup d’oeuvres de fiction nous ont habitué à créer de faux réseaux sociaux, des gloubi-boulga numériques mélangeant Twitter, Facebook et Instagram. Pour des raisons légales, souvent, mais ces représentations créent une étrangeté, une distance avec leur public.

La romancière, au contraire, opte pour une description presque chirurgicale d’Instagram et de YouTube. Avec le personnage de Mélanie sont détaillées le fonctionnement des archives de Stories, des pages de statistiques de YouTube ou encore les messages d’encouragement de la plateforme quand une vidéo explose des scores d’audience. Clara, très rigoureuse et procédurière, partage des extraits de rapports de police, des comptes-rendus de Stories ou de vidéos YouTube. Delphine de Vigan a pris le temps d’explorer ces univers, et cela se ressent à à chaque page ou presque. Au risque par moment de devenir trop didactique lorsqu’il s’agit de décrire des challenges ou évoquer les débats d’alors autour de l’encadrement des enfants influenceurs (une loi a été votée à ce sujet il y a un an maintenant). On croirait presque, par instant, lire les articles de presse généraliste que l’autrice a elle-même étudié pendant ses recherches.

Bien sûr, en regardant de plus près, quelques incohérences demeurent (notamment certaines fonctionnalités d’Instagram). Mais plus encore que cette fidélité numérique, j’ai été frappé de voir à quel point le récit proposé une fois exclut sa dimension policière et romanesque, se calque littéralement sur les vrais enfants influenceurs du YouTube français et de leurs parents.

Inspiré de gens réels

Au fil de l’histoire se glissent quelques références à certaines stars d’internet que l’on connaît : on croise le nom de Michou (décrit par beaucoup comme le nouveau Squeezie), celui de Kim Kardashian, Nabilla, ou encore Ryan, cet enfant déjà millionaire grâce à ses vidéos d’unboxing.

Pour les personnages principaux, en revanche, pas question de les nommer explicitement : l’illusion de la fiction doit être parfaite, il s’agit après tout d’un thriller. Mais quiconque connaît un peu les stars de YouTube reconnaîtra sans peine, dans la famille de Mélanie “Dream” une filiation directe avec celle de Sophie Fantasy, Greg, Néo et Swan. A eux quatre, ils représentent la première chaîne familiale de France sur YouTube, avec plus de 5,4 millions d’abonnés et plus de 1.800 vidéos.

Comme Mélanie, Sophie est longtemps restée dans l’ombre avant de se montrer devant la caméra et de créer ses propres comptes. Swan a débuté sur YouTube sous le nom de “Swan The Voice”, parce qu’il aimait chanter, tandis que Kimmy, l’une des enfants stars imaginées par De Vigan, se fait d’abord de son côté appeler “Kim The Singer” quand sa mère décide de la filmer et de publier ses prouesses en ligne. Le reportage télévisé, celui dont s’est inspirée l’autrice, apparaît même au détour d’un paragraphe pour montrer que Mélanie a dû se défendre publiquement face aux accusations d’exploitation de ses deux enfants. Et comme pour Néo l’a fait pour Sophie, Sammy a publié une vidéo pour défendre sa mère.

Le roman m’a fait sourire à l’apparition d’un YouTubeur nommé le Chevalier du Net. Difficile de ne pas reconnaître le YouTubeur (réel cette fois-ci) Le Roi des Rats: captivés par le phénomène des enfants YouTubeurs, ils ont consacré tous les deux plusieurs vidéos aux enfants stars, et ont même lancé une pétition en ligne pour sensibiliser le grand public… Je me suis même demandé si Delphine de Vigan n’a pas échangé avec le Roi des Rats tant leurs discours se rejoignent sur de nombreux points.

C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que le roman m’a un peu perdu. Parce que s’il s’appuie principalement sur une description minutieuse des réseaux sociaux et de leurs principaux acteurs, il laisse aussi trop transparaître, à mon sens, la vision souvent unilatérale des articles et vidéos dont il s’inspire.

Internet, ce territoire terrifiant

Je ne vais pas m’étendre sur la problématique des enfants influenceurs, puisqu’il me semble que tout le monde tombera d’accord pour reconnaître les nombreuses dérives de ce type d’activités (seuls les parents d’enfants influenceurs semblent nier encore ces problèmes). Parce qu’il s’agit d’un travail exigeant pour les enfants concernés et d’une source potentielle de harcèlement à leur encontre, sur internet comme dans la cour de récré. Mais aussi parce tout cela a également un impact durable sur les relations au sein même de leur famille et leur bien être à long terme. Des articles et sondages documentent déjà la façon dont les ados, en grandissant, reprochent à leurs parents de ne pas avoir respecté leur vie privée en documentant leur vie en ligne sans leur accord.

Il y a quelques semaines, on m’a transmis le compte Tik Tok d’une personne répondant au pseudo de Lou. En vidéo, iel raconte comment sa mère, qui tenait un blog où elle documentait leur vie de famille, a dramatiquement impacté son développement en tant qu’enfant, puis sa vie privée et son intimité une fois adulte. Aujourd’hui, Lou n’a plus aucun contact avec sa mère.

Comme je le disait plus haut, la loi française encadre désormais le travail des enfants sur internet. Mais ces problèmes éthiques persistent et la conversation à ce sujet doit continuer pour permettre de les adresser.

Ceci étant dit, Delphine de Vigan, en s’appuyant sur cette partie sombre d’internet, donne aussi le sentiment de réduire l’ensemble des réseaux sociaux à cette triste facette. Tout en refusant de juger Mélanie, la décrivant plutôt comme une “femme de son temps”, elle circonscrit les réseaux sociaux à la seule société du paraître et du like. À travers le personnage de Clara, elle écrit :

“Au fond, YouTube et Instagram avaient réalisé le rêve de tout adolescent : être aimé, être suivi, avoir des fans. Et il n’était jamais trop tard pour en profiter. Mélanie était une femme de son temps. C’était aussi simple que cela. Pour exister, il fallait cumuler les vues, les likes et les stories.”

Un point de vue appuyé et martelé dans la dernière partie de l’ouvrage, où nos héros sont projetés en 2031. Dans un monde qui, sans être une révolution futuriste, n’a pas grand chose à envier à certains épisodes de Black Mirror (ce qui n’est pas, pour moi, un compliment). Delphine de Vigan imagine une plateforme payante appelée Share The Best où l’on peut retrouver des “home téléréalités”. “Grâce à ce concept, les abonnés peuvent passer des journée entières avec leur people préféré.” A l’aide de caméras disposées dans sa maison, Mélanie peut documenter sa vie et permettre à ses abonnés de la suivre en quasi-direct. Un Truman Show volontaire, d’une certaine façon.

D’où l’on regarde

Ce scénario du pire, hypothétique, renforce la vision développée tout au long du livre, fermant la porte à une autre approche des réseaux sociaux dont on délaisse encore beaucoup les aspects plus positifs. Car ils existent. Lou, que je mentionne plus haut, a pu trouver aussi du soutien et un endroit où s’exprimer grâce à Tik Tok. Chez Laure Adler, Delphine de Vigan reconnaît volontiers que certaines figures d’internet font preuve de “fantaisie, de créativité, de talent d’ailleurs dans certains cas”. Sauf que cela ne transparaît jamais dans son livre : pas un seul personnage, même secondaire, n‘apporte de nuance au propos général.

Avec Les enfants sont rois, Delphine de Vigan choisit de traiter l’un des aspects les plus dérangeants de notre présence en ligne. Elle a raison : il faut en parler et dénoncer les dérives qui y sont liées. Mais doit-on réduire l’ensemble de notre vie numérique à une quête futile de reconnaissance ? Ayant moi même grandi avec internet, les forums, les messageries MSN, puis avec les réseaux sociaux, j’ai ressenti un vrai décalage avec le discours porté dans le roman. Un décalage qui s’explique sûrement aussi la différence générationnelle et culturelle entre Delphine de Vigan et le lecteur que je suis. J’avais 10 ans quand le Loft est apparu sur mon écran de télévision ; elle en avait 35. Je suis tombé sur Néo et Swan en errant sur YouTube, porté par son mystérieux algorithme. Elle les a découvert dans un reportage télévisé. L’endroit d’où l’on regarde les réseaux n’est pas le même.

Tout comme elle, j’ai mes propres biais sur ces univers en perpétuelle expansion. Mais je crains que ce roman ne fasse que renforcer les inquiétudes et la méfiance des parents, pourtant déjà bien abreuvés d’ouvrages et des contenus très manichéens sur le sujet. Internet est un endroit étrange, où l’on trouve le pire, mais aussi parfois le meilleur. Et je pense qu’il est bon de le rappeler de temps en temps.

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