Les influenceurs et le cache-cache des partenariats (2021 édition)

vincent d'internet
hello les gens,
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12 min readJan 29, 2021

Pourquoi, en 2021, beaucoup d’influenceurs ont-ils toujours autant de mal à assumer pleinement leurs contenus sponsorisés ? Deux personnes travaillant en agence de création m’ont aidé à y voir plus clair.

[Habituel warning : le but de ce post n’est pas de pointer du doigt tel ou tel influenceur, mais d’interroger les pratiques actuelles en matière de transparence publicitaire en s’appuyant sur des exemples concrets.]

Je laisse rarement des commentaires sur internet en général. Mais sur Instagram, et j’en ai un peu honte, il m’arrive de m’exprimer d’une façon bien particulière. Lorsqu’un influenceur ne signale pas un partenariat (ou ce que je soupçonne fortement d’en être un), il m’arrive d’écrire un : “Bonjour, s’agit-il d’un partenariat ? Et si oui, pourquoi n’est-il pas signalé ?” Au moindre doute, je farfouille la description d’une vidéo YouTube, la caption d’un post Instagram ou les hashtags d’un Tik Tok, à la recherche d’un #contenusponsorisé, d’un #collaboration, ou même d’un timide #ad. La transparence des partenariats est devenue une obsession un peu maladive qui, en plus de me donner un côté donneur de leçon que je n’aime pas, suscite chez moi plus de questions que de réponses. Comment des partenariats mal ou non signalés peuvent-ils encore exister en 2021 ?

J’ai donc téléphoné à Coralline et Clotilde (j’ai changé leur prénom par souci d’anonymat), qui travaillent toutes les deux dans des agences d’influence et gèrent justement différents types de partenariats, pour leur demander.

Far West

“Il y a dix ans, il n’y avait pas vraiment encore beaucoup de partenariats sur Instagram, c’était surtout sur les blogs modes, se souvient Coralline, quand je lui demande à quel point le milieu a évolué. Et pour certaines, il y avait presque fierté à montrer qu’elles pouvaient travailler avec telle ou telle marque.”

Evidemment, ces premières années ont connu leur lot de polémiques. En février 2013, Hello It’s Valentine publiait une série de photos et partageait le contenant de son sac à main, où l’on trouvait du dentrifice Oral-B, qu’elle décrivait comme un “contributeur d’ultra-confiance grâce à sa formule qui permet une hygiène bucco-dentaire irréprochable”. Face aux critiques, elle affirme dans un premier temps que “Cet article n’est PAS sponsorisé […] je ne suis pas payée pour dire du bien d’Oral-B : je l’ai fait car ce dentifrice fait parti de mes réflexes quotidiens et je l’assume de toutes mes dents qui vous sourient :D”. Quelques temps après, pourtant, elle ajoutera une mention expliquant que sa robe Carven x Petit Bateau avait été offerte par Oral-B et que son article était bien “sponsorisé”.

Extrait du blog de Hello It’s Valentine, dans un article daté de février 2013, aujourd’hui supprimé (via Web Archive).

De mon côté, et comme Coralline, je regardais plutôt YouTube. Je me souviens d’une ambiance de Far West, où des chaînes YouTube était lancées spécifiquement pour réaliser des partenariats, sans pour autant que ces derniers soient signalés. “Sur YouTube, s’il y avait une mention, c’était uniquement au fin fond de la description, où personne n’allait voir”, note Coralline. Et bien souvent, c’était des formulations déguisées, par exemple un simple “merci à telle marque de nous avoir permis de réaliser cette vidéo”.

https://www.youtube.com/watch?v=pe5L3aatW_4 (Cette vidéo signale désormais, en ouverture de vidéo, la mention d’une communication commerciale).

Pour les médias, ces nouvelles chaînes et leur dimension commerciale représentaient un sujet de choix. En 2014, Arrêt sur image expliquait que la chaîne Studio Movie, produite par Studio Bagel et Canal+, réalisait des vidéos sponsorisées sans signaler les liens avec ses annonceurs. Il y a quelques années, lors d’une interview avec Cyprien (extraite de mon livre disponible nulle part), le vidéaste expliquait que personne n’avait alors le “réflexe ou le savoir nécessaire”, au sein du network ou des marques, pour signaler les publicités. “L’idée n’était pas de cacher, mais on ne savait pas qui devait faire quoi exactement.”

DGCCRF et ARPP

Bien sûr, la situation a évolué dans les années qui ont suivi, et dans le bon sens. La Répression des fraudes (DGCCRF) a décidé de s’intéresser au sujet en s’appuyant sur l’article L. 121–1 du code de la consommation à propos des pratiques commerciales trompeuses, pouvant entraîner jusqu’à 300 000 euros d’amende et deux années d’emprisonnement. Fin 2015 au Monde, le cabinet de Martine Pinville, alors secrétaire d’Etat chargée du commerce, de l’artisanat, de la consommation et de l’économie sociale et solidaire, confirmait l’existence d’enquêtes visant des influenceurs.

“Il y a eu toute une phase de vidéos où des influenceurs ont commencé à parler de leur façon de faire des partenariats avec des marques, remarque Clotilde. Tout le monde racontait les dessous de YouTube. Mais je ne crois pas que les enquêtes eu un vrai impact sur les pratiques du côté des influenceurs. ”

L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) a de son côté, en coordination avec marques et agences spécialisées, publié des recommandations précises dès 2017. Je ne saurais trop recommander leur infographie réalisée avec Influence4You.

Typiquement, les règles stipulent qu’un influenceur doit préciser la présence d’un partenariat dès le début de son contenu ou tout en haut de la description d’une photo : l’internaute ne doit pas avoir à cliquer ou à scroller pour en prendre connaissance. L’Autorité recommande également l’utilisation de hashtags comme #Sponsorisé, #Partenariat ou #Collaboration plus que le trop anglophone #ad.

Ces pratiques ont été facilitées par l’ajout d’options pour signaler les partenariats directement sur YouTube avec son fameux “inclut une communication commerciale” (depuis 2016) ou sur Instagram et le “Partenariat rémunéré avec” (depuis 2017). “Il y a eu une vraie professionnalisation avec la mise en place des premières agences, qui ont pu s’appuyer sur les lois et les recommandations pour mettre en place des contrats carrés et cadrer les partenariats”, complète Coralline.

A moins donc d’être très jeune ou complètement déconnecté de ce milieu et de ses codes, il est désormais impossible d’ignorer ces règles essentielles.

Toujours plus… de confusion

Malheureusement, force est de constater que, en 2021, tout cela n’a pas fonctionné comme prévu. Bien sûr, certaines agences, marques et influenceurs sont très au clair avec la réglementation, conscients du “contrat” de confiance qui les lie à leurs abonnés.

Typiquement, chez des créateurs spécialisés dans la vulgarisation, où les questions d’éthiques sont prises très au sérieux chez une majorité d’entre eux, on trouve des exemples très transparents de partenariats. Récemment, Cyrus North a parfaitement assumé son contrat avec Cambly. Alex French Cooking Guy, très inspiré des anglo-saxons (son contenu est en anglais) inclut des passages sponsorisés signalés en début de vidéo et ajoute même une barre de progression pour que les internautes puissent la passer plus facilement s’ils le souhaitent. Récemment, on a vu Manon Bril, Charlie Danger ou encore Un Créatif parler de cet aspect de leur métier en stories ou en vidéo.

L’agence Woô vient de lancer de son côté une charte d’éthique du marketing d’influence (visant notamment à garantir une transparence des contenus publicitaires), et totalise à ce jour 30 271 signataires, dont des influenceurs.

Extrait de la charte d’éthique du marketing de l’influence de l’agence Woô

Pour autant, en quelques secondes, on peut découvrir une story de concours organisé par une des influenceuses signataires, sans que soit précisé s’il s’agissait d’un partenariat ou non (comme le demande la charte).

De plus, même sans parler des vedettes de télé-réalité, qui assument leur rôle d’hommes et de femmes sandwich (et sont parfois très transparents sur leurs contrats publicitaires), on retrouve encore chez des vedettes du web des contenus qui indignent ou qui interrogent. Typiquement, dans les concours Instagram organisés il y a quelques mois par la FNAC auprès de personnalités comme Léna Situations ou SEB, le #collaboration s’est caché au fond de la description. Chez Sofyan, qui faisait ce même concours en lien avec SEB, aucune mention n’est indiquée. C’est un type de partenariat qui entretient une vraie confusion entre le discours de l’influenceur, qui jure vouloir faire plaisir à son public, et l’objectif de la marque, désireuse de gonfler son nombre d’abonnés. Surtout quand on sait qu’un post de concours se vend bien plus cher qu’une publication classique. Logique, sa visibilité est bien meilleure puisqu’il faut, pour tenter sa chance : liker le post, tagger des amis, suivre la marque et parfois même le partager en story (et ce même s’il a été montré que cette dernière pratique est difficilement quantifiable, puisqu’Instagram ne donne pas accès aux statistiques de partage).

Le gain d’abonnés sur le compte Instagram de la FNAC ces derniers mois. On observe un pic dès lors que le groupe a lancé ses concours. (Source : Socialblade).

En story, les #collaboration apparaissent, mais restent relativement discrets, écrits en petits, et régulièrement dans une couleur peu lisible. En fin d’année dernière, MyBetterSelf indiquait “collaboration” dans une story… en rouge sur fond rouge.

Bien souvent, malheureusement, l’absence de mention entretient un véritable flou sur des stories ou des posts qui, eux, laissent peu de doute sur leur dimension publicitaire. Il y a quelques jours, Natoo proposait un concours et réalisait une vidéo “grâce” à Zalando. Un flou regrettable de cette formulation, à mon sens, et un manque de lisibilité du contenu. McFly et Carlito, le 19 janvier dernier, ont fait plusieurs stories qui contenaient tous les signes d’un partenariat avec Spotify, sans qu’on puisse clairement savoir de quoi il en retournait réellement. L’agence en charge du partenariat m’a fait savoir qu’il s’agissait bien d’un partenariat rémunéré, mais que l’absence de mention est un “oubli bien involontaire et qui n’est absolument pas du fait de Spotify”.

Extraits des publications de Carlito, Mcfly et Natoo sur Instagram.

Le weekend du 30 et 31 janvier, on a vu de nombreux influenceurs faire la promotion de l’application Fruitz, et seuls quelques uns d’entre eux ont indiqué la mention de partenariat, notamment Jeremstar sur Snapchat ou Noholito sur Instagram. Natoo, Ludovik, Kemar, Natoo, Emma Cakecup, et bien d’autres n’ont pas signalé la publicité faite à l’application. Guillaume Pley a même dit qu’il avait découvert Fruitz “par des amis”…

Ce flou permanent peut trouver plusieurs explications. Clotilde et Coralline notent qu’il est parfois difficile de faire respecter un contrat à un influenceur et à l’agent qui l’accompagne : sur un timing de production, le propos même de la vidéo, ou pour une simple réponse à un mail ou une note WhatsApp. “C’est le cas notamment avec les influenceurs adolescents, détaille Coralline. Ce sont des ados donc, évidemment, leur manager remplit un peu le rôle de nounou en leur rappelant de poster telle ou telle story, d’aller à telle ou telle réunion.” “Je me souviens d’un influenceur, qui devait réaliser des stories pour nous, ne les avait pas faites en expliquant qu’il était malade, se souvient Clotilde. Deux heures après, sur son compte, en story, on le voyait en pleine forme en train de s’amuser au soleil. Heureusement que notre client était patient.”

Dans cette vidéo, Horia dévoile une partie de son planning commun avec son network Golden, où l’on peut distinguer notamment ses partenariats. https://www.youtube.com/watch?v=YFps9psxNXo&feature=youtu.be

Ces difficultés se répercutent aussi sur la transparence même du partenariat. Sur Instagram, certain.es vont par exemple refuser d’indiquer, dans un premier temps, le hashtag #sponsorisé, alors même que le contrat le demande explicitement. “J’ai déjà contacté une créatrice pour lui signaler en urgence qu’elle avait oublié la mention “partenariat rémunéré, se rappelle Coralline. Mais elle m’a dit que c’était volontaire, parce que si elle le mettait, elle ferait moins de vues sur son post.” En effet, m’expliquent elles, il a été constaté qu’un post annonçant explicitement la présence d’un partenariat remontait moins dans les fils de contenus des utilisateurs, sur Instagram, mais aussi sur Tik Tok. “Elle avait prévu d’ajouter la mention, mais le lendemain, et m’a même dit que ça permettrait à la marque d’avoir plus de visibilité”, ajoute Coralline.

On peut aussi considérer que les influenceurs redoutent l’image de panneau publicitaire qu’ils peuvent renvoyer (et qu’ils sont parfois), et de perdre la confiance de leur communauté. D’où peut-être, cette volonté, consciente ou non, de cacher certaines sources de revenus aux yeux du grand public.

“Il y a deux catégories, résume Clotilde. Ceux qui sont très concernés et très réglos avec leur communauté. Et il y a ceux qui sont s’en fichent un peu : si tu n’a pas écrit noir sur blanc sur le brief que la mention était indispensable, que tu ne leur a pas rappelé sur WhatsApp ensuite et que tu ne le redis pas au téléphone, ils ne le feront pas. C’est la dernière chose qui compte dans leur to-do-list quand ils font un partenariat.”

Voilà donc pourquoi certaines mentions peuvent être enfouis au fond de la description, rajoutées en urgence ou tout simplement “oubliées”.

Coralline voit aussi une explication plus globale, qui tient au statut de ces nouvelles vedettes. “Globalement, c’est un métier où tu obtiens des choses très facilement. Tu appelles une marque pour recevoir un produit, il y a de très fortes chances que tu le reçoives. Tu ne veux pas être confiné, tu peux partir à Dubaï. Il y a une habitude et un confort dans leur vie qui leur fait croire qu’ils peuvent ne plus se poser la question de la loi ou de l’éthique. Il peut parfois y avoir le sentiment d’être intouchable chez certains, mais pas tous heureusement.”

“C’est obligatoire la mention de partenariat ?”

De l’autre côté de la chaîne du partenariat, les marques et les agences souffrent encore de quelques travers. Déjà parce que les arnaques existent : bon nombre d’influenceurs font la promotion, consciemment ou non, du dropshipping, de contrefaçons ou de services à la limite de la légalité (comme certains services de paris sportifs ou d’adhésions à des sociétés promouvant des systèmes pyramidaux).

Mais aussi parce que des marques réputées fiables peuvent être tentées par la publicité déguisée, comme me le précise Coralline : “Il y a encore des marques qui osent demander : “C’est obligatoire la mention de partenariat ? Est ce qu’on ne peut pas le mettre en petit dans la barre d’info ?” Je trouve ça fou, mais il y a une vraie frilosité dans certaines équipes.”

Même constat du côté des agences de création et des agents d’influenceurs, notamment des nouvelles structures pensées pour la publicité sur Tik Tok. “Il y a de nouvelles agences, très tournées vers Tik Tok, qui ne s’intéressent pas beaucoup à la loi et font les choses un peu à leur sauce”, estime Coralline, qui mentionne notamment les TikTok House. “Ils vont louer une grande maison pour une semaine, y envoyer leurs influenceurs et tourner un maximum de partenariats en faisant comme si leur vie de groupe était naturelle.” La French House (qui regroupe plusieurs jeunes créateurs français) a réalisé de nombreux partenariats et a signé des contrats d’exclusivité avec ses vedettes. Aucun des posts du compte de la House impliquant directement des marques n’indique de mention sur une éventuelle relation financière.

Récemment, le journaliste Hugo Clément expliquait de son côté que Johanpapz avait réalisé, sans le savoir, de la publicité sur Instagram pour l’industrie des pesticides. Le jeune homme était en effet parti à la rencontre d’agriculteurs en difficulté pour un “reportage” financé par une association agricole française. Problème : l’agence chargée de la mise en relation n’avait, selon ses informations, jamais indiqué à Johanpapz que sa vidéo servirait à défendre le Bonalan, un herbicide que l’Europe cherche à interdire.

https://twitter.com/hugoclement/status/1354013147254972417

Chaque semaine, de nouveaux exemples de partenariats attestent du chemin qu’il reste à parcourir pour atteindre une meilleure transparence des liens qui unissent les marques et les influenceurs. Et si chaque manquement aux règles de visibilité ne prend pas les proportions de l’exemple cité ci-dessus, il est important de continuer à réaliser un travail de pédagogie auprès des créateurs de contenus, des marques, des agences et des internautes.

Car, à mon sens, l’erreur à ne pas commettre, quand on parle de partenariats, serait de considérer que tout le monde “sait”. Que chaque abonné.e est au courant qu’il a, devant lui/elle, sur son écran, un message publicitaire. D’abord parce que certain.es n’ont pas forcément encore acquis les outils ou les connaissances leur permettant de décoder ces contenus (je pense aux jeunes enfants comme aux personnes qui n’ont pas grandi avec les réseaux sociaux).

Ensuite parce que cette idée approuve, implicitement, le manque de transparence. “Puisque tout le monde sait, inutile de respecter la loi et les règles en vigueur”, pourrait-on se dire. Au contraire, c’est parce que la publicité s’est profondément immiscée dans une large partie de la création web (et notamment pour permettre de la financer, mais là aussi, c’est un autre sujet), qu’il est indispensable de maintenir ces garde-fous, ces mentions, ces panneaux qui nous rappellent que ce YouTubeur ou cette YouTubeuse qu’on adore tient aussi, parfois, un discours plus ou moins influencé par une marque. C’est dans les partenariats que se joue, entre les hashtags, une grande partie de la confiance entre une vedette et sa communauté.

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