L’éducation au développement durable en carence de pluralisme économique

Depuis 2008, de multiples crises accélèrent la mise à nu des faiblesses de l’économie mainstream. À l’université, l’enseignement s’ouvre progressivement à un pluralisme plus réaliste et critique. Toutefois, au post-obligatoire, les plans d’études et les manuels d’économie restent intoxiqués à l’économie mainstream, un boulet pour l’EDD. Proposition : inscrire l’exigence du pluralisme économique dans les plans d’études cadres.

Équipe HEP Vaud
Trait d’union HEP Vaud
5 min readApr 9, 2021

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Photo par AbsolutVision

L’éducation au développement durable (EDD) est un projet pédagogique à visée émancipatrice, censé stimuler la pensée critique et le passage à l’action nécessaire pour rendre nos sociétés plus justes et durables. Partie intégrante de l’objectif d’un développement durable (DD), ce projet a depuis peu investi les gymnases et écoles professionnelles de la Suisse.

Les débats autour du DD sont traversés par des questions scientifiques et éthiques, ainsi que par de puissants rapports de forces politiques et économiques. Ces derniers ne sont pas sans conséquence pour l’EDD en général et affectent en particulier l’enseignement de la discipline économique.

Les débats autour du DD ont le mérite d’avoir imposé le constat suivant : l’économie suisse et mondiale n’est ni stable, ni juste, ni durable. Extractive à sa source, capitaliste par son mode de production et néolibérale par sa gestion, elle doit changer. La question reste ouverte de savoir comment : que faire face à l’urgence climatique, aux inégalités, aux crises financières ? Que faut-il enseigner aux élèves au sujet de ces grands défis ? Et, surtout, que leur enseigner au sujet des instruments politiques qui sont mobilisés et de ceux qui pourraient l’être ?

Une didactique structurée et imprégnée par l’économie mainstream

Source : couverture d’un manuel d’économie destiné aux apprentis en première année. Économie et Société, 2019. CREME.

Selon un récent mémoire de 2 crédits ECTS de la HEP-Vaud (Kohler, 2020) se basant sur l’analyse de certains plans d’études et manuels ainsi que d’entretiens menés avec plusieurs acteurs, le consensus ambiant à ce sujet est résolument inspiré de l’économie mainstream. Contestée au niveau universitaire depuis 2008, l’économie mainstream n’en reste pas moins l’unique savoir de référence dans l’enseignement post-obligatoire, tant dans la voie professionnelle que générale.

En bref, les plans d’études d’économie se focalisent sur des thèmes chers à l’économie mainstream : échange marchand, formation des prix, concurrence, etc. Si le terme de « développement durable » apparaît désormais dans certains documents, l’étude des conditions matérielles de la production et de la distribution des richesses, qui sont au cœur des préoccupation d’autres courants de pensée économique, reste négligée, voire occultée.

En aval, les ressources didactiques de conception helvétique qui se réclament parfois ouvertement du courant mainstream reproduisent ces mêmes biais : si l’EDD a poussé les auteurs de manuel à thématiser les « conséquences négatives de la croissance indispensable » en fin d’ouvrage, la question des inégalités, qui est pourtant au cœur de la notion de DD et disciplinairement saillante, est invisibilisée.

Le pluralisme économique indispensable à l’EDD

Sur de telles bases, le discours véhiculé par les ressources didactiques au sujet des politiques économiques à mettre en œuvre semble calqué sur celui du monde de l’économie (Kohler, 2021a). Pour pallier les conséquences environnementales de la croissance, il faut un énorme changement : le changement technologique, qui adviendra grâce à l’entreprenariat privé et permettra de « verdir la croissance indispensable ». Et puis, au niveau du consommateur individuel, pratiquer les écogestes.

Des brèves études de cas inspirées du mémoire montrent bien qu’une fois le problème ainsi formulé dans les termes panglossiens de la durabilité faible, nul besoin de questionner dans les manuels le bien-fondé de l’idéal « croissanciste » (Curnier, 2020), du mode de production capitaliste, de la gestion néolibérale de l’économie contemporaine (Kohler 2021b), ou leurs impacts négatifs sur la possibilité d’un DD. Bref, nul besoin de faire appel à des savoirs de référence développés par des courants de pensée économique hétérodoxes (écologique, post-keynésien, marxiste, féministe, etc.).

Ce parti pris peut sembler cohérent, mais les œillères de l’économie mainstream sont-elles compatibles avec l’objectif mis en avant dans l’EDD de stimuler une pensée critique et le passage à l’action nécessaire pour rendre nos sociétés plus justes et durables?

Le pluralisme économique, une exigence à inscrire dans les plans d’études cadres

Dans les universités, la crise de 2008, suivie par des mobilisations estudiantines et la création du réseau international Rethinking Economics (RE), a été un déclencheur pour amorcer une réhabilitation du pluralisme doctrinal dans les cursus d’économie. Une décennie et quelques mobilisations pour la grève du climat plus tard, ce tournant n’a pas encore été suivi au post-obligatoire.

Dans un billet du blog de RE Switzerland, pas moins de cinq pistes de réflexion ont récemment été proposées (Kohler, 2021c) pour mettre le pluralisme économique au service de l’EDD au post-obligatoire. Il appartient à présent aux principaux acteurs qui déterminent les contours de la didactique de l’économie de s’en saisir et de les développer, ou pas.

Le triste état des ressources didactiques de l’économie au post-obligatoire soulève des questions quant à la responsabilité des acteurs qui interviennent dans la production des plans d’études et de ces ressources (associations professionnelles et patronales, BNS, Education21, auteurs de manuel pour la Suisse, etc.), surtout de ceux (proches) du monde l’économie, et qui n’ont pas l’éducation pour mission première. Une question en particulier se pose à présent que se prépare une révision du plan d’études cadre pour l’école de maturité. Le monde de l’économie, son marketing et son approche mainstream ayant déjà totalement récupéré les notions transversales (et donc aussi élastiques) de « durabilité » et de « DD » pour les vider de leur substance et force de proposition, n’est-il pas devenu indispensable d’également inscrire l’exigence disciplinaire du « pluralisme économique » dans les plans d’études si l’objectif est d’enrichir la réflexion des élèves en éléments critiques, chère à l’EDD ?

Un article de Pierre Kohler

Les articles publiés dans la rubrique “Opinions” de Trait d’union sont issus de personnes s’exprimant en leur nom propre. Elles ne sont pas représentatives de la position de la HEP Vaud.

Références

Curnier, Daniel (2020) « Comment la BNS endoctrine vos enfants ». Le Temps, 8 octobre.

Kohler, Pierre (2020) « La didactique de l’économie et ses acteurs face à l’éducation au développement durable : tensions, perspectives et inertie ». Lausanne : HEP-Vaud, mémoire.

Kohler, Pierre (2021a) « L’économie mainstream faite école ». Le Courrier, 15 février.

Kohler, Pierre (2021b) « Pourquoi la BNS propage la fable monétariste dans les écoles ». Le Temps, 2 février.

Kohler, Pierre (2021c) « Lack of Economic Pluralism Undermines Education for Sustainable Development in Post-obligatory Education ». Rethinking Economics Switzerland, 8 février.

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