Le théâtre à l’école, enjeu humaniste et citoyen

Mathieu Menghini, historien et professeur d’histoire et de pratiques de l’action culturelle à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale. Précédemment directeur du Centre culturel neuchâtelois, du Théâtre du Crochetan et du Théâtre Forum Meyrin, il intervient aujourd’hui à la Manufacture dans un CAS dédié à l’animation et à la médiation théâtrale. Il exprime ici ses convictions sur le sens qu’il y a à développer encore la place du théâtre à l’école. Un sens qui passe, selon lui, par la formulation d’une vision de l’institution scolaire. Vibrant plaidoyer.

Équipe HEP Vaud
Trait d’union HEP Vaud
6 min readFeb 25, 2020

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Dans une société travaillée par la compétition et la division du travail, bien des penseurs de l’école sont fondés à considérer que le rôle de celle-ci est de préparer au mieux la jeunesse à la spécialisation et à la sélectivité qui l’attendent.

L’élévation, l’assouplissement de l’être contre l’utilitarisme

Ce n’est pas notre cas. Il faudrait avancer ici avec mille nuances mais l’espace réduit de ces pages nous incite à un ton plus volontaire. Affirmons donc que — sans être un sanctuaire extérieur à toute contingence sociale — l’école ne saurait reproduire les règles qui « organisent » le monde de l’économie. Sa fonction première, essentielle, nous semble-t-il, est à la fois humaniste et citoyenne.

Humaniste, d’abord, au sens où chaque être a le droit — pour répondre à la promesse d’humanité nichée en lui — au déploiement de sa sensibilité comme de son intelligence.

Dans L’idéologie allemande, un texte de 1845, Karl Marx défend l’idéal de cet « Homme total » développant toutes ses virtualités : « (Que) personne (ne soit) enfermé dans un cercle exclusif d’activités (que) chacun (puisse) se former dans n’importe quelle branche de son choix; (que) la société (…) règle la production générale et (me permette) ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »

Citoyenne, ensuite, car l’école prépare l’enfant à intégrer ce cercle plus large que son noyau familial ou son quartier qu’est la société. Là où l’organisation du travail et des marchés divisent l’expérience existentielle des individus — les rendant étrangers les uns aux autres, voire adversaires –, l’école assure chacun de la valeur de sa participation au commun.

La transmission d’une culture générale à la fois historique, située mais aussi à prétention parfois universelle concourt à ce scintillement d’humanité et de citoyenneté dans l’enfant.

Cette fonction double de l’école — l’élévation, l’assouplissement de l’être qu’elle recouvre — surpasse, croyons-nous, l’utilitarisme à courte vue qui inspire ceux qui raccordent mécaniquement logique scolaire et logique du monde économique.

L’école ne se réduit pas à la décantation des talents

Le principe d’éducabilité d’Helvétius tout comme l’exigence démocratique nous convainquent que tout être mérite le soin de l’institution scolaire et que celle-ci ne saurait réduire son rôle à la seule décantation des « talents ».

Il paraîtra évident peut-être que la culture peut contribuer à notre épanouissement sensible et spirituel ; nous questionnerons, toutefois, l’apport spécifique du théâtre à l’éducation citoyenne.

Le chœur tragique et l’agir citoyen

Les origines du théâtre occidental sont intimement liées à la citoyenneté. Évoquons trois indices.

Premièrement, l’helléniste Jacqueline de Romilly, dans La tragédie grecque, raconte qu’au temps de Périclès, une indemnité avait été prévue par la cité démocratique d’Athènes afin de combler le manque à gagner des boutiquiers et artisans priés de déserter leur échoppe pour suivre les longs concours tragiques. Signe de leur importance civique.

Deuxièmement, comme la philosophe Sophie Klimis nous le rappelle, dans Le souffle citoyen. Inventer le chœur tragique au XXIe siècle : « Si les protagonistes étaient des acteurs professionnels, le chœur était quant à lui composé de citoyens. Exemptés de toutes leurs autres charges politiques et militaires pendant toute la durée des répétitions et des représentations, les citoyens désignés comme choreutes étaient même passibles d’amendes en cas de refus.

Chanter et danser dans un chœur tragique, c’était donc faire de la politique, agir en citoyen, et pas seulement représenter le politique dans une distanciation mimétique. Dès lors, si le masque tragique voile la singularité des visages, c’est pour mieux montrer l’être-citoyen, qui n’a rien de fusionnel : sous le masque, les choreutes citoyens sont des semblables et des égaux. »

« De fait, au théâtre, jeune, je puis sentir comme un vieux ; d’ici, je puis mettre mes pas dans ceux de l’exilé ; homme, je puis partager la psyché féminine ; etc. Travailler cette souplesse mentale, psycho-affective, participe d’une citoyenneté entendue au sens républicain. »

Dans l’harmonie du chœur s’expérimentait ainsi la résolution de la multiplicité en unité. Le Platon des Lois (Livre II) fait, lui, un lien entre participation des choreutes et éducation de la sensibilité.

Ces considérations nous conduisent à notre troisième indice, celui que nous tirons du sens même des pièces données. Prenons Les Perses d’Eschyle, la plus ancienne tragédie qui nous soit parvenue : le poète y invite le personnage collectif du chœur (composé d’Athéniens) à prendre l’identité de l’ennemi vaincu quelques années plus tôt.

Les choreutes font ainsi l’épreuve de l’altérité, l’effort de penser et ressentir contre eux-mêmes. Bien sûr, les spectateurs devaient être gonflés d’orgueil de lire leur victoire dans les mines défaites et les déplorations persanes. Toutefois, il n’est pas interdit d’y voir un avertissement plus magnanime contre toute ivresse impérialiste.

Ainsi, l’histoire de l’art dramatique est bien corrélée à celle d’une citoyenneté vive, entretenue. On pourrait naturellement déborder la leçon antique et pointer tel dramaturge de la Renaissance, tels autres de l’époque élisabéthaine, des Lumières ou du XXe siècle pour appuyer plus avant notre propos, nous préférerons — à présent — préciser la nature singulière de la « vertu » ainsi travaillée par le théâtre.

Le théâtre pour travailler la souplesse mentale et psycho-affective

On nous autorisera, ici, à opposer deux visions de la démocratie : l’une libérale, l’autre républicaine. Si la première considère qu’il revient à ce système d’agréger et d’écumer l’addition des intérêts personnels, la seconde estime que l’exercice citoyen impose aux individus de se dépasser pour interpréter le bien commun. C’est cette seconde manière qui exige de chacun une aptitude au décentrement, à la prise de conscience de ses conditionnements et à la capacité à penser autrui en alter ego.

Aristote convenait, dans Éthique à Nicomaque, que l’art représentationnel développait en nous la compréhension de l’Autre, une forme d’« imagination empathique » pour reprendre l’expression de la philosophe américaine Martha C. Nussbaum, dans L’art d’être juste. De fait, au théâtre, jeune, je puis sentir comme un vieux ; d’ici, je puis mettre mes pas dans ceux de l’exilé ; homme, je puis partager la psyché féminine ; etc. Travailler cette souplesse mentale, psycho-affective, participe d’une citoyenneté entendue au sens républicain.

« Si le masque tragique voile la singularité des visages, c’est pour mieux montrer l’être-citoyen, qui n’a rien de fusionnel : sous le masque, les choreutes citoyens sont des semblables et des égaux. »

Une intelligence à la fois sensible et raisonnée

Concluons notre rapide propos en nous arrêtant sur l’étymologie du mot « théâtre », lequel vient du grec theatron : lieu d’où l’on voit. Ce sens-là ajoute une dimension à celle relevée plus haut — s’agissant du développement de l’empathie. En effet, il ajoute un élément de distanciation.

C’est ainsi dans une dialectique subtile conjuguant identification et métaposition que l’art dramatique travaille en nous une intelligence à la fois sensible et raisonnée de la praxis humaine.

Dans cette attention à double foyer se joue une translation de l’esthétique vers l’éthique — si l’on veut bien admettre que le muscle de l’attention travaillé au théâtre peut demeurer tendu une fois le monde retrouvé.

Si l’école ambitionne le déploiement du potentiel de tout enfant indépendamment de sa naissance comme des aléas du marché du travail, si elle se tient pour l’un des socles du bien commun — étant entendu qu’elle est un bien partagé elle-même — alors, elle gagnera à envisager le théâtre comme un essentiel auxiliaire.

Mathieu Menghini

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La Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP Vaud) propose la gamme complète des prestations de formation aux métiers de l’enseignement.