Chiroptère

Greg Devin
Hexagone
Published in
4 min readJun 21, 2024

Je ne sais pas comment tout cela a commencé.

Pendant longtemps, ma vie a été un cosmos parfait, une succession d’actions parfaitement chorégraphiées, d’une simplicité évidente, qui me laissaient un goût d’achèvement dans la bouche — oui, celui tendre et beurré du bonheur, certainement.

Mon père, neurochirurgien, travaillait beaucoup. Mais à chacun de ses retours, il avait l’intelligence de me faire sentir la personne la plus importante du monde : il me prenait dans ses bras lourds et puissants, me lançait à une hauteur inimaginable vers le lustre du salon richement ciselé, puis me défiait par l’intermédiaire de jeux d’adresse et autres épreuves de force, dans notre immense jardin, ce qui évidemment me procurait beaucoup de plaisir, mais qui étaient déjà, sans doute, des façons de me préparer, de m’endurcir, comme s’il savait, d’une certaine manière, que mon destin ne pouvait être celui des autres hommes.

Ma mère, contrairement à la majorité des femmes de cette époque, travaillait. Il aurait été impensable pour elle de rester au foyer à attendre son mari : à ses yeux, un manquement, une trahison, une lâcheté. Elle m’a ainsi légué cette puissance d’action individuelle, cette indifférence aux jugements extérieurs, cette capacité à accomplir mes objectifs coûte que coûte, en dépit de tous les obstacles.

Et la ronde des années s’est poursuivie ainsi, parfaite et immuable, jusqu’à cette nuit.

Dans mon souvenir, tout se mélange : il me semble que nous sommes allés voir un film de Zorro, mais certains détails, notamment musicaux, ainsi que les goûts personnels de ma mère, me laissent à penser qu’il s’agissait plutôt d’un opéra (peut-être le Faust de Gounod) ; après le spectacle, passablement excité, j’avais supplié mes parents de me payer une glace (sans doute pour prolonger un peu le plaisir de cette soirée) ; mon père, fatigué, mais qui ne voulait pas me décevoir, avisa une petite allée discrète pour rejoindre le boulevard ; nous nous y engageâmes, en discutant insouciants ; quand le canon d’un pistolet, tellement incongru au milieu de notre petit îlot de bonheur, a surgi de l’ombre.

Je n’ai jamais distingué celui qui tenait l’arme d’une main tremblante, rendue frénétique par l’absorption de drogues et d’alcool, sauf son sourire, démesuré, éclatant, qui me poursuit jusque dans mes rêves.

Voulait-il vraiment le collier de ma mère, comme il le prétendait, ou bien le portefeuille de mon père ? Ou bien souhaitait-il en réalité nous imposer sa volonté, nous dominer, nous effrayer pour jouir en retour de sa présence au monde, se sentir vivant en diminuant sadiquement la nôtre ? Je ne le saurai jamais.

Mais je me souviendrai toujours du vacarme, de cette détonation qui a percé la nuit, la rendant insupportable et en même temps la seule dimension possible, la seule dans laquelle je puisse évoluer désormais, parce que, même si c’est ici que ma vie s’est arrêtée, c’est là que ma survie a commencé.

Une autre déflagration a éclaboussé l’obscurité, la rendant encore plus secrètement désirable, d’une façon paradoxale et évidente, et enfonçant définitivement un deuxième clou sur le cercueil de mon malheur.

Combien de temps suis-je resté ainsi, prostré, vaincu, baignant dans une mare de sang, vidé jusqu’aux entrailles de tout ce qui me maintenait en vie jusqu’à présent ?

Je ne peux le dire.

Mais lorsqu’une main a relevé doucement mon visage, mon corps a alors pris spontanément deux décisions : celle de ne jamais plier le genou devant quiconque ; et celle de consacrer dorénavant mon existence, par tous les moyens possibles, à ce petit miracle : un être humain qui prend soin d’un autre.

Les jours suivants ont navigué entre inconscience et hébétude.

Je me souviens d’un long interrogatoire, au commissariat ; d’un long sommeil, entrecoupé de repas fades, préparés par notre majordome, qui s’efforçait de cacher ses yeux humides ; puis d’un long défilé de personnes en noir, qui se penchaient vers moi pour m’embrasser.

Ce n’est qu’au bout de deux ou trois mois que j’ai repris connaissance.

J’étais dans ma chambre, en plein milieu de la nuit. Tout était silencieux. Je me suis levé, un peu hésitant, mais bizarrement, en posant le pied sur le sol, une force inédite a irrigué mes veines, une certitude qui dessinait devant moi un chemin parfaitement clair, parfaitement cohérent.

Un vol de chauve-souris est passé devant la lune. Et sous mes yeux, sur le parquet, se détachait avec une netteté presque aveuglante, inoubliable dans son incongruité même, un masque de clown.

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