Costa
Je suis sûre qu’il a encore oublié ses chaussettes, pensa-t-elle, en découvrant le sac posé sur le lit ; et effectivement, après avoir fouillé parmi les caleçons blancs, les pantalons de velours côtelés (bien trop chauds pour un séjour en Méditerranée, évidemment) et les t-shirts aux noms de marques d’apéritifs, ou de clubs de pétanque, elle ne trouva rien qui ressemblait de près ou de loin à ces cônes de laine serrés ; l’une des plus belles inventions humaines, à son humble avis, car chaude, protectrice, insignifiante et cachée, comme elle-même ; et elle laissa échapper un soupir, pas du tout ironique, mais tendre, au contraire, parce qu’avec le temps, les petits défauts de nos amours, qui nous énervaient tant plus jeune, et qu’on voulait corriger, nous apparaissent rares et précieux, parce qu’ils disent tout de l’autre, sans mensonge ou artifices, et qu’on sait qu’il nous reste peu de temps, si peu de temps.
Fière donc d’avoir cerné son homme, une fois de plus, et surtout prédit, elle ouvrit la porte de l’armoire, et, accompagnée de l’odeur fraîche et entêtante de la lavande (deux brins toujours glissés entre les draps propres, comme lui avait appris sa mère) elle attrapa six ou sept paires roulées en boule, qu’elle lâcha au-dessus du sac, comme un tas de pétales semés sur au-dessus d’un cercueil, ou bien l’eau contenue entre ses deux mains, qu’on laisse tomber sur le front du communiant, au bord du Jourdain.
Puis, redescendue au salon, elle le trouva assis devant les Chiffres et les Lettres, avec sa moue concentrée de petit garçon, et elle le contempla un instant — oh, comme elle l’aimait, lui et sa moue concentrée de petit garçon, qu’il avait toujours d’ailleurs, même si maintenant couverte de rides, évidemment, pas forcément droites mais sinueuses, comme les plis d’un chêne, que voulez-vous, le temps a passé, je ne devrais pas dire ça mais c’est très beau, au fond, ce temps qui passe (et très triste aussi, bien sûr) et je suis fière d’avoir vécu à ses côtés, même si ce fut dur, parfois, comme cette fois, où il est parti quinze jours, pour réfléchir ; et je l’avoue, comme j’ai eu peur, comme j’ai eu peur.
À ce moment précis il tourna la tête, lui aussi, sans doute parce qu’il se sentait observé, et il lui sourit en retour, pour la beauté du geste, mais aussi et surtout parce qu’ils allaient faire un beau voyage, et que ça lui plaisait beaucoup, ça, de retourner sur un bateau, depuis le temps qu’il l’attendait — même si c’était un monstre, comme il disait lui-même, un “monstre de métal inhumain” (c’étaient ses termes) ce qui bien sûr ne voulait rien dire, mais c’était sa façon à lui de le désigner, de le faire entrer dans son univers mental, afin d’atténuer sa réalité ; parce qu’il venait de la marine marchande, lui, et que les croisières, a priori, ce n’était pas son truc, un truc de planqués, un truc de touristes, ce qui dans sa bouche constituait une insulte suprême, parce qu’il se voyait plutôt du côté des aventuriers, des bourlingueurs, des poètes même, avec ses grands cargos effilés à la proue noire, et qui partaient au loin pour des mois.
Alors oui elle l’aimait, certes, mais elle n’était pas dupe, tout de même ; hors de question de se coltiner seule les tâches ménagères ; tout était divisé par deux, ici ; vous ne me ferez pas croire que la préparation d’un barbecue est un vrai travail, avec deux types qui se racontent des blagues salaces, tout en retournant une merguez toutes les vingt secondes ; rien à voir avec les tâches domestiques, considérées comme normales, pour une femme ; c’est pourquoi elle lui dit, presque en riant, pour atténuer un potentiel ton de reproche : et les chaussettes ? et, après l’avoir regardée sans comprendre, il sourit à son tour, s’excusa, rougit comme un enfant, puis se leva et se dirigea, de toute la force de ses maigres jambes, vers l’escalier, pour réparer sa bévue ; mais au moment où il la dépassait, elle l’arrêta, posant une main délicate sur sa poitrine, et lui avouant que c’était déjà fait ; alors il comprit que c’était un de leurs jeux, une de leurs petites taquineries du quotidien, et il la serra dans ses bras, l’embrassant comme un jeune homme.
Grand fou, murmura-t-elle, en pleurant presque.
Ce serait un beau voyage.
C’est vrai qu’il est grand, ce bateau, pensa-t-elle, en longeant la proue énorme, qui la surplombait comme une église immense, une de ces constructions absurdes du bord de mer ; mais, au moment où elle empruntait la passerelle, elle ne put s’empêcher de baisser un peu la tête, par peur, il est vrai, même si assez diffuse ; et surtout parce qu’elle avait l’impression que de ce bâtiment émanait une sombre menace, comme si un dieu mauvais l’observait ; elle n’aurait pas su l’exprimer correctement, mais cette impression venait du fait que si ce navire semblait à première vue un hommage appuyé rendu à l’océan, avec ses deux-cent quatre-vingt-dix mètres de long et ses cent-quinze mille tonnes, en réalité, non, pas du tout ; même elle, elle le sentait : clinquant, superficiel, arrogant, ce nouveau riche des mers ne respectait rien d’autre que lui-même ; il faisait penser à ces quinquagénaires bodybuildés, qui passent des heures à se regarder dans les miroirs de la salle de sport, et qui ignorent encore, malgré l’âge et le temps investis, que tous les contes de fées du monde racontent la même histoire : l’orgueil illimité comme prélude inconditionnel à la chute.
Mais elle monta tout de même, en essayant de chasser ses idées noires, parce qu’elle ne pouvait rien y faire, et que ç’avait toujours été son credo à elle, dans la vie, ne pas s’en faire pour ce qui la dépassait ; c’est aussi pour cette raison qu’elle le regardait souvent avec étonnement, et consternation, lorsqu’il s’énervait tout seul devant un débat politique, à la télévision ; après tout, c’était juste de vieux messieurs qui rivalisaient de bons mots, et dont les futures décisions, quoi qu’il arrive, consisteraient à jongler avec des contraintes budgétaires ; alors, pourquoi s’en faire ?
Mais, dans le canapé offert par ses parents, et dont le vert éclatant avait cédé la place à un jaune pisseux, il jurait, maugréait, soupirait ; s’exclamait qu’un enfant comprenait mieux la vie que ces imbéciles surdiplômés ; et elle le trouvait touchant, avec ses convictions de vieux gauchiste, qui croit qu’il suffit de donner des conditions de vie justes à tout le monde, comme si tout le monde n’était pas fou de naissance.
Lui, de son côté, eut un petit reniflement de mépris, en montant à bord, sa façon à lui de marquer la distance, de ne pas apparaître dupe, de montrer qu’il n’acceptait pas cette mauvaise comédie, malgré son plaisir d’effectuer une croisière autour de la Méditerranée, et à un prix raisonnable, somme toute ; mais il n’en profiterait pas, il le savait, car il avait conservé, par rapport à son enfance pauvre, une certaine défiance vis-à-vis du luxe ; et jamais il ne pourrait pardonner à ce bateau d’être un temple de la consommation ; ceci dit, parvenu sur le pont supérieur, il se composa un visage jovial, parce qu’il ne voulait pas lui gâcher la fête : après tout, c’était elle qui avait tout organisé et décidé de ce voyage pour leur retraite ; et de toute façon, il verrait bientôt le large et les dauphins, et ça suffisait à son bonheur.
C’est alors qu’elle le vit.
Elle en avait entendu parler, bien sûr, par une amie de son club, qui avait fait la même croisière, sur le même bateau (c’est d’ailleurs elle qui lui avait soufflé l’idée) et immédiatement, elle en eut la confirmation : c’était un imbécile, un mâle alpha sans alpha, qui suintait la suffisance et la lâcheté ; et aussitôt, se mirent à défiler dans son esprit toutes les images d’hommes qui avaient cru lui renvoyer une image réussie de la virilité, en cette fin de vingtième siècle : le prof d’EPS braillard, qui passe une main soi-disant innocente sur les fesses des filles, durant la démonstration, aux agrès ; le moniteur de ski cramé par le soleil, quinquagénaire à la santé ébouriffante, dont les gestes affichent une telle maîtrise, physique et technique, qu’ils exercent aussitôt une forme de domination sur les autres corps, si forte qu’elle semble s’étendre jusqu’aux sommets environnants ; l’agent immobilier aux manières obséquieuses, et dont le discours ampoulé cache mal l’unique obsession : porter des vêtements hors de prix ou conduire une voiture de sport…
Bref, elle avait sous les yeux une énième incarnation de cette toute-puissance masculine, dont les gestes vifs, l’absence de doute, la certitude que chaque seconde était faite à son image, lui donnait une sorte de blanc-seing pour toutes les décisions de l’existence.
Elle aurait même pu trouver ça comique, sa représentation de petit coq, si elle n’avait su par expérience le potentiel de destruction quasi-illimité recelé par ce genre d’individu.
Elle baissa donc la tête, une fois de plus, soucieuse de ne pas attirer l’attention, sachant que de toute façon une femme de son âge n’avait pas d’existence propre à ses yeux, sauf en qualité de figure maternelle un peu sénile, faire-valoir tendre avec lequel on peut faire de petites blagues, à l’apéro, pour prouver sa grandeur d’âme.
Lui ne leur accorda pas un regard.
Et tandis que nos deux passagers s’éloignaient, laissant leurs regards s’attarder sur les équipements du bord (la piscine surmontée d’un toboggan géant, la piste de jogging circulaire, le casino) il continuait de pérorer, avec de petits gestes vifs, un flot de paroles autoritaires sortant de sa bouche, la collerette de cheveux sur sa nuque suivant les mouvements saccadés de son menton ; et surtout, surtout, son regard autonome, qui s’arrêtait sur chaque femme montant à bord, la classant selon une hiérarchie précise, et élaborant déjà des scénarios compliqués pour l’amener à passer un moment avec lui ; voire, pour les proies les plus appétissantes, une nuit ou deux ; car c’était là le but, évidemment ; mais pas plus, non pas plus, puisqu’il était marié.
Il navigue trop près des côtes, murmura-t-il, le visage impassible, les avant-bras posés sur le bastingage, d’un ton de reproche assez marqué, en connaisseur, pas affolé pour un sou mais soupçonneux, comme il aurait pu dire, en voyant quelqu’un faire quelque chose de particulièrement stupide dans la rue : mais qu’est-ce que c’est encore que ce zozo.
Le navire progressait le long des falaises de Majorque ; le ciel était d’un bleu limpide ; le soleil radieux ; la mer étincelante ; donc elle ne s’en souciait pas trop, de ces considérations maritimes : la croisière était un enchantement.
Tout était prévu.
Peut-être que notre système économique est en passe de détruire la planète, songea-t-elle en suivant du regard deux joggeurs qui couraient sur la piste, suant sang et eau, et qui ne l’auraient sans doute pas démentie, mais il fallait aussi lui reconnaître, en termes de confort, des qualités indéniables ; même le plus acharné des misanthropes aurait été bien forcé de l’admettre ; ceci dit, elle devait également concéder que la plupart des choses aujourd’hui, sur ce bateau en particulier et dans la vie en général, avaient, peut-être à cause de leur caractère trop immédiat justement, un arrière-goût désagréable.
Par exemple, ici, les employés étaient tous affables et sympathiques, mais leur anglais mâtiné d’un fort accent marocain ou pakistanais rendait la communication difficile (sans compter qu’elle ne le parlait pas très bien elle-même, son accent marseillais ayant tendance à allonger les phrases, voire à les transformer en chuintements incompréhensibles).
La cabine, bien que minuscule, selon des standards provinciaux, habitués à un certain espace, était parfaitement conçue, avec de nombreux rangements, et lavée à grandes eaux tous les matins ; cependant, cette standardisation proprette la privait de tout cachet, toute originalité ; finalement, on s’y sentait aussi bien que dans les rayons surgelés d’un supermarché, c’est-à-dire pas bien du tout.
Et le reste était à l’avenant.
C’était comme si chaque chose dissimulait désormais un piège, un attrape-nigaud, une fête foraine permanente.
Et cette façon de voler le temps et l’argent de tout le monde était, même si parfaitement autorisée d’un point de vue légal, assez fatigante.
Mais en attendant, il fallait bien en profiter, puisque le séjour était payé ; elle se dit donc que tout ce qu’elle pouvait faire, pour ne pas sombrer dans la déprime, était de voir le bon côté des choses ; par exemple, en observant ce dos familier, qui comme elle regrettait ce décorum à base d’hyper-consommation, mais fondait comme un enfant devant le spectacle de ces trois petits traits argentés, qui jaillissaient par intermittence de la proue, image parfaite de la joie, comme tous les éléments purs ; elle l’enlaça alors, songeant à ce court poème, qu’elle avait lu un jour dans une bibliothèque, il y a longtemps, enfant, et qui ne l’avait jamais quitté depuis :
Amour, amour,
Gai déshonneur.
Ils eurent vraiment de bons moments.
Comme cette partie de bridge, un après-midi trop chaud, rendant la promenade sur le pont impossible, avec ce couple de retraités anglais, tellement sûrs de leur victoire, face à ce duo de froggies, en vertu de leur statut d’inventeurs, qu’ils ne prirent même pas les précautions les plus élémentaires, comme surenchérir alors que le partenaire a toujours la main, et se virent ratatiner en quelques manches, comprenant, mais un peu tard, qu’ils avaient affaire à des semi-professionnels (il faut dire aussi qu’ils avaient remporté le tournoi des Bouches-du-Rhône, quelques années auparavant).
Il y eut cette invitation à la table du capitaine, un samedi soir, qu’ils prirent un malin plaisir à décliner, prétextant une indisposition passagère, ce qui leur permit d’affirmer, l’espace d’un instant, leurs convictions, et les fit pouffer de rire, comme des adolescents, tout heureux de leur bonne blague.
Il y eut enfin ces couchers de soleil sur la Méditerranée, composée alors de deux plans parfaitement parallèles, l’un couvert d’une multitude d’écailles scintillantes, l’autre à peine moucheté de rose, ce qui les renvoyait subtilement à Homère, dont ils avaient lu quelques extraits, avant de partir, rattrapés in extremis par la signification littéraire de leur voyage, et leur faisait éprouver physiquement les émotions du texte, ressentant, face à ces paysages, la menace des sirènes, l’horreur sans fond de Charybde, la fidélité rassurante d’Argos.
Bref, malgré la folie consumériste, qui régnait à bord, ainsi que la vulgarité crasse de certains passagers (mais pas tous, non, d’autres au contraire étaient comme eux, des gens simples, qui avaient économisé, et qui, en dépit des nationalités, les saluaient d’un rapide signe de tête, dans les coursives, comme s’ils se reconnaissaient, au-delà des particularités culturelles de chacun(e)) on peut dire qu’ils furent heureux, peut-être parce que dans ce pays imaginaire inventé par les amoureux, existe un point névralgique qui ne peut être détruit par les manœuvres humaines, et que ce pivot leur fournissait assez d’énergie pour exister.
Et puis, une nuit, le capitaine eut une idée.
Il faut dire qu’il n’en était pas à son coup d’essai.
Plusieurs fois, pour impressionner une jeune femme, assez naïve pour croire que le port de l’uniforme dissimulait une réelle compétence (alors qu’il n’habillait, à tout prendre, qu’un rentier des mers), il avait demandé au pilote d’effectuer une manoeuvre similaire, frôler les côtes tous phares allumés, pensant émerveiller les gens du coin avec ce spectacle naïf, un navire illuminé comme un sapin de Noël, pour leur faire une fleur, comme il disait, leur faire plaisir, alors que son seul but, évidemment, était d’épater sa proie du soir afin de coucher avec.
Ce qu’il ignorait, cet imbécile, ou faisait mine d’ignorer, c’est que cette petite plaisanterie ne plaisait pas du tout au pilote, qui lui connaissait les risques liés à la navigation, évidemment, et surtout le drame que pouvait engendrer ce genre de stupidité, par ailleurs formellement interdite par tous les codes maritimes.
Mais il s’exécutait, bien sûr, puisqu’il s’agissait d’un ordre direct de son supérieur.
Et donc, régulièrement, vers vingt-deux ou vingt-trois heures, pas tous les soirs bien entendu mais de temps en temps, le navire longeait le littoral, d’une façon particulièrement dangereuse, pleins feux, ce qui émerveillait le tout-venant, dans son amour des choses simples, qui louait le courage du capitaine, alors qu’il ne s’agissait, en réalité, que d’une inconscience bouffie d’orgueil.
Quand il y eut un craquement.
C’est toujours étrange, un accident.
Pas le problème proprement dit, qui peut être rapidement assimilé par le cerveau, selon la loi de la perception lexicale (nous ne sommes que du langage), mais ce brusque passage de rien à tout, cette modification scandaleuse du réel, en l’espace de quelques secondes, qui semble toujours, pour l’intelligence humaine, incompréhensible, du moins pour quelques heures, voire quelques jours, tant qu’elle n’a pas été transformée en récit.
C’est pourquoi sa première réaction fut de se dire que c’était parfaitement normal, ce bruit énorme, sans doute une avarie mystérieuse comme en connaissent parfois les bateaux, ou bien une manœuvre dont elle ignorait tout, enfin, quelque chose qui sortait de l’ordinaire mais qui était explicable, compréhensible, rationnel — sauf qu’à ce moment le navire donna de la gîte, brusquement ; alors elle comprit que ça n’allait pas du tout, cette histoire, que ce n’était pas normal de pencher comme ça, comme si le bâtiment allait se précipiter vers l’abîme, et eux avec.
Puis elle se retourna et ce fut pire.
Il était blanc comme un linge, et fixait le hublot avec une intensité étrange, comme si son esprit, habitué aux bateaux, avec tout ce qui peut s’y produire, évaluait déjà les dégâts, l’importance de la déchirure dans la coque (il avait compris) et leurs chances d’en réchapper.
Puis il lui dit, d’un ton étonnamment calme, comme si ces mots étaient précisément ceux qu’il fallait prononcer, comme s’ils venaient d’une autre personne, qui elle-même venait d’un autre monde : il faut quitter immédiatement la cabine et monter sur le pont.
Puis il lui répéta pour être sûr qu’elle avait bien compris, la regardant comme il ne l’avait jamais regardée, sauf peut-être au moment de leur mariage, quand le prêtre avait béni leur union : il faut quitter immédiatement la cabine et monter sur le pont.
Alors elle lui dit timidement, comme à chaque fois qu’il l’impressionnait, parce qu’elle sentait qu’il avait raison, obscurément, “oui” — c’était rare mais cela arrivait, par exemple lorsqu’il s’occupait pleinement de ses prérogatives, ce qui ne voulait pas dire installer le barbecue ou entretenir la voiture, non, ça, ça ne l’impressionnait pas du tout (elle trouvait même assez ridicule cette importance démesurée accordée à des choses aussi triviales) mais quand il savait exactement ce qu’il fallait faire, sans discussion, et qu’il lui disait avec calme et pondération — ce qui n’était pas si fréquent que ça, finalement, puisque la plupart du temps, dans la vie de tous les jours, c’était elle qui prenait les décisions importantes.
Alors elle se leva, l’aida à se mettre debout (toujours son problème de dos) puis entreprit d’ouvrir la porte.
Il lui fallut déjà appuyer dessus de toutes ses forces, comme si un dieu mauvais s’était mis en tête de sceller leur destin, comme si le monde révélait sa vraie nature — celle d’un endroit profondément inhospitalier et malveillant, contrairement à ce que l’ensemble du corps social cherche à faire croire, pour justifier sa fonction économique — un endroit impossible, chaotique, indifférent à la vie et à la mort, parce que la cruauté s’y exerce sans limite.
Mais elle avait décidé que non, aujourd’hui, ça ne se passerait pas comme ça ; et perdu pour perdu, autant tenter le tout pour le tout ; donc, sous la pression de ses bras encore musclés, car entraînés régulièrement à porter, laver, ranger, la porte finit par céder ; elle comprit que c’était une des banquettes du couloir, qui s’était décrochée et bloquait la sortie — et une fois de plus, elle la ressentit, cette indifférence de l’univers, qu’on peut assimiler à une punition ou à un juste retour des choses, par rapport ce confort que nous avons cru conquérir, depuis la seconde guerre ; mais ce n’est pas parce que les autres font n’importe quoi qu’elle se fera avoir, elle ; donc, tant pis, dans ces cas-là, chacun pour soi ; elle l’attrapa par le bras et lui dit d’un ton ferme : avance.
C’était une sorte d’enfer.
Il y avait quelque chose d’incompréhensible, et de scandaleux, dans la manière dont leur univers précédent avait volé en éclats, la rapidité avec laquelle la politesse, la bienséance, les usages mondains, qui semblaient alors si décisifs, avaient été remplacés par la férocité, le chacun-pour-soi, la violence.
Elle vit un grand-père grabataire, tombé de son fauteuil roulant, frapper de toutes ses forces la tête d’une femme de chambre, pourtant décédée, contre un extincteur, avec une application presque maniaque, parce que le chariot de produits d’entretien lui bloquait le passage, et comme si le fait d’éclater un crâne allait lui rendre l’usage de ses jambes, et lui sauver la vie.
Elle vit un officier de la compagnie, impeccable dans son uniforme blanc, prendre la fuite toute honte bue, bousculant femmes et enfants, oublieux en quelques secondes de tout ce qu’on lui avait enseigné, donc pas très bien, la loyauté, l’honneur, le sacrifice, et prouvant une nouvelle fois que toute théorie s’efface à jamais devant l’action.
Elle vit enfin plusieurs employés pakistanais, arabes, indiens, aider des gens pour la plupart âgés, crier, prévenir, soutenir, alors que rien ne les y obligeait, ni leur statut, ni leur salaire, ni la façon dont on les traitait ordinairement.
Et au milieu de ce pandémonium, elle n’avait qu’un but : qu’il s’en sorte, lui.
Evidemment, elle n’oublierait jamais les cris, les hurlements, les mouvements de cheval fou du navire, la sensation d’être violentée de l’intérieur, de progresser à l’intérieur d’un cauchemar mou, dans lequel chaque geste semble être une tentative de s’arracher à un caramel géant, qui tente à chaque seconde de vous entraîner vers la mort.
Elle n’oublierait pas non plus les gémissements, l’impression qu’il était redevenu un petit enfant, à cause de sa difficulté à marcher, mais aussi de sa peur, sa peur toute simple, peut-être le sentiment le plus humain sur cette terre : la sensation que la fin approche, que le rideau se ferme, que les dernières minutes sont désormais comptées.
Comment fit-elle ?
Elle ne le sut jamais.
Peut-être était-elle dépositaire, à ce moment, d’une faculté spéciale.
Peut-être que sa volonté indéfectible lui permettait, par un étrange processus magique, d’influencer la réalité, de l’aplanir, de la modifier subtilement, selon ses désirs.
Toujours est-il qu’ils se retrouvèrent enfin, au bout d’un laps de temps qui lui parut étonnamment court (peut-être parce que son cerveau l’avait déjà oublié) à l’air libre.
Et qu’une main secourable, une main noire, la guidait lentement mais fermement vers un canot de sauvetage d’un blanc immaculé, qui ne semblait attendre que leur présence pour descendre le long de la coque.
Leur calvaire, tandis que le canot s’éloignait, prit fin.
À ses côtés, serrée contre elle, il soufflait, inspirait, expirait, comme si la mort avait déjà apposé ses longs doigts fins sur son cœur, et qu’elle s’apprêtait à le serrer de toutes ses forces.
Mais en réalité, c’était le contraire : c’était précisément parce que la mort s’éloignait, parce que la vie, contre toute attente, les avait recueillis en son sein bienfaisant, qu’il ne parvenait plus à reprendre son souffle.
Et c’est à ce moment-là, alors que son regard balayait l’océan, comme pour fixer une dernière fois la vision de l’enfer auquel ils avaient échappé, qu’elle le revit.
Cette fois, il se tenait à l’arrière d’une chaloupe, plié en deux, misérable, défait, sans sa casquette de capitaine, ses longs cheveux bruns mouillés pendant absurdement de chaque côté de son crâne, brushing impeccable envolé, autorité conquise enfuie, réduit à sa plus simple expression d’être humain, c’est-à-dire amas de chairs qui n’est rien sans un peu d’aide.
Et de l’aide, il n’en recevait pas du tout, puisqu’au contraire il était pendu à un talkie-walkie, d’où sortait une voix autoritaire, une voix à laquelle elle n’entravait rien, puisqu’elle s’exprimait en italien, mais qui était clairement une engueulade, peut-être la plus belle engueulade à laquelle elle ait assisté, et surtout, surtout, un rappel, pour ce triste clown, de ce qu’était le réel, cette dimension unique et multifactorielle, précieuse et chérissable, qu’on ne peut modifier à sa guise, car exigeant des règles, des éléments à respecter, et que si jamais on l’oublie, on s’expose à des conséquences, des conséquences tragiques, comme ici, et donc qu’il faut arrêter de l’envisager comme un royaume privilégié pour héritiers autoritaires, que ce règne suffit, qu’il a duré trois mille ans, et qu’il est temps de passer à autre chose, à un univers pluriel, horizontal, ouvert, modeste.
Et tandis qu’elle regardait ces deux exemplaires de la masculinité contemporaine, son homme qu’elle aimait plus que tout mais terrassé, et ce capitaine déchu réduit à l’état de petite chose lâche et inutile, elle eut un sourire, un sourire éclatant et définitif, tandis que résonnaient une nouvelle fois ces mots dans son crâne :
Amour, amour
Gai déshonneur.