J’ai un… (3)

Greg Devin
Hexagone
Published in
3 min readAug 3, 2024

J’ai un animateur télé.

Il est arrivé un matin, l’air sûr de lui, dans son costume Armani, sans doute hors de prix. Il avait une barbe soigneusement taillée, une petite raie sur le côté, et une dentition d’une blancheur éclatante, à ce point d’ailleurs qu’elle ne semblait pas appartenir au monde.

D’emblée, il m’est apparu très antipathique, ce qui est étrange, parce que toute son apparence au contraire semblait donner l’impression de la cordialité, de la courtoisie, de l’amabilité, mais bizarrement, ça ne fonctionnait pas du tout, en tout cas sur moi, comme si cet homme était double : d’un côté l’image qu’il renvoyait dans les médias, de l’autre celle qu’il possédait dans la réalité.

Mais comme je suis quelqu’un de naturellement bienveillant, naturellement accueillant, évidemment, je l’ai fait entrer.

Il parle énormément. C’est même étrange : alors que la plupart des situations dans la vie de tous les jours, plutôt banales, n’appelle pas de commentaire particulier (sortir les poubelles, décapsuler une bière, réfléchir à la hauteur à laquelle il faut tailler la haie), lui ne peut s’empêcher de les décrire, apporter une précision, donner son avis, comme si la vie à ses yeux ne pouvait se suffire à elle-même, et qu’elle devait s’accompagner en permanence d’un discours, le plus souvent étonnamment positif, comme si tout était source d’émerveillement, et devait délivrer un message spécial.

Ça nous fatigue un peu, ma femme et moi, mais bon, nous laissons faire : après tout, chacun ses petites manies.

En revanche, on ne peut pas dire qu’il aide beaucoup dans les tâches ménagères. À chaque fois, il prétexte une bonne raison pour s’éclipser, remettre au lendemain, en faire le moins possible. On dirait que tout ce qui touche à la matérialité de l’existence lui répugne, comme si “faire” était indigne de son statut, et qu’il appartenait de plein droit à la classe de ceux qui avaient gagné la possibilité d’“être”.

Il nous parle aussi beaucoup de son enfance “pauvre”, du fait qu’il ait dû “galérer” pour s’en sortir. Mais avec ma femme, nous avons quelques doutes : il maîtrise à ce point les codes bourgeois (politesse, vocabulaire, références) qu’il semble au contraire une parfaite émanation de ce milieu ; en outre, il ne cesse de se vanter de connaître telle ou telle célébrité, telle ou telle personnalité, à tel point qu’il paraît avoir constitué son carnet d’adresses dès le plus jeune âge, à travers une série d’établissements scolaires prestigieux, soigneusement sélectionnés.

Mais le pire, c’est le soir, peu avant vingt heures.

Là, il semble littéralement entrer en transe. Il devient quelqu’un d’autre, il ne tient plus compte de rien.

Il organise des jeux dans le salon, le plus souvent absurdes, avec des récompenses dérisoires, mettant en avant des marques mondialement connues, comme si elles avaient besoin de ce soutien pour augmenter des profits déjà faramineux.

Avec ma femme, nous participons un peu, mais de mauvaise grâce, et de toute façon nous nous lassons très rapidement, tant il nous saoûle de mots, et tant les jeux en question s’avèrent d’une facilité déconcertante, consistant simplement à tourner une roue crantée pour remporter tel ou tel objet domestique, par exemple, ou bien répondre à des questions niveau collège. Mais lui trouve ces activités absolument fascinantes, et il nous intime de partager son enthousiasme, avec un empressement assez agressif.

Finalement, un soir, devant tant d’égoïsme, nous en avons eu assez, et nous lui avons demandé, gentiment mais fermement, de se trouver une autre famille d’accueil.

Il a haussé les épaules, ajusté la courroie de son sac Louis Vuitton, et quitté la maison immédiatement.

Sans se retourner, ni dire au revoir ni merci.

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