L’interrogatoire

Philippe RAMELET
Hexagone
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18 min readJul 19, 2023

Alors que j’ai parcouru quelques kilomètres après Sile, dans le sable au bord de la mer noire, ma route est barrée par des falaises infranchissables. Je remonte donc à l’intérieur des terres en traversant une sorte de village de vacances en construction, toutes les maisons y sont identiques, l’endroit est absolument immobile et désert. Plus haut je tombe sur une petite route qui va à peu près vers l’est (ma direction) et qui finit par bifurquer vers le sud. Rapidement, je trouve un autre chemin qui me parait idéal pour tenter de rejoindre la côte : une sorte de bande coupe-feu absolument rase de toute végétation, d’une trentaine de mètres de large qui remonte vers le nord-est. Je marche tranquillement sur ce no man’s land, passe sur ma gauche un groupement d’habitations un peu perdu au milieu de nulle part. Bordée par une sorte de fossé raviné, ma piste monte vers ce que j’imagine être le haut des falaises que j’apercevais depuis la plage.

Arrivé en haut, je trouve une petite route en dur qui traverse la bande coupe-feu. Chose étonnante, elle est semble très entretenue et deux lignes continues jaunes bordent le macadam entouré d’herbe verte coupée. Je me dis que je suis peut-être à la bordure d’un golf, je prends cette route vers le nord et quelques trois cent mètres plus loin commence à avoir de sérieux doutes sur la pertinence de ma présence à cet endroit. Devant moi, une sorte de bunker peint en gris avec un numéro de code et deux inscriptions, une en turc et l’autre en anglais : “Observation Post”. Je m’approche timidement, l’endroit semble désert, à travers une vitre une salle qui donne entièrement sur la mer en contrebas, affichés aux murs, des bâtiments de guerre, croiseurs, frégates et vedettes rapides. Je n’ai aucun moyen de poursuivre ma route vers l’est depuis ce point et décide donc de rebrousser chemin et de voir où mène cette petite route ceinturée de jaune. Je repasse par mon point d’arrivée, je me dis que je suis peut être dans un endroit un peu spécial mais que si il était vraiment interdit au public des panneaux plus explicites m’auraient averti en chemin. Cent mètres plus loin, je vois un camion citerne kaki passer sur une route de crête et j’aperçois le toit d’un hangar. La route mène manifestement à cet endroit et j’arrive au niveau du gros bâtiment métallique, surprise, devant celui-ci un blindé à roues type VAB est stationné. Je hâte un peu le pas mais rapidement des cris m’interpellent, deux soldats, pistolet mitrailleur à la hanche, me courent littéralement après! Ils hurlent des ordres que je ne comprends pas, je lève les bras en l’air, ils arrivent à ma hauteur, leur arme pointée sur moi, à moins d’un mètre. L’un d’eux parle dans sa radio VHF, en retour des questions et des ordres en turc crachent depuis le petit émetteur-récepteur, manifestement, j’ai mis les pieds où il ne fallait pas. Les deux gardes ne parlent pas anglais mais me font signe de les suivre au pied de leur véhicule, ils m’enlèvent mon sac à dos et me fouillent rapidement. L’énorme porte du hangar coulisse sur moins d’un mètre, trois autres soldats en sortent dont un gars de petite taille, nerveux, aux cheveux blonds. Je ne reconnais pas les insignes et épaulettes turcs mais à sa façon de se déplacer et de parler aux autres je suppose que j’ai affaire à un sous officier. Il parle un peu allemand et quelques mots d’anglais, me demande mes papiers, je lui tends mon passeport. Il le feuillette, le magnifique visa rouge, noir et blanc syrien sur deux pages fait son effet, il écarquille les yeux, me regarde, regarde le passeport.

– You come from Syria?

– Yes, but I’m french.

– Yes but you come from Syria, you don’t move.

Il aboie des phrases dans la VHF d’un des soldats, j’entends les mots “fransiska et Suriye”, il y a un silence puis des ordres venus de je ne sais où parviennent dans la radio. Le sous off’ range mon passeport dans sa poche de veste, il claque des doigts, donne un ordre court. Un soldat prends mon sac, on me montre l’ouverture dans le hangar :

– You must stay with us, we keep you for now. Please come!

Me voici donc prisonnier, il crache un ordre dans la VHF, la porte du hangar coulisse de deux mètres supplémentaires et je n’en crois pas mes yeux. A l’intérieur une trentaine d’hommes en uniforme s’affairent sur des missiles et des drones. Je traverse ce lieu que je n’aurais pas dû voir, escorté du sous-officier et de deux hommes qui me suivent avec leur arme pointée dans mon dos. Je suis guidé vers une salle de briefing située à l’autre extrémité du bâtiment, des fenêtres donnent sur l’intérieur du hangar. On me fait asseoir sur un fauteuil, j’attends, surveillé de près. D’autres voix crachent dans la radio, la porte du hangar s’ouvre entièrement et un 4x4 kaki entre en trombe à l’intérieur et s’arrête devant la salle où je me trouve. En sortent deux hommes que j’identifie comme des officiers, je présume de la Marine turque mais je n’en sais trop rien. Ils entrent dans la pièce, sont salués comme il se doit, me disent bonjour en anglais. On me fait asseoir dans un autre siège en face d’eux, ils donnent des ordres, un soldat part puis revient avec une grande table métallique sur roulette, mon sac à dos et posé dessus, pièce à conviction numéro 1 ! Ils s’assoient face à moi, regardent mon passeport sous toutes ses coutures. Celui qui s’adresse à moi avec un ton neutre et dans un anglais impeccable a les cheveux poivre et sel et des yeux bleus pâles assez impressionnants, l’autre, plus épais me regarde plus durement, ses mains s’agitent, il aboie. Je comprends, good cop, bad cop, apparemment ce n’est pas que dans les films!

Commence alors un interrogatoire tout d’abord assez pragmatique.

– Good cop (mon passeport sous les yeux) : Veuillez décliner votre état civil

– Je m’appelle Philippe Ramelet, je suis né le…, à Béziers, en France

– Bad cop, plus incisif : et l’adresse? Vous avez une adresse non?

– Mon adresse est “Route de Pons à Champagnolles, en Charente Maritime, France.”

– Good cop : marié? Des enfants?

– Je ne suis pas marié mais je vis avec ma compagne et nous avons deux enfants.

– Bad cop: le nom des enfants! Le nom de la femme!

Je réponds à toutes les questions le plus calmement possible, parfois le good cop tempère d’un geste de la main son collègue qui s’emporte. Une carte est dépliée sur la table qui nous sépare, je me rends compte à l’occasion que j’ai mis les pieds sur une véritable base, avec un héliport et différents bâtiments disséminés dans la forêt. Je montre le chemin par lequel je suis arrivé, je leur assure n’avoir vu aucun panneau signalant qu’il s’agissait d’un terrain militaire. Ils se regardent, interrogateurs. Les questions reprennent.

– Que faisiez-vous en Syrie?

– Pourquoi la Syrie en particulier?

– Retracez-nous votre trajet en Syrie!

– Qui connaissez vous en Syrie?

– Vous êtes allés dans un camp d’entraînement?

– Vous connaissez le PKK?

– Vous êtes kurdes ? Hein !? Vous êtes kurde ou pas !?

– Comment s’appelle votre mère?

– Et votre père? Il s’appelle comment votre père?

– Vous êtes nés où déjà?

– Vous avez dormi où à Alep? Le numéro de chambre?

– Votre deuxième prénom c’est quoi? Et vos grands parents? Ils sont français? Combien de kurdes dans votre famille? Vous êtes sûr?

Les questions pleuvent, à un moment le bad cop écrase son poing dans la paume de son autre main et dit :

– Ce n’était vraiment pas le jour pour un français de tomber entre nos mains!

Je les regarde, interrogateur.

– Good cop: votre ministre et peut être futur président de la république Sarkozy s’est encore exprimé sur le soit disant génocide arménien, il a déja fait voter un loi en octobre! Il veut la guerre! La Turquie vient de rompre toute coopération militaire avec votre pays!

Tout le monde s’échauffe dans la salle, cet abruti de Sarkozy me fout dans la mouise…Nous ne nous étalons pas sur le sujet et les deux officiers se lèvent et me demandent de venir près de la table en métal où se trouve mon sac.

– Sortez vos affaires!

Je m’exécute, j’ai un sac à dos très minimal et donc peu d’effets à sortir. Je commence par sortir un sac contenant quelques gâteaux, puis mon appareil photo. Vient ensuite mon livre d’E.T Lawrence, il retient évidemment l’attention des deux turcs puisque Lawrence d’Arabie y décrit sa guerre contre les ottomans aux côtés des tribus arabes. Le livre est feuilleté et secoué. Viennent ensuite quelques vêtements, en mettant la main dans le sac mes doigts touchent un tissu qui ne me semble pas familier, du moins pas de mes propres affaires, je sors ma main et me rends compte qu’il s’agit d’une culotte de Florence. Apparemment mademoiselle voulait me laisser un heureux souvenir de notre séjour à Istanbul. Je suis atrocement gêné et me demande si les hommes en uniformes qui m’entourent ne vont pas en faire des tonnes dans les commentaires graveleux, je les imagine se passant la culotte pour la sentir et faire des blagues, il n’en sera rien, comme tout le reste je pose soigneusement l’objet du désir sur la table en acier.

– C’est à votre femme?

– …heu…non, enfin pas tout à fait…

L’officier au yeux bleus me regarde dans les yeux, un air de malice passe dans son regard et il lâche ce commentaire:

– Au moins on sait que vous ne mentez pas sur votre nationalité, vous êtes définitivement un français.

Un ange passe, je déballe le reste de mes affaires, dont mes cartes. Elles sont scrutées, et celle que m’avait donnée Ahmad à Al-Bara provoque des interrogations de la part des deux officiers. Je ne l’avais pas remarqué mais sur cette carte des portions du territoire turc sont indiquées comme appartenant à l’État syrien. Et pas des moindres puisque toute la région d’Antioche et d’Iskenderun se retrouvent en Syrie sur cette maudite carte. Le document litigieux est passé de mains en mains parmi les hommes qui m’entourent, avec soit un rire nerveux soit des menaces ouvertes envers la Syrie. La carte revient se poser sur la table, tous mes objets sont là, étalés comme autant de pièces à conviction, on croirait qu’un meurtre vient d’être commis. Des ordres sont donnés, la carte est enlevée et mise dans une grande enveloppe avec mon passeport. On me demande de ranger le reste de mes affaires. Je m’exécute. On m’explique la suite des évènements:

– Vous êtes retenus sur la base, nous allons transmettre les informations recueillies puis nous vous informerons de la suite, voulez-vous un thé?

J’accepte le thé, je m’assois, les officiers sortent, j’en entends un s’affairer au téléphone. Le sous-officier qui m’avait interpellé revient dans la salle, il allume une télé, à l’écran, les funérailles nationales de Bulent Ecevit défilent sous nos yeux, on me sert le thé, des images de petite culotte et de Midnight Express me traversent l’esprit. Je crois que j’ai plutôt bien répondu à l’interrogatoire, et surtout, je n’ai jamais menti. Je me demande à quelle sauce je vais être mangé. J’entends un téléphone sonner dans le petit bureau qui jouxte la salle où je me trouve, une conversation s’ensuit puis mon duo good cop-bad cop revient.

– Nous avons transmis les informations aux autorités compétentes, il a été décidé que vous allez être interrogé par les forces anti terroristes. Ils vont venir ici, veuillez attendre.

Je suis un peu incrédule, j’interroge le sous officier pour savoir si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle, sa réponse et son expression faciale me foutent les jetons:

– Anti Terrorist Task Force? Never good! Not good! I’m sorry!

Je sirote mon thé, j’envisage les possibles, un autre interrogatoire? J’ai déjà vaguement entendu parler des exactions commises par les forces anti terroristes turques au kurdistan, torture, exécutions sommaires, simulacre d’enterrement vivant, voir pas simulacre du tout, je chasse vite ces pensées de ma tête. Il faut rester calme, je marchais, je n’ai rien vu, je ne suis pas mêlé à des activités terroristes, tout va bien se passer, je croise les doigts. Je songe à demander à appeler mon ambassade mais cela me paraît prématuré, voire même risqué car mon cas pourrait devenir un enjeu diplomatique, les relations entre la Turquie et la France n’étant apparemment pas au beau fixe grâce à mon “ami” Sarko.

Jandarma İstihbarat ve Terörle Mücadele

Environ une heure et demie et quelques thés plus tard, je vois que les portes du hangar coulissent à nouveau, trois silhouettes traversent le bâtiment, ils s’entretiennent avec les deux officiers qui leur remettent l’enveloppe où se trouve la carte et mon passeport. Ils entrent dans la pièce, je distingue tout de suite qui est le chef, et cela n’augure rien de bien sentimental. Il a le physique de l’emploi, trapu, poilu, moustachu, un peu débraillé, des lunettes aviateur sans tain. Il est aussi cinématographique que caricatural dans son rôle d’interrogateur de dictature militaire. J’ai presque du mal à y croire. Ce qui est certain, c’est que ce type a un physique à torturer des hommes attachés à une chaise. Il le sait, je crois, il en joue même. Je vais rapidement être mis dans le bain. Un des hommes qui l’accompagne, à l’aspect bien plus urbain et jeune, m’indique qu’il sera notre traducteur, son chef ne parlant pas anglais ou français. Je me sens un peu rassuré d’avoir un tampon entre le moustachu et moi. Ce dernier fait mettre sur le côté la table d’interrogation, on place deux chaises face à face, il me fait signe de m’asseoir là. Je m’exécute, il s’approche de sa chaise, la soulève en l’air de façon un peu menaçante, la retourne et s’assoit à califourchon sur la sienne, le dossier entre les mains, un sourire parcourt ses lèvres suintantes. L’officier good cop me salue et m’indique qu’il doit partir, j’ai donc en face de moi bad cop et very bad cop, sur le côté mon traducteur.

Ca commence:

– Votre nom, date de naissance, lieu de naissance, nationalité, nom de votre femme, nom de vos enfants, votre adresse!

Je sens qu’on va repartir de zéro, je réponds.

– Et vos grands parents? Votre grand-mère maternelle elle s’appelle comment? Elle est vivante? Elle habite où? Et votre grand-père? C’était quoi son métier? Votre père il habite où? C’est quoi son numéro de téléphone? Vous avez un chien? C’est quoi le nom de votre chien?

Derrière le moustachu, le troisième homme des forces antiterroristes note les réponses traduites. Je comprends qu’on me pose toutes ces questions pour voir si je suis qui je dis être, il me semble que jamais je n’ai autant voulu être moi même.

– Que faisiez-vous en Syrie ? Vous voyagez seul ? Pourquoi ? Prenez une feuille et cette carte et notez moi votre trajet en Syrie, où avez-vous dormi ? Quel hôtel, chez qui, combien y avait-il de personnes ? Vous avez parlé à qui ? Vous pouvez marcher plus de 40 kilomètres ? Vous avez fait l’armée ? Vous êtes militaire ? Vous êtes kurde ? Qui vous a donné la carte qui insulte la Turquie ?

Parfois les questions se succèdent à ce rythme sans que je n’ai le temps de répondre et je dois tout reprendre pas à pas. Si j’oublie une des questions, le moustachu s’énerve et me la répète en me demandant pourquoi j’évite d’y répondre. Je n’ai jamais connu ça, il y a une tension dans la pièce qui est quasiment palpable, ou visible, je ne sais pas, c’est pâteux, concentré, étouffant.. Il y a une part de moi, sans doute liée à mon trouble déficitaire de l’attention, qui aime ce moment aigu de l’existence. Je peux toucher du doigt ma vie, la modeler, je peux aussi la foirer en deux secondes, être sur le fil, c’est aussi dangereux que satisfaisant.

J’ai droit à un temps de répit, le temps d’inscrire mon trajet sur la carte qui m’a été donnée, et de mémoire, essayer de noter où j’ai dormi, je ne donne que des prénoms, espérant ne pas commettre d’impair envers mes hôtes syriens. Je réponds à chaque question, je me trouve étonnamment calme.

– Montrez-moi vos affaires!

Je m’insurge un peu, on me les a fait déballer une à une deux heures auparavant pour les ranger ensuite, et voilà que ça aussi doit être recommencé! Je m’exécute malgré tout. Rebelote donc la scène de la culotte qui me laisse présager du pire mais personne n’en fait grand cas, je suppose que je dois revoir mes préjugés sur les soldats et policiers des pays du moyen-orient. Le moustachu s’intéresse à mon appareil photo, il le donne à son sous fifre qui commence à explorer ma carte mémoire. Nous nous asseyons à nouveau. Les questions recommencent, cette fois-ci sur un mode croisé, j’ai généralement droit à une question technique ou pragmatique sur mon voyage “où, quand, comment, avec qui ?” et une autre question quasi simultanée d’ordre plus politique. De temps en temps, pour pimenter la sauce, le troisième homme montre une photo de mon numérique au moustachu qui me la montre à son tour en me demandant qui est sur la photo, où était-ce et quand ? Qui sont ces personnes ?

– Very bad cop : Où avez-vous dormi à Al-Bara ?

– Bad cop : que pensez-vous de la condamnation à mort par pendaison de Saddam Hussein?

– Very bad cop : Et sur cette photo comment s’appelle cet homme ? Il est kurde ? Et vous, vous êtes kurde ? (on me posera la question une bonne vingtaine de fois)

– Bad cop : Que pensez-vous des déclarations mensongères de votre ministre Sarkozy ? Pourquoi ment-il ?

A cette question je me venge un peu de notre futur président en expliquant que les autorités turques ne doivent pas prendre ombrage des déclarations du candidat. Il s’agit d’un discours électoral dirigé vers l’intérieur du pays, pas son extérieur. Il y a une forte communauté arménienne en France et même s’ il y a aussi des turcs, les plus grosses communautés ne sont généralement pas composées de personnes ayant acquis la nationalité française. C’est donc un simple calcul électoral, j’ajoute avec malice que de toute façon Nicolas Sarkozy n’a aucune conviction profonde et que ce n’est même pas la peine pour eux de perdre du temps avec ce sujet. Ma réponse semble les satisfaire. Nous reprenons:

– Very bad cop : Vous êtes passés par quel poste frontière ? Pourquoi avoir filé directement à Istanbul ? Le reste du pays ne vous intéresse pas ? Vous fuyez quelque chose ? Quelqu’un ? A qui avez-vous parlé à la gare routière d’Adana ?

– Bad cop: Et la guerre en Irak, les américains, George W Bush, vous en pensez quoi ?

– Very bad cop : Qui vous avez rejoint à Istanbul ? Vous avez dormi où ? Vous avez dormi ensemble ? C’est votre femme ? Hein ? Ce n’est pas votre femme ? Mais c’est qui alors ?

– Bad cop : Vous avez une opinion sur la Palestine ?

– Very bad cop (me montre une photo sur mon appareil, celle que j’ai prise à la boulangerie avec le kurde vindicatif) : Lui on le connaît, il vous a dit quoi?

Cette dernière question me gène terriblement, je réponds de façon évasive, je veux m’en sortir mais pas non plus mettre quelqu’un dans la merde. A ce moment-là, un soldat qui tient dans ses mains un classeur entre et le remet aux hommes de l’antiterrorisme. Un moment de pause m’est accordé et un thé m’est servi. Pendant que je sirote mon chay, mes interrogateurs tournent les pages du classeur, en pointent parfois une du doigt et se parlent à voix basse. La table d’interrogation est remise à son emplacement original entre moi et le moustachu. Il me semble que c’est plutôt un bon signe, je ne vais a priori pas me prendre une chaise dans la gueule.

– Qui est Florence.L ? Comment est elle arrivée en Turquie ? Comment en est-elle partie ? Et vous ? Vous avez un visa “une entrée” en Syrie et un billet aller-retour entre Paris et Damas, expliquez moi.

– Décrivez moi Florence L.

Je décris Florence de la façon la plus factuelle possible, il me tend alors le classeur ouvert, sur la page de gauche des copies de livre d’hôtel avec nos noms et factures à Istanbul. Sur la page de droite trois photos de caméras de surveillance de Florence et moi à l’aéroport d’Istanbul. Une où l’on se tient devant un portique de sécurité, une autre où je lui parle apparemment à l’oreille en la tenant par la taille et une troisième où l’on marche face à la caméra côte à côte. Les photos sont de mauvaise qualité et on se croirait dans un film d’espionnage.

– C’est elle Florence L ?

– Oui, c’est elle.

J’ai très envie de rajouter que si toute cette histoire se termine bien j’aimerais beaucoup récupérer ces trois photos mais je m’abstiens. Ce sont les seuls éléments que je verrai du classeur, et c’était peut être mieux ainsi. On me demandera ensuite de retracer minutieusement mon trajet depuis Istanbul, le troisième homme ira passer des coups de fils, sans doute pour voir si un tel ou un tel confirme mes déclarations, je pense aux marins, au docteur et au boulanger qui ont peut être reçu un coup de fil des forces antiterroristes à mon sujet. Le flot des questions se tarit et je bénéficie d’un temps de repos. De ce que m’explique mon traducteur, son chef va faire son rapport “à Ankara” et “Ankara” décidera de mon sort. J’hallucine un peu que quelqu’un dans la capitale turque soit au courant de tout cela, ça me semble disproportionné. J’envisage un instant que mon cas puisse être utilisé par la diplomatie turque pour embarrasser la France dans le bras de fer qui semble agiter tout le monde. J’envisage aussi de passer la nuit ici, ou de me faire mettre dehors dans le premier avion en partance pour la France, ou même de partir en prison.

Les quelques thés qui m’ont été servis ajoutés à la pression qui, dans un sens, retombe un peu, je me rends compte que je n’ai pas bougé de cette pièce depuis des heures et que j’ai une envie pressante d’aller aux toilettes. J’en fais la requête et le moustachu indique à un des gardes armés de m’accompagner. Je sors dans le hangar où les soldats ont terminé leur travail et sont en train d’installer une table de ping pong sur des tonneaux en métal. J’entre dans les WC (à la turque), m’apprête à refermer la porte mais le soldat la repousse d’un coup de ranger en me faisant un signe négatif de l’index. Je le regarde, regarde son pistolet mitrailleur qu’il porte en bandoulière, canon pointé sur moi. Je me retourne, ouvre ma braguette et prend mon sexe en main, mais comment arriver à pisser quand on pointe une arme sur vous? Je prends mon temps, essaie de penser à autre chose, des cascades, des geysers, les vagues, un ruisseau, un fleuve, un robinet qui fuit, ça finit par marcher!

Alors que nous ressortons des toilettes, tous les soldats se retournent et s’approchent de moi, mes interrogateurs sont là aussi. On me pose des questions, comment je m’appelle, d’où je viens, on me demande si je sais jouer au ping pong. Je réponds par l’affirmative, les soldats implorent alors l’officier et les membres de l’antiterrorisme de me laisser jouer avec eux. Ils se concertent et acceptent. Me voilà donc raquette en main entre deux missiles et un drone à renvoyer les smatches et à faire des petits revers liftés pendant qu’”Ankara” décide de mon sort. Les soldats se succèdent pour jouer contre moi, je crois que jamais je n’ai aussi bien joué au ping pong de ma vie.

La fin de la récréation est sonnée au bout d’une trentaine de minutes, apparemment, Ankara a pris une décision. On me demande de m’asseoir, dans un des canapés cette fois-ci. Il a été décidé de me laisser repartir libre. Je respire, je souffle. Le moustachu a enlevé ses lunettes, il me sourit. Il demande de traduire :

– Où alliez-vous ce matin? Vous aviez une destination?

– Oui, j’allais à Agva Merkez.

Il regarde sa montre, donne un ordre à son autre homme qui part donner un coup de téléphone. Il est 20 heures passées. La conversation téléphonique a été rapide, l’homme revient vers son supérieur, lui fait un compte rendu:

– Le dernier bus pour Agva Merkez part de Sile dans dix minutes normalement, nous le retenons pour vous.

Je le remercie, je récupère mes affaires, jette un oeil sur le classeur noir qui est refermé, mon interrogateur pose un doigt dessus, sourit à nouveau, fait un petit “non” de la tête. Je le comprends, je ne connaîtrais pas tous les secrets qu’il contient. Je sors de la petite pièce dans le hangar bardé d’équipement de destruction. Tous les soldats sont là, il s’alignent et à mon passage font le salut militaire en lançant “goodbye Philippe” ! J’ai le droit à une véritable haie d’honneur de la part du personnage le plus important du pays : son armée. Je suis le petit prince des drones et des missiles.

Dans le véhicule des forces antiterroristes, le commandant moustachu demande par le biais du traducteur si j’estime que j’ai été bien traité. Je réponds par l’affirmative, un peu secoué certes, mais leur comportement m’a paru digne de ce que je pouvais m’imaginer de la création de Mustafa Kemal Ataturk. Je ne fais pas état de mon interrogation sur l’issue éventuelle de l’interrogatoire s’il s’était trouvé que je sois kurde. Mon compliment fait mouche, le moustachu répond en turc, on me traduit :

– Le commandant dit qu’il vous aime bien, et que ça lui est rarement arrivé de dire ça dans son travail.

Tu l’as dit, bouffi.

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