Saby (partie 1)

Philippe RAMELET
Hexagone
Published in
4 min readJun 23, 2023

J’avais rencontré Saby dans un concours de circonstances rocambolesque. Elle était de passage à Paris, chez des amis qui étaient mes voisins à l’étage du dessous. Un soir, alors que je sortais de l’ascenseur, je croisais mes voisins de palier. C’était un vieux couple de parisiens. Ils avaient l’air aussi anciens que l’immeuble et étaient accompagnés de leur fils. Lui devait avoir mon âge mais il semblait sortir tout droit du 19eme siècle, toujours vêtu de noir, chic mais triste à la fois. C’est lui qui m’adressa la parole, soutenu par ses géniteurs postés derrière, opinant du chef :

— Bonjour Monsieur, nous vous prierons à l’avenir de bien vouloir éviter de mettre votre musique trop forte, même dans l’après-midi.

C’était ainsi qu’on parlait, chez ces gens là. C’était poli, propre, bien tourné mais avec une pointe aiguisée de jugement dans le ton, dans le regard aussi. Je traduisais rapidement dans un langage plus clair : je n’avais ni les manières ni les origines sociales pour être digne de leur voisinage et je m’étais comporté comme tel. Je n’étais pas feutré, c’était sûr. Je crois d’ailleurs que le fils n’attendait que ce genre de faux pas pour me faire remarquer mon style de vie baroque et fantasque. La musique, c’était une chose, mais le va et vient féminin bigarré et à la diversité sans limite que produisait ma garçonnière me rangeait sans aucun doute du côté de l’infamie. Je l’avais croisé plusieurs fois dans l’ascenseur, dont une fois à deux reprises dans la journée. Accompagné le midi d’une blonde un peu chic, puis le soir d’une brune aux cheveux courts et tatouée jusque sur les mains et le cou. L’ascenseur était exigu et je m’amusais intérieurement de la gène de ce rejeton fortuné qui arborait une sobriété de vicaire. Je commençai à répondre par les excuses qui me semblaient convenables, j’avais en effet abusé la veille d’un excédent de Rammstein et d’alcool. Les deux vieux avaient du trembler de tous leurs os et je ne leur voulais, au final, aucun mal.

— Je suis désolé, je ne suis dans l’immeuble que depuis peu de temps et je ne savais pas que les cloisons étaient si perméables, phoniquement parlant. Je m’abstiendrai à l’avenir.

Ils eurent l’air un peu surpris par la réponse élaborée, et alors que je m’exprimais, quelqu’un montait les étages par l’escalier. C’était la première fois que je voyais Saby : une jeune femme blonde, cheveux courts au carré, petit format mais au corps musclé, dynamique, un visage et une expression qui mélangeait étonnamment naturel et sophistiqué. Elle nous prit de court, débarquant comme un rottweiler dans un échange que je voulais à la base aussi feutré que possible et s’adressait au trio de voisins :

— Encore vous ! Mais vous vous plaignez de tout le monde c’est dingue ça ! Hier soir c’était nous qui faisions trop de bruit au dessous, en faisant un Time’s Up, un pauvre Time’s Up ! Mais vous savez ce que c’est un Time’s Up ? C’est un truc tout con un Time’s Up ! On rigolait c’est tout ! Ca vous dérange les gens qui rigolent ? En plus, y’a un tiers du jeu c’est du mime ! Ca fait trop de bruit le mime !?

Je restai coi. C’était comique. Elle avait répété Time’s Up comme une sorte de mantra. Je l’imaginai instantanément entrain de mimer un personnage ou un monument célèbre, elle devait être sacrément forte, au Time’s Up ! Je riais intérieurement, peut être pas seulement, je crois que je me suis ouvertement marré. Les deux vieux ont écarquillé les yeux en la voyant éructer, leur vieux garçon de fils était au bord de l’apoplexie. L’aspect juvénile et la plastique de Saby lui procuraient une sorte d’invincibilité. Elle était, par son visage et son énergie, au dessus de la mêlée. J’étais sous le charme et, pour une fois, je ne savais plus quoi dire. Le fils des voisins, paniqué, opéra une retraite en poussant ses parents dans l’ascenseur en fer forgé, c’en était trop. Saby s’était mise à mes côtés, nous les avons regardés descendre à travers les grilles, sans dire un mot. Lorsqu’ils furent hors de portée je me tournais vers elle, amusé.

- — Enchanté, moi c’est Philippe, quelle entrée magistrale ! Tu fais du théâtre ?

— Salut, moi c’est Saby ! Du théâtre ? Non, enfin quoi que, je suis dans la gestion de patrimoine, je gère le pognon de ce genre d’abrutis.

— Et tu habites ici depuis longtemps ?

— Ah non, moi Paris ça va cinq minutes ! J’habite à Lille, j’suis une fille du Nord ! Tu connais Lille ? Tu veux que je te fasse visiter un jour ? Je te ferai tout voir, le vieux centre, la cathédrale et même le quartier des putes si tu veux !

Je manquai de m’étrangler de rire. Nos regards se croisèrent plus franchement. Je la sondai un peu :

— Le quartier des putes, hein ? C’est classé à l’UNESCO ou bien ?

Elle a rit, nous avons échangé nos numéros de téléphone. Lorsque nous nous sommes séparés pour rejoindre nos paliers respectifs elle m’a lancé :

— Et tu m’appelles hein ? Tu appelles et tu viens !

(A suivre)

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