Saby (partie 2)

Philippe RAMELET
Hexagone
Published in
7 min readJul 19, 2023

Pris dans ma vie parisienne, je laissai quelques semaines filer avant de repenser à Saby et à son invitation dans la capitale nordiste. J’eus même besoin d’un petit concours de circonstances pour m’aider à faire le pas : j’avais enfin trouvé le poste radio/vinyle Graetz de mes rêves sur un site de petites annonces et devais me rendre à Gand en Belgique pour le récupérer. Après tout Lille était sur le chemin, c’était l’occasion. Je “textai” Saby la veille de mon départ prévu :

— Salut la nordiste déchaînée, tu es dispo demain soir pour me faire visiter ton village ?

La réponse fut plutôt rapide :

— J’ai cru que tu m’avais zappée ! Ok pour demain soir, on va voiiiiiirrrr les puuuuuuuuutes !

Apparemment, cette fille avait ce qu’il convenait d’appeler “un grain”. Au moins son obsession, entre le kink et le gimmick, avait le mérite d’être originale et décalée. C’était donc parti pour “les puuuuuuuuutes”. A la fin de ma journée de travail je filai sur l’A1, accompagné des vocalises de Till Lindemann que je pouvais enfin mettre au volume souhaité. Arrivé sur Lille je me garai dans la rue du domicile de Saby où elle m’avait demandé de venir la récupérer. J’envoyai un texto pour signaler ma présence et elle me demanda de monter chez elle, prétextant ne pas être prête. Elle habitait une de ces petites maisons à étages en brique rouge, typique de la ville et des environs. Je grimpai au premier, sonnai. Saby m’ouvrit la porte, toujours aussi dynamique, énergique. En faisant deux pas dans son entrée je remarquai immédiatement sur un petit meuble qui servait de vide poche une paire de menottes, des vraies, pas un accessoire de sex-shop ou de farces et attrapes.

— Mais t’es fliquette ou gestionnaire d’actifs toi ?

— Ah ça !

Elle prit un peu plus son accent du Nord, saisit les menottes dans ses mains.

— T’es pas d’ici toi hein ! C’est pour mon déguisement pour le festival de Dunkerque ! Regarde !

Devant moi, elle se mit les pinces aux poignets et les referma. Je la regardai, interloqué. Nous nous étions croisés à peine deux minutes sur mon palier et là j’étais chez elle, et elle entravée. Je savais que j’étais du genre à inspirer la confiance mais là on avait clairement dépassé le stade du raisonnable. Saby était comme un livre de Lewis Caroll, un tourbillon d’inattendus. J’allais donc suivre le lapin blanc. Elle me désigna les clefs qui étaient dans une coupelle :

— Bon et maintenant tu peux me détacher, je vais pas rester comme ça quand même !

Même si je n’en étais pas certain sur le coup, l’invitation me parut à double sens.

— Je sais pas, je te trouve pas mal comme ça !

Je restai immobile, un petit sourire en coin au cas où j’aurais pris du lard pour du cochon. Elle me regarda d’un air frondeur :

— Non mais t’es un malade toi ! Détaches moi tout de suite sinon tu vas voir ce qui t’attend !

Elle a dit ça vraiment sérieusement alors que ses yeux étaient emplis de jeu et de rigolade. Je crois qu’elle me testait en soufflant du froid et du chaud, de l’absurde et du n’importe quoi, trois pincées de “tiens toi bien garçon” et quelques zestes de “Johnny fais moi mal”. Je fis semblant de réfléchir quelques secondes histoire de ne pas céder trop facilement, saisis les clefs dans la coupelle et libéra la captive en lançant :

— Non mais moi de toute façon je suis venu pour les putes, elles sont où d’abord ?

— A la bonne heure ! T’inquiètes tu vas les voir ! Allez c’est parti pour un tour de la ville, avec ta guide préférée, l’essayer c’est l’adopter ! On prend ta voiture ? Tu me conduis ?

— C’est parti !

Nous avons fait le tour de la ville au ralenti, Saby était un vrai guide, aussi un moulin à paroles et à conneries. A un moment nous somme arrivés sur une petite place pavée éclairée par quelques lampadaires sous lesquelles des “dames” patientaient. Il y avait une certaine effervescence, pas mal de voitures qui passaient au ralenti, une fille montait dans la caisse de son client, des passants plus ou moins innocents. Saby a bondi sur son siège :

— Les voilà ! Les putes ! Tu n’allais pas rater ça ! Elles sont belles hein ? Il y en a pour tous les goûts ! Regarde celle-là ! Elle, elle fait des spécialités c’est sûr !

Elle me désigna du doigt une femme noire un peu ronde avec des cuissardes, des bas résilles et un haut indéfinissable fait de lanières de cuir et d’anneaux en métal.

— Elle a dû fouetter des chefs d’entreprise celle-là !

Nous nous sommes marrés. Elle en a pointé une autre du doigt.

— Celle-là ! C’est celle-là qu’il te faut à toi !

La fille en question était du genre “fille de l’est”, cheveux mi-longs noirs lissés à mort, mini-jupe au ras de la salle de jeu, perchée sur des jambes fines d’une dizaine de kilomètres au bas mot. Elle était un peu à l’écart.

— Grande, elle a les yeux bleus comme toi et moi, on les voit pas d’ici mais je te parie qu’elle a les yeux bleus !

Nous étions partis dans le grand délire, j’ai rétorqué :

— Attends tu ne me connais pas, peut être que j’aime me faire fouetter moi aussi !

— Non mais ça c’est un acte d’amour, je me réserve ce droit ! Je t’interdis de te faire fouetter ! Tu peux me laisser ça au moins ! En plus t’es pas du genre à aimer le cuir, ça se sent.

Elle s’est penché vers moi et m’a reniflé comme un chien.

— Tu sens trop bon en plus, toi t’es du genre à aimer les culottes en coton toutes simples et au maximum des porte-jarretelles mais que dans les grandes occasions !

— Tu lis mon âme comme un livre ouvert Saby…

— Je sais, c’est un don que j’ai, je suis née comme ça ! Allez démarre et arrête toi devant Sevtlana là, j’aimerais lui demander un truc !

— T’es sûre ? Tu pousses pas un peu là ?

— Allez !!!! S’il te plait !

J’ai obtempéré, se marrer à coups de punchlines ça mangeait pas de pain mais j’avais rarement échangé avec des prostituées, je flippais un peu. D’autant plus que mon futur métier m’amenait à subir une “enquête de moralité” dont je ne savais pas si elle avait commencé ou pas. Et j’imaginais déjà le tableau si une altercation avec une fille de joie figurait quelque part dans mon dossier…

J’ai démarré et lentement je me suis accosté au trottoir devant la fille qui était côté passager, Saby a descendu la vitre, la fille s’est approchée et s’est accoudée au rebord de la fenêtre. Elle avait de jolis petits seins tout ronds et un français approximatif :

— Oh vous êtes joli petit couple vous !

Saby a dégainé :

— Bonsoir, c’est pas pour tout de suite mais mon mari et moi on aimerait avoir quelques informations. Genre si on vous prenait pour la nuit, ça nous couterait combien pour tous les deux ?

Je me suis tapi dans mon siège, elle était littéralement givrée. La fille nous a dévisagé, elle a rigolé.

— Pour vous je pourrais gratuit mais faut bien manger, boire et dormir alors 300 euros pour la nuit ! Ça vous va les chéris ?

Saby s’est tourné vers moi, très sérieusement, elle a posé sa main sur mon genou :

— 300 euros, qu’est ce que tu en penses mon chéri ? Ça fait pas un peu trop ? On les prendra sur notre épargne logement, qu’est ce que tu en penses ?

J’ai bafouillé un “Oui, ça devrait passer” absolument misérable, au jeu du n’importe quoi et du sans limites, Saby m’avait vaincu. Nous avons fait nos adieux à Svetlana qui nous a fait un bisou soufflé sur la main et un clin d’œil. Saby, un petit sourire en coin m’a lancé :

— T’as vu ? Tu me battras jamais dans le n’importe quoi ! C’est moi la plus forte ! Pour la peine, c’est toi qui offres le restau ? Ça m’a donné faim tout ce tourisme là !

Je l’ai regardé du coin de l’œil tout en conduisant dans les rues pavées du centre, j’ai lâché un petit sourire.

— C’est parti. Je suppose que tu as deux trois adresses ?

— Un peu mon neveu, et comme tu es puceau du Ch’nord tu vas goûter aux spécialités locales !

— C’est quoi ça ? Le moules-frites aux maroilles ?

— Le quoi ? Tu nous insulte là ! Fais gaffe mon garçon !

— Je te préviens je suis originaire du Languedoc, alors tes trucs aux noms imprononçables là…

— Si t’as peur du welsh et du waterzooi alors tu vas déguster une carbonade flamande, pour un puceau c’est parfait !

J’ai pilé sur les freins en plein milieu de la rue, me suis tourné vers elle, j’ai pris mon regard de tueur :

— Dis donc la blondinette ! Si tu continues comme ça tu vas voir ce qu’il va te mettre le puceau !

Elle m’a jaugé le temps d’une seconde, puis nous avons éclaté de rire. C’était parti pour une carbonade flamande.

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