Ta mère est couturière

une histoire pas très longue

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Ta mère est couturière, tu nais dans les fils, les fragments de soie et les fichus aux tons bigarrés. Paris pue et suinte par tous ses pores. En trente ans, tu vois la foule mettre à bas la statue du roi Louis place Vendôme, y tirer du métal fondu des canons une colonne grandiose, pour finalement la déboulonner à nouveau et la faire disparaître dans les conduits secrets de l’histoire.

Les ans passent et tu vis de couleur : c’est toi qui rehausses de vert, de rouge et d’or les enseignes des arracheurs de dents, des prêteurs sur gage et des parfumeurs. Au printemps, tu tisses les grands auvents qui abriteront les buveurs des beaux jours ; plus tard encore, tu confectionnes les lampions qu’on met dans les arbres pour les longues fêtes d’été. Ton monde est petit ; tu circules dans un périmètre restreint où les rues étroites s’entrecroisent, au cœur de la ville qui pousse et se déforme vers les villages environnants. Les enfants connaissent leur maison mais ne sauraient dire où ils habitent ; il n’y a pas d’adresse et pourtant tout finit par se retrouver.

En 1805, néanmoins, on décide de peindre des nombres aux murs des maisons. Comme tu as de la peinture et qu’on te connait, c’est toi qui es chargé de donner à chaque porte son numéro. Partout dans Paris, d’autres coloristes dessinent eux aussi sur les immeubles d’austères chiffres noirs sur fond jaune. Dans les rues où tu vis, pourtant, des taches de couleurs inattendues apparaissent. Tu as reçu de mauvaises consignes et tu peins sur les façades des numéros blancs sur fond rose. Les chiffres entrent dans les cours et apparaissent sur chaque porte, au fond des corridors, s’allongeant encore et encore. Tu vis au 456 de la rue des Petits Oiseaux, qui ne fait pourtant que trente pas de long.

Quarante ans passent encore avant que tu ne lâches les pinceaux pour de bon et, sur ta tombe au Père-Lachaise, tes voisins déposent des dragées et des poupées de chiffon.

Personne n’aura l’allant suffisant pour effacer tes coloriages. Dans ce coin de Paris, les maisons restent décorées de sucreries jusqu’à l’attaque des Versaillais, soixante-six ans plus tard, et eux brûlent tout, de toute façon.

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