Lorsque Papa n’a plus d’histoires

Olivier Pailhes
Histoires pour Margaux
6 min readMay 24, 2019

Il faisait froid ce soir-là dans le village de Glenridge, au nord de la frontière canadienne.

Margaux, une petite fille de 10 ans, demanda a son papa, assis à coté d’elle sur son lit:

— “Papa, je voudrais une histoire s’il te plait”

— “Une histoire? Oh non!! Pas encore une histoire, s’exclama son papa qui se sentit soudain tellement fatigué. Mais je ne sais plus d’histoires! Je te les ai toutes racontées, les vraies, les fausses, les rocambolesques, les moralisatrices, les histoires qui font peur et les histoires qui font rire, les histoires à dormir debout, assis, couché, les histoires ordinaires et extraordinaires. J’ai la tete vide comme un bocal à poisson rouge sans poisson rouge.”

“S’il te plait…..”

Heureusement, la journée avait été longue et Margaux s’endormit soudain, donnant un répis a son papa.

Celui-ci remonta accablé dans la cuisine et dit à sa femme:

— “C’est fini. Je ne peux plus. Je n’ai plus d’imagination. Je suis un papa raté. Comment vais-je pouvoir trouver une source d’inspiration???

Tu sais, lui dit sa femme, on raconte qu’il existe une source magique, près des gorges de Watkins Glen, dont l’eau donne une imagination sans limite. C’est peut-etre ta dernière chance…

— “J’y vais tout de suite! Je dois etre pret pour demain, déclara le papa, et il partit sur le champ malgré le blizzard féroce qui soufflait sur le pays.

Emmitouflé dans sa fourrure, il traversa la foret, arriva aux chutes du Niagara. En utilisant des troncs d’arbres qui flottaient sur la rivière, il parvient a passer d’ile en ile jusqu’a traverser tous les rapides. Mais sur la dernière ile, alors que la fatigue se fait sentir, un grizzli gigantesque se dresse devant lui: il est en colère et une lutte sauvage s’engage. Dans un corps-a-corps terrible, l’homme et la bete roulent dans la rivière et sont emportés par le courant. Alors que le bord des chutes se rapproche a toute allure, l’homme réussit a agripper une branche qui le retient a la berge, alors que le grizzli est emporté en bas des chutes dans un grognement sauvage.

Péniblement, le papa parvient à se hisser sur la berge. Après un moment de repos, il reprend sa course effrénée et arrive enfin a l’entrée des gorges de Watkins Glen. Soudain, il entend dans la nuit des hurlements sinistres : une meute de loups l’a flairé et pris en chasse. Il n’a plus le choix que de pénétrer dans les gorges. Les loups sont des dizaines. Affamés par le blizzard, ils se rapprochent a toute allure. Alors qu’ils ne sont plus qu’a quelques mètres, l’homme aperçoit une ouverture étroite dans les gorges. Il s’y jette d’un saut désespéré, à l’exact moment où le chef de la meute fait claquer ses dents sur lui. La fente conduit à une sorte de cheminée naturelle que l’homme escalade rapidement, alors que les loups, dépités, sont coincés à l’extérieur.

Les yeux de l’homme commencent a s’habituer à l’obscurité de la grotte et il discerne maintenant une faible lumière et le bruit délicat d’un goutte-à-goutte.

Dans un puit de lumière, une fine cascade s’écoule dans une sorte de bol de naturel. La source!! L’homme s’abreuve goulument à l’eau fraiche. Et soudain son cerveau entre en ébullition : des idées par dizaines lui viennent dans la tete, des rebondissements, des aventures et des chutes surprenantes. Enfin!

Il s’apprète a partir mais s’arrête tout net. Horreur! Toutes ces brillantes idées s’effacent de sa mémoire! Il les sent lui échapper. Il se sent retomber dans un grand vide d’imagination.

Comment faire? Il n’a ni gourde ni fiole, juste quelques cristaux trouvées dans son village, qui trainent au fond de ses poches.

Il avance dans la grotte, désespérément a la recherche d’un recipient. Plus il avance plus l’obscurité s’épaissit…. Mais il lui semble voir, tout au fond de la grotte comme une petite lumière qui danse. Il s’en approche encore et là, il distingue un grand feu. A coté du feu, une homme avec une longue barbe est assis. Il tient contre sa bouche un grand tuyau d’acier et souffle de toutes ses forces pour faire apparaitre une forme à l’autre extrémité du tuyau.

Le papa s’annonce:

— Bonsoir!

A peine surpris, l’homme redresse la tete et lui répond:

— Bonsoir!

— Que fait vous ici?, demande le papa

— Je pourrais vous retourner la question. En ce qui me concerne, je tente souffler du verre. Mais malheureusement, il doit manquer quelque chose dans ma formule, car tout ce que je souffle est tellement fragile que cela se brise au moindre choc.

— Je ne sais comment vous aider, dit le papa. Je n’y connais vraiment rien….

— Oh je sais ce qui ne va pas. Je dois renforcer le verre avec un composant qu’on ne trouve que dans certains cailloux… ou certains cristaux….

— Des cristaux? J’en ai peut être qui pourront vous aider. Tenez, dit le papa, en tirant les cristaux de sa poche. Essayez et vous verrez bien

L’homme approche les cristaux de ses yeux et murmure:

— Interessant…interessant… voyons voir ce qu’on peut faire

Il introduit alors un des cristaux dans le tuyau puis gonfle ses joues et souffle de toutes ses forces. A l’autre bout du tuyau, une bulle apparait, que l’homme habile façonne aux flammes du feu pour lui donner petit a petit une forme de bouteille. Puis, a l’aide d’une petite lame en fer, il coupe la bouteille du tuyau et se met a l’observer attentivement.

— Voyons voir que cela refroidisse… c’est prometteur!

Un peu plus tard, le souffleur de verre prend la bouteille dans ses mains, la tapote, la fait rouler…

— Par-faite! Exactement ce qu’il me fallait pour réussir a souffler du verre resistant! Merci mon bon monsieur! Je suis votre débiteur : comment puis-je vous remercier?

Le papa a observé toutes les étapes de la fabrication du verre en pensant à ce qu’il dit alors:

— Oh juste une chose: laissez moi emporter cette premiere bouteille, en échange de tous mes cristaux.

— Marché conclu, répond le souffleur, et merci encore!

Le papa s’empresse de remplir la bouteille a l’eau de la source magique et repart en courant vers son village. Lorsqu’il arrive aux chutes du Niagara, les eaux sont déchaînées. Un courant puissant charrie des troncs d’arbres a toute vitesse jusqu’a les projeter dans les chutes. Il remonte un peu en amont et se jette sur un tronc en pagayant pour l’orienter vers l’autre rive. Dans la nuit obscure il a du mal a distinguer le rivage mais il y met toutes ses forces. Il sent qu’il n’est plus qu’a quelques mètres de la berge et redouble d’effort. Il y est presque. Il entend le grondement des chutes qui se rapproche et devient terrifiant. Il tend le bras dans un dernier effort pour agripper les branches d’un arbre qui se penche depuis la berge, mais c’est trop tard : son radeau de fortune est emporté dans les chutes. Il bascule dans les airs puis tombe comme dans un rêve qui dure une éternité avant de percuter l’eau en bas des chutes.

L’eau est glaciale et les tourbillons le malmènent dans tous les sens. Mais il est résolu à retrouver sa famille. Jamais il n’abandonnera. Avec peine, il nage vers la surface et dans un sursaut se hisse sur la berge, en bas des chutes.

Ouf! Apres avoir repris son souffle et ses esprit, il poursuit son périple et finalement, il atteint la porte de sa maison, sain et sauf.

Margaux vient d’aller se coucher et elle l’attend. Il s’assied a coté d’elle et ouvre sa fourrure pour boire une gorgée de sa précieuse fiole.

Horreur!

La petite bouteille s’est brisée dans les chutes. Plus rien. Meme pas une goutte. Tout ça pour rien. Les mains sur son visage, il se met à pleurer a chaudes larmes.

— “Mais enfin Papounet, pourquoi pleures-tu autant? lui demande Margaux.

— “Je n’ai pas d’histoire ma chérie. Pourtant j’ai essayé, je te promets. Mais en vain.

— “Pourquoi tu n’as pas d’histoire pour moi? Raconte!

Alors le papa lui raconte sa poursuite avec les loups, son combat avec l’ours, la chute dans le Niagara et la fiole d’eau d’imagination brisée dans sa fourrure.

Lorsqu’il a terminé de raconter ses péripéties, Margaux l’embrasse tendrement et lui dit:

— “Papa, c’était la meilleure histoire que tu m’aies jamais raconté!”

Des larmes montent aux yeux du papa alors que Margaux ajoute:

— “Je peux en avoir une autre demain?”

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