Télétravail ou travail télé-contrôlé ?

Raphaël Thobie
Humanaa
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10 min readSep 24, 2014

Mardi. Particulièrement malade aujourd’hui. Pendant toute la durée de mon temps de transport, très agréable d’habitude lorsque je suis coincé entre une aisselle et une haleine chargée, je me demandais aujourd’hui ce que je fichais là et pas au lit.

Me déplacer, finir encore plus malade, être de mauvaise humeur, refiler mes microbes à tout le monde et lutter contre un sommeil certain après manger : quel intérêt de venir ?

Et bien juste le fait que j’avais 3 compte-rendus à faire, un point technique sur l’un des nouveaux produits avec 2 experts, des planches sur la roadmap d’un autre produit à commencer et plusieurs mails en attente.

A mon 5ème thé à la machine à café, en train de me demander si je n’allais pas écrire au fournisseur pour qu’il rajoute une touche « miel » sur sa machine, je croise le chef d’un service R&D que je connais bien, Jérôme, accompagné de la DRH de notre entité, Laurence.

Jérôme : « Ah ouais quand même! La dernière fois que j’avais ta tête… Ah ba non tiens… J’ai jamais eu ta tête en fait …. t’as vraiment l’air KO là, pourquoi tu n’es pas resté chez toi ? »

Moi : « Merci… Et bien une tonne de trucs à faire, et si je ne les fais pas, ça va vite bloquer. »

Jérôme : « Et tu ne pouvais pas les faire de chez toi ? »

Laurence : « Et puis quoi encore Jérôme ? Quand tu es dans cet état là oui en effet tu restes chez toi, mais certainement pas pour bosser ! Tu te reposes ! »

Jérôme : « Oui enfin c’est une forme de télétravail quoi ! »

Laurence : « Oui. On peut dire ça… Mais dans télétravail, il y a travail quand même, qu’on ne retrouve pas dans « malade » par exemple, tu as remarqué ? Je te rappelle d’ailleurs qu’il y a des règles pour le télétravail, dans les accords collectifs de la boîte, et ce n’est certainement pas compensatoire d’un arrêt maladie ! »

Moi : « Ah ça y est ? Tout le monde a signé, le télétravail est passé ? »

Jérôme : « Pfff arrête, m’en parle pas. C’est signé depuis un mois et tout le monde me demande un contrat de travail adapté, je ne sais plus quoi faire… »

Moi : « Et bien … Dire oui par exemple ? C’est quoi le cadre exactement Laurence, tu sais ? »

Laurence : « Oui tout a fait, tu sais je ne sais pas vraiment si on peut parler de cadre, c’est assez permissif il me semble …


Alors attends dans l’ordre ; c’est limité à un jour par semaine, cela doit être validé par le manager direct, il ne faut pas sélectionner un lundi ou un vendredi, pour ne pas assimiler ça à un WE prolongé, quand tu as choisi le jour, tu ne peux plus changer, si jamais tu as un point important, tu peux sauter ton jour et venir au boulot, par contre tu ne rattraperas pas ton jour et enfin tu dois répondre à tes mails et au téléphone que te fournit la boîte »

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Moi : « Ah oui effectivement c’est plutôt permissif ! Tu n’en as pas parlé mais en plus, je suis sûr que tu as le droit de manger le midi non ? »

Laurence me regarde tout à fait sérieusement : « Oui, une heure de pause le midi accordée. De plus nous avons une formation d’1/2 journée pour les postulants, pour leur apprendre à tout de même se lever tôt, se laver et s’habiller pour garder la sensation d’aller au boulot.»

Sourire satisfait.

Ne pas réagir…

Moi : « Et alors Laurence, tu sais combien de gens y ont souscrits ? »

Laurence : « Non pas encore, mais nous avons un objectif de 15%… Pas plus ! »

Moi : « Ah oui donc ce n’est pas un objectif, c’est une limite ! »

Jérôme : « Non mais écoute, on sait tous que l’on est moins performant chez nous tout de même ! Tu es tenté de regarder la télé ou d’aller sur le net, ou encore de sortir prendre l’air ! »

Moi : « Ah oui c’est sûr qu’on ne peut pas le faire au boulot ça, depuis qu’ils ont mis un vigile qui écrase au sol notre téléphone tous les matins en arrivant, ainsi que les portes d’établissements qui ne s’ouvrent que dans le sens entrant… »

J’aime pas être malade, ça me met de mauvaise humeur …

Jérôme : « Oh ! Arrête tes sarcasmes hein ! Tu sais aussi bien que moi que nous avons besoin de communiquer pour que les projets avancent : comment on fait nos réunions techniques ? Nos réunions d’avancement, nos réunions de process, nos réunions de planification, nos revues qualité ou encore nos points de coordination entre projets si nous sommes chez nous ? »

Moi : « Ah oui tu as raison … Mais du coup comment et quand on bosse si nous ne sommes pas chez nous ? Ah ou alors tu planifies des réunions « travail normal » alors ? »

Jérôme : « Ok donc tu ne vas pas t’arrêter… »

Laurence : « Sois cool, Jérôme n’a pas si tort que ça. Comment tu veux être sûr que les gens avancent quand ils sont chez eux ? Puis quand tu dois vraiment parler en équipe et que cela tombe le mauvais jour, là aussi quelle est la solution ? »

Moi : « Aïe oui … Ils ont inventé un truc il n’y a pas longtemps je crois, pas sûr que ça marche, la visioconférence je crois, j’ai entendu parlé d’une petite start up qui essaie durement, Skype, mais bon faut attendre qu’elle se lance. Ah par contre, tout à l’heure n’ayez pas peur en sortant, ils ont inventé des voitures électriques aussi. »

Laurence et Jérôme commencent réellement à regretter que je ne sois pas resté chez moi.

« Non mais écoute, on sait tous que l’on est moins performant chez nous tout de même ! Tu es tenté de regarder la télé ou d’aller sur le net, ou encore de sortir prendre l’air ! »

Moi : « Désolé, je m’excuse, ce n’est pas très malin de ma part. Mais sérieusement, c’est plutôt une aubaine de travailler chez soi non ? Nous ne sommes pas dérangés sans cesse par un événement perturbateur comme une personne qui passe à notre bureau, nous évoluons également dans un cadre de vie plus serein, non intoxiqué par les heures de transport du soir et du matin, donc finalement on abat deux fois plus de boulot que dans une journée normale.

Pour l’assurance du suivi du travail, je pense que c’est une question de confiance. Tous les cadres ici sont au forfait jour, ce qui dans les faits veut dire qu’ils gèrent leur travail comme ils l’entendent, même si cela implique une seule heure de travail sur le site.

Or aujourd’hui la majeure partie des gens, à tort ou à raison, reste en place sur une large plage horaire, pour les bonnes ou les mauvaises raisons d’ailleurs . »

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Jérôme : « Oui mais pour un métier comme le logiciel, c’est extrêmement dur de développer à la maison, sans l’outillage nécessaire, sans les plateformes d’essais avec le matériel adéquat. »

Moi : « Mais Jérôme, depuis quelques temps tu encourages ton équipe à bosser en AGILE, avec des versions testées en intégration continue toutes les nuits sur un serveur distant, dis moi ce qui change quand le développeur est chez lui ?

Le problème ce n’est pas vraiment la non présence physique, mais plutôt la dématérialisation du contrôle qui t’embête.

En fait le problème est double : soit tu as peur d’un manque d’implication à domicile, avec la possibilité que le travail ne soit pas correct car fait seul, soit tu as peur que le travail soit improductif car tes collaborateurs n’ont pas toutes les bonnes informations au bon moment sans que tu sois là, toi ou leurs chefs de projet.

Dans les deux cas, tu te rends compte de cette dépendance à ton rôle ? Tu DOIS être là pour coordonner et t’assurer que l’ensemble se déroule correctement, et tu DOIS informer toi-même des nouveautés ou changements de cap de chaque personne, et ces personnes ne sont pas toutes autour de toi, ce qui implique que toi aussi tu te déplaces.

Donc au final, C’est plus une question de méthode de travail et d’outils associés : si tu enseignes à tes équipes de partager entre elles toutes les informations en temps réel et si tu évalues avec elle périodiquement les bons métriques à mettre en place, à actualiser et à suivre tous les jours, tu réduis drastiquement ta dépendance, et leurs besoins d’être autour de toi ! »

Laurence : « Oui mais là c’est toute la société que tu dématérialises ! Il y a un bon nombre de fonctions transverses que tu rends complexes sans voir les gens, et sans travail en équipe.

Moi : « Je le répète Laurence, il n’est pas question de ne pas travailler en équipe, et cela fait partie de la suite d’outils à déployer : beaucoup de travail collaboratif peut se faire à distance, par visio, par chat, par feed d’informations sur un groupe dédié au projet, je dirais que cela permet aux fonctions transverses de suivre encore mieux les différentes informations, et de les recouper plus facilement, car plus personne n’évolue en silo.

D’autre part, il n’est pas question de faire du télétravail en continu, le contact humain est primordial, et pour la cohésion de l’équipe il est important d’avoir des moments communs en live, voir même sur des sujets autre que le travail en lui-même pour resserrer les liens et faciliter justement le travail distant qui s’en suit.

Mais en le favorisant ce télétravail, tu peux gagner des coûts de structures assez dimensionnant. Évidement une partie de cette économie sera a réinvestir dans ces fameux outils, dans la sécurité de l’information diffusée, et donc dans le BYOD également, mais ce sera toujours une économie majoritaire sur la dépense. »

Jérôme : « Sans lien concret et direct, tu vas perdre une partie de la population de l’entreprise, et tu crées des inégalités car certains métiers s’y prêtent et d’autres non, c’est cela que tu dois réguler »

Moi : « Justement alors, pourquoi avoir voulu offrir directement cette opportunité à tout le monde en la plaçant dans un cadre hyper contraint ? Pourquoi ne pas être passé par une petite communauté d’abord, avec une liberté quasi totale, pour observer les avantages/inconvénients et affiner le cadrage en fonction des retours d’expérience ? Nous aurions pu alors adapter l’offre à la demande ! »

Laurence : « Dans une grosse structure comme la notre tu ne peux pas. Ces règles doivent être débattues et établies avec les partenaires sociaux, puis avec l’ensemble de la direction, pour le temps que ça prend, autant impliquer tout le monde d’un coup… »

Moi : « Oui mis le problème c’est qu’avec un environnement hyper limité tu pousses au piratage, et tu vois des gens qui vont effectivement utiliser un arrêt maladie pour justifier d’une journée à la maison pour bosser et avancer sans être perturbés. Tu en vois d’autres qui vont utiliser des applications du marché, comme whatsapp, pour palier au manque d’un outil communautaire simple pour palier aux problèmes des travaux longues distances.

Il vaut mieux parfois étudier une éco-système à taille humaine et lui ouvrir toutes les portes, que vouloir donner un accès contrôlé à tout le monde sans en connaître les failles.

En formant un petit groupe à de nouveaux usages et en apprenant avec lui comment les affiner, tes nouvelles méthodes complètement déployées subiront beaucoup moins d’abus, alors que les mêmes failles existent !

Car tu auras une première communauté de primo-utilisateurs qui répandra la nouvelle façon de faire, convaincus par des pairs, les autres collaborateurs ne chercherons pas à contourner ce qui pour eux était un problème, car ce sera ici une solution. »

“Si tu enseignes à tes équipes de partager entre elles toutes les informations en temps réel et si tu évalues avec elle périodiquement les bons métriques à mettre en place, à actualiser et à suivre tous les jours, tu réduis drastiquement ta dépendance, et leurs besoins d’être autour de toi !”

Jérôme : « Tu te rends compte de ce que tu demandes ? Tu veux changer fondamentalement les habitude de notre groupe ! Ça ne peut pas se faire en douceur… »

Moi : « Et bien je suis persuadé que si. Nous sommes convaincus ici qu’il faut changer complètement les choses pour qu’elles soient appliquées, pourquoi ne pas essayer le contraire.

La première solution qui a été prise est sûrement utilisable telle quelle : si nous ne la prenons pas comme acquise dés le départ juste pour dire que notre entreprise aussi fait du télétravail, mais si nous prenons les premiers retours comme tests, à la fois par ceux qui pratiquent, mais également par le projets pour lesquels ces collaborateurs sont missionnés, alors nous pourrons vérifier la pertinence du cadre, pour l’améliorer. »

Laurence : « OK mais alors il faut tout de suite mettre des fonctions transverses à contribution pour vérifier que le niveau d’échange est suffisant, afin que personne ne soit lésé. »

Jérôme : « Et il faut que je réfléchisse dès maintenant aux mesures pertinentes et collaboratives à définir pour suivre correctement ces équipes à distance. »

Moi : « Bon, voilà, en définitive on s’y retrouve ! Il suffisait juste d’en parler, bon sur ce je vous laisse, je rentre chez moi ! »

Jérôme, avec un sourire : « Ah oui je vois, tu cherchais juste à nous convaincre pour retourner bosser chez toi ! »

Moi : « Non, cette discussion m’a juste fait la journée en terme de neurones disponibles, donc je rentre pour prendre un doliprane et me coucher ! Si tu pouvais d’ailleurs éviter d’ajouter ce métrique à ton tableau de bord Jérôme, ça m’arrangerait ! Merci ! »

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Raphaël Thobie
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