Imagination of things est un duo de designers, composé de Monique Grimord et Vitor Freire, qui manipule le pouvoir narratif de l’objet

Vitor Freire
Imagination of Things
11 min readJun 22, 2018

Interview by Aurélien Montinari first published at Le Shadok.

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Aurélien Montinari : La notion de narration est très présente dans votre travail, pourquoi selon vous, est-elle si importante ? Comment est-il possible de créer un dialogue entre les personnes et les artefacts ?

Vous parlez de joie, vous dites que vous voulez « débloquer la joie et la pertinence ». Le mot joie est peu utilisé pour parler des technologies, pourquoi pensez-vous que ces termes sont liés ?

Votre approche du design est prospective et critique, comment cela fonctionne-t-il? Selon Louis Sullivan, « la forme doit suivre la fonction ». Comment pouvez-vous imaginer des fonctions futuristes ? Où est la partie critique dans ce travail ? Pourquoi est-ce important de travailler avec des créatifs locaux? Comment gérez-vous ce processus?

Imagination of things : Les histoires sont liées au sens que nous donnons à la réalité. Pour nous, c’est exactement ça le design: un appareil de construction de sens. Les progrès en matière de technologie des médias ont placé la fiction dans de nouveaux territoires où la capacité de lire ces fictions (et leurs sensibilité) est devenue plus vulnérable aux forces qui la façonnent.

Nous concevons les artefacts comme des histoires réelles. Les artefacts sont des faits, c’est une histoire qui attend d’être touchée, qui attend qu’on interagisse avec elle. Quand nous travaillons avec futur fictif, Bruce Sterling et Kelly Kornet formulé l’expression « avenir ethnographique expérimental », c’est une formulation à laquelle nous adhérons dans notre processus créatif.

Nous ne pensons pas que le terme de joie soit inhabituelle quand on parle de technologie, même si ce mot n’appartient pas au vocabulaire saturé d’efficacité et de profit paranoïaque souvent usité. Donc, faire de la joie « la priorité » lors de la création et de la conception via la technologie est déjà en soi un acte radical. L’écrivain de science-fiction britannique Arthur C. Clark a déclaré que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie« . La joie est également liée à notre passion pour la danse. Cela aurait pu être la première connexion que nous avions en tant que duo créatif, brésilien et américain, l’amour et la valeur que la danse a dans nos vies. Peut-être que la joie se trouve dans l’espoir de se connecter avec quelque chose d’essentiel, une connexion avec nos corps oubliés. Ces expériences qui peuvent rendre ce lien possible, nous les voyons comme révélatrices de joie. Nous avons tous besoin d’un événement déclencheur, d’une excuse, d’un espace sûr, ce sentiment de joie est au plus profond de nous, attendant l’occasion de se réveiller.

Nous nous identifions à l’approche Speculative and Critical Design [SCD, Conception Spéculative et Critique en français], en particulier dans la façon d’éloigner toute conception purement axée sur les consommables et la résolution de problèmes. Cela peut être l’occasion de questionner les « problèmes » que les concepteurs tentent de résoudre, mais peut-être que le design ne devrait pas avoir besoin d’approche critique. La façon dont nous imaginons l’avenir, le futur, est un territoire important dans lequel nous nous sommes engagés à habiter pour y créer des expériences de l’intérieur, notamment à travers un processus de co-création. L’avenir est une vieille idée, mais nous nous intéressons à la manière d’étudier et d’expérimenter les façons dont nous y pensons. Nous pouvons également explorer des possibilités au-delà de principes comme « la forme suit la fonction« . Une imagination radicale pourrait remettre en question la notion de « fonctionner« . Bifo Berardi dit: « La possibilité est le contenu, la puissance est l’énergie, et le pouvoir est la forme« . Et Timothy Morton dit « le contact est contenu« . En tant que créatifs, nous nous situons quelque part entre ces deux expressions.

Nous sommes des animaux sociaux, donc ce n’est pas forcément un choix, c’est un instinct de survie. Nous vivons dans l’interaction avant même de concevoir une interaction. Nous avons développé des méthodologies de conception pour spéculer sur le futur dans des endroits comme Amsterdam, Eindhoven, Maastricht, Lisbonne et Strasbourg. C’est une conversation continue et un exercice pratique. Pour nous, après avoir passé la première couche d’imagination (les dystopies influencées par Hollywood et la Silicon Valley), il y a toujours une expérience de découverte de nouvelles possibilités. Local n’est pas le contraire de global, le local c’est où vous pouvez vivre, voir, expérimenter. Global est un « hyper-objet », souvent confondu, jamais clarifié. Il n’y a pas de créations locales, seulement des créations. Nous avons connu différentes « localités », et nous sommes désireux de continuer. Peut-être qu’un jour nous trouverons un moyen de les connecter entre-elles.

A.M. : Revenons ensemble sur certains de vos travaux… Empathy Bomber Backpack : l’empathie est un mot qui est présent dans plusieurs projets de la résidence. Il semble que lorsque nous parlons d’interfaces, nous pensons aux interactions et, évidemment, au sentiment d’empathie.
Comment pouvez-vous expliquer cette inter-connexion? Comment est-il possible d’utiliser un sentiment positif à travers un artefact terroriste ? Y a-t-il un lien entre politique et design ? Pouvez-vous expliquer ce lien ?

Making of in Turin

I.o.t. : Le projet a commencé par poser la question polémique (qui est presque totalement absente des médias populaires): que veulent vraiment les terroristes ? Cette question évoque une catégorie de films dont vous vous souvenez peut-être qui jouent avec la question « qu’est-ce que les femmes veulent vraiment ? », posée à la fin du XXe siècle, lorsque les femmes devenaient des acteurs de la culture.
En demandant à l’autre ce qu’il veut vraiment, nous validons automatiquement ses actions, ou suggérons qu’il y a même une petite lueur de raisonnement humain derrière ces dernières. Donc, en demandant ce que les terroristes veulent vraiment, nous justifions fondamentalement leur violence.

Cette méthode d’interrogation est un non-sens. Pourquoi ne pas demander aux terroristes ce qu’ils veulent vraiment, et en même temps condamner leurs méthodes ? Le Empathy Backpack Bomber est une façon belle et subliminale de poser cette question. Ce dispositif utilise la politique d’un objet clé, la bombe, pour contraindre le spectateur à se poser accidentellement et innocemment cette question taboue. L’empathie sert de double clé à l’histoire de l’human bomb : c’est son appareil et son désir.

A.M. : Toca : Orlan, Cindy Sherman, Michel Journiac, il y a une longue histoire d’artistes qui interrogent la condition de la Femme en utilisant le corps.
Comment la technologie peut-elle fournir un nouveau mode de réflexion ? Est-ce toujours à propos du corps ? L’appareil est-il le nouveau sujet ?

I.o.t. : Le dispositif était un filtre pour mettre en évidence des couches dans le corps, le corps féminin qui a absorbé le traumatisme, la peur et un ensemble d’ « instincts adaptatifs » afin de naviguer dans la sphère publique urbaine. En inventant cette robe technique, nous avons également créé une sorte d’instrument de musique ou de mixage sonore, donnant à notre interprète la capacité physique de fabriquer de nouveaux paysages et textures sonores à partir d’histoires traumatisantes.

Photo: Tiago Lima

Il s’agit toujours du corps, mais plus vraiment du corps. Le harcèlement sexuel est une question à plusieurs niveaux, il est difficile d’en affronter la complexité, il est plus facile de désigner quelques « mauvaises personnes » que de remettre en question les structures quotidiennes et la banalité du harcèlement sexuel.

A.M. : Sexo No Real : Créer un nouveau genre d’emoji pour parler de la sexualité, comment pensez-vous que le design peut améliorer notre façon de communiquer ?
Le design est-il lui-même une forme de langage ?

I.o.t. : Les emoji faisaient partie d’un projet mené par Cindy Gallop avec une équipe de plusieurs créatifs au Brésil. C’était un effort commun avec des rédacteurs qui jouaient avec les argots brésiliens et les expressions autour de la sexualité, ce langage a toujours tendance à se situer du point de vue de la conquête sexuelle masculine. En se réappropriant ces argots pour donner du pouvoir à d’autres formes de sexualité, comme les femmes ou les LGBT, nous pouvions prendre le contrôle de la conversation à travers un langage populaire.

Les émoticônes, les glyphes et les mèmes permettent beaucoup de possibilités et possèdent un pouvoir pour influencer, changer et jouer avec le langage grâce à la symbologie. À mesure que nos moyens de communication changent pour inclure ces formes quotidiennes rapides et échangeables de langage visuel, il est essentiel de rester dans un dialogue sur qui crée et organise ces symboles, et pourquoi.

A.M. : Het Ware Noorden : La production consciente locale semble être une nouvelle alternative au capitalisme. Pensez-vous que cela peut être un véritable nouveau paradigme ?
Comment le design peut-il faire partie de cette révolution économique et sociale ?

I.o.t. : Le projet a été créé dans un espace merveilleux pour quiconque s’intéresse aux possibilités durables, un endroit appelé De Ceuvel dans le nord d’Amsterdam, un ancien chantier naval pollué qui est maintenant un terrain de jeu cleantech. Notre projet avait une approche ethnographique, le but était de comprendre les personnes vivant dans les environs et leur rapport avec les valeurs et les propositions de De Ceuvel. Une zone ouvrière historique à faible revenu, affectée par les vagues du capitalisme — plus de chantier naval, plus d’usine d’avions — et fortement dépendante de l’aide sociale, grandissant avec une imagination étroite de ce qui est possible. Les compétences, elles, étaient toujours là, elles perdaient simplement de la « valeur », nous voulions ainsi contester cette hypothèse. Le projet relie les anciennes et les nouvelles générations autour de l’upcycling et de la réutilisation créative, nous avons créé un label pour promouvoir les ateliers, commander de nouvelles œuvres et, nous l’espérons, fonctionner de manière autonome. Pour démarrer, nous avons créé une série d’installations lumineuses, fournissant un itinéraire non officiel à la célèbre Fête de la Lumière qui a lieu dans le centre d’Amsterdam. Le label s’appelle Het Ware Noorden [Le Vrai Nord en français].

Nous pensons que les projets qui osent imaginer une compréhension profonde et complète du mot durabilité ont le potentiel d’offrir une alternative. Nous sommes d’accord avec certains penseurs contemporains qui disent que la crise financière est aussi une crise de l’imagination. Fredric Jameson a une citation intéressante à ce sujet où il dit « il est devenu plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme« .

A.M. : Mesa Cyborg : Donna Haraway utilise le cyborgisme pour transcender les dichotomies. Pensez-vous que les technologies peuvent vraiment repousser les limites (comme, par exemple, la communication transdentale) ou peuvent-elles également augmenter les disparités ? Qu’en est-il de l’éthique ?

I.o.t. : L’éthique, c’est aussi la capacité de réfléchir de manière critique aux valeurs morales. Il suffit de penser à tout ce qui est aujourd’hui considéré comme totalement contraire à l’éthique, alors qu’il y a 100 ans, tout cela était en fait en phase avec les valeurs sociétales de l’époque. Être conscient de ce que nous faisons et des effets de nos actions ne devrait pas être un exercice « supplémentaire » lorsque l’on créé quelque chose. Ce n’est pas une implication à laquelle réfléchir par après.

L’éthique devrait être intégrée au processus créatif et devrait être permanent. Neil Harbisson est un pionnier du cyborg et l’expérience avec lui à Sao Paulo a été extrêmement riche pour les participants.
À bien des égards, nous explorons depuis longtemps les possibilités du corps et de la technologie. La véritable nouveauté dans ce que Neil Harbisson propose, c’est d’aller au-delà de l’automatisation, de l’efficacité, ou de la prothèse, et d’utiliser la technologie pour élargir nos sens, notre compréhension de la réalité : expérimenter une symbiose humain + machine. Il y aura certainement un problème de savoir comment cela sera adopté par notre société de consommation de masse. Il n’y a pas de réponse facile, mais les créatifs critiques qui s’engagent sur ce sujet aboutissent désormais à des résultats optimistes.

Donna Haraway dit que la technologie n’est pas neutre, et que nous sommes déjà des cyborgs, nous nous inspirons de cette pensée pour aborder nos travaux. Elle dit que « le cyborg est une sorte de soi collectif et personnel post-moderne démonté et ré-assemblé. C’est le code de l’auto-féminisme. »

A.M. : A propos du sujet de la résidence, Interfaces versus rupture, demain c’est maintenant, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Quelle est votre définition des hyperfaces ?

I.o.t. : Pour nous, les interfaces sont des espaces de rencontres, de frontières partagées, des espaces d’interactions. Elles peuvent aussi bien prendre la forme d’une place publique ou d’une application sur un écran. C’est aussi un point d’entrée de l’histoire, un cadre pour les d’idées ou un bouton pour l’imagination. Nous avons proposé dans notre recherche d’étudier la conversation publique politique actuelle autour de l’Europe, de l’identité et des valeurs européennes et de l’Union européenne. Là, nous avons créé le Lab for European Contradictions, pour expérimenter des interfaces qui permettent de gérer de façon ludique les contradictions, les idiosyncrasies, les controverses sur ces sujets. Pendant notre séjour au Shadok, nous avons rapidement prototypé des interfaces pour la conversation. Sur les murs, nous avons posé des questions sur les peurs, nous avons mélangé des priorités sérieuses et ironiques pour que les gens créent de nouveaux groupes politiques, et ainsi de suite.

Dans la chanson de Billy Joel intitulée Tomorrow is today, il dit : « Je n’ai pas à voir demain parce que je l’ai vu hier« , et nous avons pensé à cette chanson en réfléchissant au sujet de la résidence. Nous sommes critiques à l’égard des « dystopies paresseuses » mais nous ressentons également les fortes pressions de ces temps incertains et les effets du capitalisme mondial, ou comme le dit Franco « Bifo » Berardi « l’âge de l’impuissance« .

L’appel lancé par Marine et Michel [les curateurs] est presque comme un appel aux armes, et c’est pourquoi il était si symbolique que cela se déroule au Shadok, dans le bâtiment d’une ancienne usine d’armement. Dans ces hyper-temps, il faut également mentionner le concept d’hyper-objets de Timothy Morton, des entités aux dimensions temporelles et spatiales si vastes qu’elles défient les idées conventionnelles sur ce qu’est une chose.
Peut-être qu’une interprétation possible des hyperfaces pourrait être des interfaces pour d’éventuels dialogues et connexions avec ces entités transcendantales. En ce qui concerne notre travail et notre recherche, les hyperfaces peuvent être une direction qui n’essaie pas de simplifier à l’extrême les choses, des interfaces pour rester dans la complexité.

Photo: Marine Froeliger / EU Parliament testing first prototype

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a creative studio that uses design, fiction, and technology to craft meaningful stories

Vitor Freire
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Written by Vitor Freire

Founder & Creative Director @Imagination of Things https://imagination.ooo